Tunisie. Des exils toujours recommencés

La Tunisie s’est officiellement engagée à coopérer avec l’Union européenne pour renvoyer vers leur pays d’origine les migrants subsahariens qui se trouvent sur son sol. Pourtant, dans les faits, elle dresse des obstacles à leur retour. Interceptés en mer, victimes de refoulement en série jusqu’au Sahara et empêchés de régulariser leur situation, les exilés sont bloqués par une politique migratoire restrictive, soutenue par l’Europe.


Un groupe de personnes se tient sur un chemin, entouré de fumée et de bagages.
El-Amra, dans la banlieue de la ville portuaire tunisienne de Sfax, le 5 avril 2025. Des exilés quittent avec leurs affaires un camp après que les autorités ont commencé à le démanteler.
FETHI BELAID / AFP

Un grand tapis en guise de lit, une petite couverture, quelques habits et son téléphone. Tout ce que possède Moctar (prénom d’emprunt) tient dans un sac à dos. Ce jeune Guinéen de 20 ans s’est installé sous un olivier au campement dit du « kilomètre 31 », dans la banlieue d’El-Amra. Cette petite ville au nord de Sfax, à une poignée de kilomètres de la Méditerranée, accueille depuis deux ans des dizaines de milliers d’exilés subsahariens. Ils sont répartis en différents campements nommés d’après les bornes kilométriques auxquelles ils sont situés. « C’est ici que je dors, mais le matin je pars travailler tôt au kilomètre 22 », explique ainsi Moctar.

Le matin à 5 heures, le jeune homme marche jusqu’à une épicerie tenue par un Tunisien au sud d’El-Amra. « Il y a les moto-taxis, mais ça coûte 20 dinars [près de 6 euros] pour aller jusqu’au 22 », soit deux journées de salaire pour Moctar – qui ne travaille pas tous les jours. Entre les oliviers d’El-Amra, il n’est en effet pas rare de voir de petites motocyclettes conduites par des locaux embarquer un ou plusieurs passagers subsahariens. Alors que le soleil se couche, un ami de Moctar décroche son téléphone pour appeler un taxi. « La nuit, on préfère passer par ceux qu’on connaît, pour ne pas se faire agresser », explique le jeune homme qui veut regagner un autre campement, situé à quelques kilomètres.

Après quelques minutes, le vrombissement d’un scooter 110 cm3 se fait entendre, ses phares fendant l’obscurité. « Allez, on y va, il y a la garde nationale sur la route à côté », presse Karim (prénom d’emprunt), le chauffeur, en français. Pour ce court trajet, il ne prend que 10 dinars (près de 3 euros), mais il assure que son activité est très lucrative. « Après, j’ai une course avec un couple qui veut venir de Sfax, c’est 300 dinars (près de 88 euros)  », explique Karim en souriant. Il assume de profiter de la situation des exilés : « De toute façon personne d’autre n’acceptera de les transporter ; si je ne viens pas, ils sont bloqués. »

Des « prisons à ciel ouvert »

Nés à l’été 2023 à la suite d’émeutes racistes à Sfax1, les campements improvisés d’El-Amra sont aussi régulièrement parcourus par les forces de l’ordre pour contrôler les exilés, les arrêter ou détruire leurs embarcations. Au total, près de 20 000 personnes vivraient encore dans la zone. Depuis avril 2025, les opérations de démantèlement sont aussi plus fréquentes : systématiquement, les autorités rasent les cabanes, épiceries et infirmeries de fortune érigées dans les camps. S’il n’est pas impossible de se déplacer dans El-Amra, les migrants subsahariens le font avec prudence : « Moi, je ne suis pas à l’aise au centre-ville, je l’évite le plus possible », explique Moctar.

Beaucoup redoutent les vols et les violences, perpétrés par des locaux ou même parfois par des policiers, selon plusieurs témoignages. « Il y a une semaine, mon amie s’est fait voler son sac au marché par des brigands, raconte Assane, lui aussi réfugié au kilomètre 31, ils l’ont poussée et elle s’est blessé la jambe. » Pour faire soigner sa blessure infectée, la jeune femme doit alors se rendre au centre hospitalier de Sfax. Un vrai périple, car ni les motards ni les taxis collectifs qui sillonnent la campagne n’acceptent d’amener les Subsahariens jusqu’au centre-ville. Par chance, elle trouve un chauffeur conciliant qui lui demandera plusieurs centaines de dinars pour la transporter – alors que le trajet coûte normalement 2 dinars (près de soixante centimes d’euros). « On a tous cotisé », raconte Assane.

Si Karim est réticent à transporter des exilés, c’est parce que lui aussi craint de se faire arrêter : « Si les policiers nous voient en train de transporter un Africain, ils essaient de nous renverser pour nous interpeller », assure-t-il. Quant à Moctar, il qualifie El-Amra de « prison à ciel ouvert », une expression qui revient dans la bouche de nombreux exilés. La plupart souhaitent prendre la mer et gagner l’Europe, mais les interceptions sont devenues la norme au large des côtes tunisiennes. Ils sont aussi nombreux à vouloir rejoindre de grandes villes comme Sfax ou Tunis pour y travailler ou tenter de bénéficier des programmes de retour volontaire. Mais sans statut régulier et sans ressources, la tâche relève de l’impossible. Dans tous les cas, les routes sont fermées.

Un programme de retour… inaccessible

Pour se déplacer entre les villes, les migrants subsahariens utilisent des taxis collectifs – comme le reste des habitants du pays. Mais à la différence près qu’ils peuvent s’en voir refuser l’accès : « Il y a quelques mois, le guichetier pouvait demander de voir nos papiers pour accepter de nous vendre un billet », se souvient Moctar, arrivé en Tunisie à l’été 2023. Or beaucoup de ressortissants subsahariens ont perdu leurs documents d’identité au cours de leur périple, et la loi tunisienne est des plus restrictive en matière de régularisation des travailleurs sans papiers. Si aujourd’hui ces contrôles n’ont plus systématiquement lieu, les chauffeurs restent libres d’accepter ou non des exilés irréguliers dans leur véhicule.

Larry, un Nigérian ayant réussi à s’enfuir d’El-Amra à l’été 2025 pour revenir à Tunis, explique pour sa part avoir pris le train : « J’ai marché dix kilomètres jusqu’à la gare, et je suis monté en me cachant. » Dans la capitale, le jeune homme travaille et économise pour payer sa place sur un bateau. Les barrières dressées sur la route des exilés rendent leur projet migratoire plus difficile. Les grandes villes concentrent l’activité économique, mais les points de départ des embarcations sont éloignés des centres urbains. À El-Amra comme dans la capitale, Larry a l’impression que tout est fait pour les « empêcher de gagner de l’argent et de [s’]en sortir ».

Quant à ceux qui veulent bénéficier des programmes de retour volontaire, qui doivent effectuer leurs démarches dans la capitale, ils sont confrontés à l’impossibilité de s’y rendre du fait des autorités tunisiennes. Beaucoup d’exilés ont peur d’être arrêtés avant d’arriver jusqu’aux bureaux de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), agence intergouvernementale basée à Genève. En mars 2025, le président tunisien Kaïs Saïed avait pourtant appelé à intensifier les opérations de retour volontaire des exilés vers leur pays d’origine. Durant le seul mois de juillet, plus de 1 000 personnes avaient utilisé cette voie, portant à 5 000 le nombre de retours facilités par l’OIM depuis le début de l’année. « C’est une approche sécuritaire visant à bloquer les migrants où ils sont, explique Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), pour les autorités, il faut éviter une dispersion des migrants dans les villes ou encore une concentration devant les bureaux de l’OIM. »

Moctar l’assure : « À Tripoli, au moins, on peut travailler plus librement, gagner de l’argent et se déplacer entre les villes. » Le jeune homme ne s’est pourtant jamais rendu en Libye. En revanche, plusieurs de ses camarades, après avoir été interpellés en mer, y ont été déportés. Dans ce pays, les exilés sont exposés à une traite des plus brutales, documentée et dénoncée depuis plusieurs années. D’autres ont été renvoyés vers l’Algérie, où la chaîne de déportation peut se prolonger jusqu’à Assamaka, petite ville frontalière située dans le nord du Niger. Mais au kilomètre 31, plusieurs personnes assurent aussi être parvenues à revenir jusqu’à El-Amra après avoir été renvoyées dans le désert. Violentes, parfois meurtrières, les expulsions ne dissuadent pas pour autant les migrants subsahariens de poursuivre leur chemin d’exil. Contacté, le ministère de l’Intérieur tunisien n’a pas souhaité répondre à nos questions.

En coulisse, l’Union européenne

Au kilomètre 31, Moctar et ses amis expliquent être « nostalgiques » de l’été 2023, « à l’époque où la police [les] transportait elle-même à El-Amra ». Confrontées à une vague de violence à Sfax deux ans auparavant, les forces de l’ordre avaient même affrété des bus pour acheminer les migrants jusque dans les oliveraies – pourtant déjà identifiées comme un point de départ pour Lampedusa. « Ils ne le disaient pas, mais le message était clair, allez-y, on veut que vous partiez », analyse le jeune homme.

Puis les contrôles maritimes se sont renforcés, « la route s’est fermée », explique Larry. Depuis Tunis, il dit « attendre le bon moment » pour revenir à El-Amra et tenter la chance du départ. Dans les oliveraies, tous pointent du doigt un changement de posture de la garde nationale maritime après la signature du mémorandum d’entente entre la Tunisie et l’Union européenne (UE) le 16 juillet 2023. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, s’était rendue à Carthage pour sceller cette entente diplomatique. Son volet « Migration et mobilité » prévoit un double mouvement : le renvoi depuis l’UE vers leur pays des ressortissants tunisiens en situation irrégulière, et celui depuis la Tunisie vers leur pays d’origine des exilés subsahariens. L’UE fournira « un appui financier additionnel adéquat, notamment pour les acquisitions, la formation et le soutien technique nécessaires pour améliorer davantage la gestion des frontières tunisiennes ».

En septembre 2023, l’arrivée d’une vague massive d’exilés, plus de 11 000, à Lampedusa, avait aussi défrayé la chronique en Europe. « Après ça, ils ont dû dire aux Tunisiens que ça ne devait plus arriver », suppose Moctar. Giorgia Meloni, signataire elle aussi du mémorandum, a depuis multiplié les déplacements à Carthage. En avril 2024, alors que les gardes maritimes tunisiens avaient déjà intensifié les interceptions, Rome s’était engagé à prêter 50 millions d’euros pour un programme d’appui au budget de l’État tunisien. Lors de sa dernière visite, le 31 juillet 2025, la présidente du Conseil des ministres italien avait expliqué que la Tunisie « représente un pont pour l’Italie sur la Méditerranée », affirmant vouloir poursuivre la coopération migratoire bilatérale mais aussi approfondir les relations économiques entre les deux pays.

En Tunisie, plusieurs voix critiques se sont élevées contre le mémorandum avec l’UE, de la société civile, mais aussi de citoyens hostiles à la présence des « Africains ». Pour Karim, le chauffeur de moto-taxi, « si on ne veut plus d’eux en Tunisie, on n’a qu’à les laisser partir en Europe ». À El-Amra, les habitants manifestent régulièrement contre la présence des camps, dénonçant la montée de l’insalubrité et de l’insécurité. Malgré les critiques de part et d’autre de la Méditerranée, ni l’Union européenne ni la Tunisie n’ont annoncé vouloir modifier, à ce stade, la nature de leur coopération migratoire.

1Le 3 juillet 2023, la mort d’un Tunisien poignardé par un exilé à Sfax a provoqué plusieurs nuits d’émeutes visant les membres de la communauté subsaharienne. Ils sont la cible de manifestations contre leur présence dans le pays, d’expulsions de leur logement et d’attaques de rues, qui ont fait plusieurs blessés.

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