
Depuis un an, les photos de visites officielles à Benghazi se multiplient, toutes plus semblables les unes que les autres, au point qu’il est devenu difficile de les recenser. Sur chaque cliché, des hommes debout, libyens ou étrangers, droits devant l’objectif — comme au garde-à-vous. Au milieu de l’image, la figure du maréchal Khalifa Haftar, reconnaissable à son uniforme militaire et son indétrônable moustache, dans son bureau d’Al-Raja à l’est de Benghazi. Il cède régulièrement la place à ses fils Saddam et Khaled, en uniforme eux aussi en leur qualité d’officiers de l’Armée nationale libyenne (ANL). Les officiels sont aussi parfois reçus par leur frère Belkacem, directeur du puissant Fonds de développement et de reconstruction, créé début 2024, et conseiller politique de son père.
Si les acteurs de la diplomatie de Benghazi se ressemblent, ils reçoivent ces derniers mois des délégations issues de tous horizons : accueil de militaires américains en février, entrevue avec le ministre italien de l’intérieur en mars, ou encore visite rendue à l’état-major turc début avril. Dans un pays aussi exposé aux interventions extérieures que la Libye, ces rencontres pourraient paraître ordinaires. Elles ne le sont pas. Depuis la fin de la guerre en octobre 2020, le gouvernement d’unité nationale (GUN) basé à Tripoli et présidé par Abdel Hamid Dbeibah était le seul à représenter légitimement la Libye à l’international, surtout grâce à la reconnaissance exclusive des Nations unies. Force est de constater que ce n’est plus forcément le cas.« Haftar est devenu non seulement fréquentable, mais même incontournable », confie une source diplomatique européenne travaillant sur la Libye.

Alors que Tripoli est secouée par de violents affrontements entre groupes armés rivaux depuis le 12 mai, Benghazi se distingue par sa relative stabilité. Entre 2020 et 2025, le maréchal Haftar est parvenu à consolider son emprise sur l’Est et le Sud libyen, grâce à un appareil militaire loyal et unifié, l’Armée nationale libyenne, qu’il dirige. Si certains redoutent que l’ANL profite du chaos à Tripoli pour relancer une offensive vers l’Ouest, la première opération venue de Benghazi se portait sur le terrain de la communication. Le 15 mai, les autorités de l’Est publient ainsi un communiqué invitant les missions diplomatiques à « se délocaliser vers la ville prospère et sûre de Benghazi ». Une réaction révélatrice des ambitions du clan Haftar sur le plan diplomatique.
La construction d’une légitimité internationale
Pour appuyer son offensive diplomatique, Benghazi a développé un appareil plus professionnel. Si le maréchal et ses fils restent sur le devant de la scène, le gouvernement de stabilité nationale (GSN), exécutif parallèle formé à Benghazi en 2022, dispose aussi d’un ministère des affaires étrangères. Installé dans le quartier d’Al-Fowayhat, il est chapeauté par le diplomate de carrière Abdelhadi Lahouij. Depuis l’été 2023, ses équipes communiquent essentiellement grâce aux réseaux sociaux, surtout Facebook, rendant compte post après post de la multiplication des visites et rencontres.

Principal marqueur de la normalisation de l’image du clan Haftar : la visite de « petites » délégations, issues de pays ou d’organisations à l’origine très éloignés de Benghazi. Pour le seul mois d’avril 2025, Abdelhadi Lahouij a ainsi rencontré les équipes de l’ambassade des Philippines, l’ambassadeur du Vatican en Libye et le directeur régional de l’ONG française Acted. « C’est superficiel, mais cela démontre qu’il n’y a plus aucun désir de marginaliser Haftar par rapport à Dbeibah », explique Jalel Harchaoui, politiste, spécialiste de la Libye.
Ces derniers mois, l’Est libyen a également tendu la main à des acteurs affichant ostensiblement leur neutralité. Après plusieurs visites dans la Tripolitaine depuis 2022, l’ambassadeur de Suisse (délocalisé à Tunis en 2014) a rencontré officiellement le maréchal Haftar pour la première fois en septembre 2024. Au nom de l’objectif de réconciliation, les Nations unies placent aussi de plus en plus les deux camps sur un pied d’égalité — malgré la persistance de la reconnaissance officielle du GUN. La nouvelle directrice de la mission d’appui des Nations unies en Libye (UNSMIL), Hanna Tetteh, a ainsi enchaîné ses premières rencontres avec Abdel Hamid Dbeibah et Khalifa Haftar à deux semaines d’intervalle, en février et mars 2025. « La position des Nations unies à l’égard du gouvernement d’unité nationale a aussi évolué, car Dbeibah n’a pas quitté le pouvoir fin 2021, alors qu’il s’y était engagé », rappelle Jalel Harchaoui.
Et même si Benghazi est accusé d’avoir favorisé les flux de migrants vers les États-Unis ou organisé des blocus pétroliers en 2024, le gouvernement d’unité nationale a aussi prouvé son incapacité à assurer la stabilité dans ces deux domaines. Le clan Haftar bénéficie donc de la perte croissante de légitimité démocratique et diplomatique de Tripoli. « Dire que Benghazi est devenu le nouveau centre diplomatique de la Libye, ce serait exagéré », tempère le politiste Jalel Harchaoui. Reste que l’activisme diplomatique de l’Est touche même les acteurs les plus puissants de la région, cette fois grâce aux réseaux informels et aux rencontres directes avec la famille Haftar. Au point de brouiller un système d’alliances jusque-là très segmenté.
Des alliances révélatrices d’intérêts nouveaux
Désormais, même les alliés historiques du GUN amorcent une « normalisation » et un rapprochement avec les rivaux de l’Est. La Turquie, qui avait joué un rôle décisif dans la défense de Tripoli en 2019, a ainsi dépêché plusieurs délégations auprès de Haftar en 2024 et 2025. En février 2025, Ankara a annoncé son intention d’ouvrir un consulat à Benghazi, tandis que Saddam Haftar a été reçu en grande pompe par le chef d’état-major turc le 4 avril 2025 — jour anniversaire de l’offensive lancée par Haftar contre Tripoli il y a six ans.
L’entrevue avait provoqué de vives réactions dans les médias et sur les réseaux sociaux libyens, suscitant inquiétude, excitation et indignation. Sollicités à plusieurs reprises, l’ambassade de Turquie en Libye et le ministère turc des affaires étrangères n’ont pas répondu à nos sollicitations. Aucun accord de coopération ou contrat n’a d’ailleurs été signé à Ankara. Même si les rapprochements de façade entre les militaires des deux pays semblent inédits, Jalel Harchaoui rappelle que le clan Haftar n’aurait aucun intérêt à « acheter des drones qui ont bombardé l’ANL ou à suivre des formations dispensées également aux forces de Tripoli ».
Le clan Haftar est tout autant parvenu à s’attirer rapidement les faveurs d’un autre grand allié de Dbeibah : l’Italie, qui avait soutenu l’Ouest durant la guerre de 2019. Rome continue d’entretenir des liens importants avec les élites de Tripoli, dont les dirigeants des milices. Ce qui n’a pas empêché la première ministre italienne Giorgia Meloni de se rendre pour la première fois à Benghazi et de s’entretenir en personne avec Khalifa Haftar, en mai 2024. Un an plus tard, en mars puis en avril 2025, le ministre italien de l’intérieur Matteo Piantedosi a lui aussi rencontré le maréchal — accompagné du commandant des services de renseignements extérieurs italiens (AISE), le général Caravelli.
« En réalité, la doctrine italienne consiste déjà, depuis une dizaine d’années, à devenir l’allié de tout le monde, tant à l’Ouest qu’à l’Est », estime Jalel Harchaoui. Si les visites rendues au clan Haftar ne remettent pas en cause les alliances avec Tripoli, elles sont révélatrices des intérêts croissants de Rome, d’Ankara et d’une myriade d’autres acteurs pour la région du pays contrôlée par le maréchal Haftar et ses fils.
Un fonds de reconstruction pourvoyeur de marchés
Les efforts de coopération entrepris par l’Italie avec la Libye dans la lutte contre les migrations n’occultent en rien les intérêts économiques que Giorgia Meloni entend faire valoir dans le pays. Premier partenaire commercial de la Libye, Rome a annoncé l’organisation d’un premier forum d’affaires fin juin à Benghazi, qui s’accompagnerait par une reprise des vols d’ITA Airways vers la ville. Jalel Harchaoui rappelle que, de leur côté, « les Turcs se concentrent avant tout sur le business ». Les grandes entreprises turques du BTP sont déjà présentes sur les chantiers de la ville de Derna, rasée par la tempête Daniel en septembre 2023.
La grande « reconstruction » lancée par Belkacem Haftar début 2024 promet aussi de devenir un puissant vecteur de rapprochement avec des pays qui s’étaient un temps éloignés du marché libyen. Déjà accusée d’avoir permis le transfert de drones militaires au clan Haftar, la Chine a réorganisé sa chambre de commerce à Tripoli en juin 20241, et annonçait le 20 avril vouloir ouvrir des bureaux à Benghazi et Sebha. Fin 2024 déjà, au moment où Belkacem Haftar cherchait à attirer les investisseurs, il n’était pas rare de croiser des hommes d’affaires parlant mandarin dans les hôtels flambant neufs de Benghazi.
Fin avril 2025, ce dernier s’est aussi rendu à Washington dans le but de rencontrer des firmes américaines et de vendre les marchés de son fonds de reconstruction, avant d’être reçu par le ministre français des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, à Paris. En juin 2023, puis en novembre 2024, plusieurs entreprises britanniques se sont également déplacées pour des forums d’affaires à Benghazi, accompagnées de l’ambassadeur du Royaume-Uni Martin Longden. Son homologue français, Mostafa Mihraje, escortait de son côté deux délégations du Mouvement des entreprises de France (Medef) auprès du fonds de reconstruction de Belkacem Haftar, en juin puis novembre 2024. Des efforts s’inscrivant dans « la dynamique de réengagement économique dans l’ensemble du pays », indique une source diplomatique française.

Benghazi reste cependant officiellement incapable de signer des traités bilatéraux, d’État à État, enfermant Belkacem Haftar dans sa position de négociateur au seul nom du fonds de reconstruction. « Il est impossible de tourner complètement le dos à l’Ouest », rappelle Jalel Harchaoui, soulignant que « toute la mémoire institutionnelle », de la Banque centrale au ministère de la justice, « reste ancrée à Tripoli ». Si le maréchal Haftar est parvenu à officialiser un « partenariat stratégique » dans plusieurs domaines avec le Bélarus en février, ce cas de figure reste exceptionnel. « Rhétoriquement, on présente ce pays comme indépendant pour montrer que la famille Haftar peut s’adresser à des partenaires variés », note Jalel Harchaoui. Mais si Minsk viole ouvertement l’embargo de l’ONU sur les armes, c’est sous l’œil bienveillant de Moscou, signe que la diplomatie du clan Haftar reste avant tout sous l’influence de ses alliances militaires.
Khalifa Haftar reçu à l’Élysée
Dans le domaine de la défense, le clan Haftar ne semble pas encore être parvenu à diversifier ses interlocuteurs de confiance. En principe, l’embargo sur les armes voté par l’ONU en 2011 interdit toute forme de coopération militaire. Un amendement introduit en janvier 2025 prévoit cependant une exception pour l’« assistance technique ou l’entraînement des forces de sécurité accompagnant strictement le processus de réunification ».
Mais peu de pays semblent prêts à passer le pas et s’associer par les armes au clan Haftar. Même Paris, qui avait envoyé ses forces spéciales soutenir l’Armée nationale de libération lors de la campagne contre les groupes djihadistes en 2016, garderait désormais ses distances.
Reçu pour la première fois depuis cinq ans à l’Élysée, en février 2025, Khalifa Haftar aurait ainsi été invité « à la reprise du processus politique, à préserver le cessez-le-feu […] et au départ des forces étrangères, combattants étrangers et mercenaires du territoire libyen » par Emmanuel Macron, selon une source diplomatique française.

Le clan Haftar doit donc s’appuyer sur ses alliés proches, comme Le Caire et N’Djamena, et sur de rares puissances mondiales telles que les Émirats arabes unis et surtout la Russie. Les groupes paramilitaires russes tels que Wagner et Africa Corps sont installés depuis des années sur plusieurs bases contrôlées par l’ANL. « Même s’ils risquent finalement de rester à Damas et Tartous, les Russes vont fortifier leur présence en Libye pour s’assurer un accès confortable à la Méditerranée », note ainsi Jalel Harchaoui. Surtout, le chercheur souligne la dépendance du clan Haftar à l’aide militaire russe, en particulier « pour la livraison de systèmes de défense antiaérienne performants ». Interrogée, l’ambassade de Russie en Libye (basée à Tripoli) explique être une « entité civile » qui « ne commente pas les questions de coopération technico-militaire » et préférant mettre en avant ses programmes de coopération académique. L’ambassade assure également que l’ouverture prochaine d’un consulat à Benghazi est « une priorité ». Pour l’heure, donc, les visites russes à l’Est sont surtout conduites par les militaires : Iounous-bek Evkourov, vice-ministre de la défense, s’est ainsi rendu cinq fois à Benghazi entre août 2023 et novembre 2024.
L’objectif central reste le contrôle de tout le pays
Face aux ambitions africaines du Kremlin, les États-Unis insèrent aussi de plus en plus l’ANL dans leur dispositif régional. Les Américains s’appuient sur les liens anciens avec l’homme fort de l’Est : après avoir été déchu de l’armée de Kadhafi, Khalifa Haftar a passé plusieurs années aux États-Unis entre la fin des années 1980 et la révolution. Il y dirigeait une formation d’opposition à la Jamahiriya2, soutenue par les États-Unis, et a d’ailleurs obtenu la nationalité américaine.

Ses soldats ont été invités par Washington à plusieurs manœuvres conjointes avec les forces de Tripoli en 2024, et viennent de participer à l’African Lion 2025 en Tunisie — le plus grand exercice annuel du commandement des États-Unis pour l’Afrique (Africom). « Il y a toujours eu un échange de renseignements entre Haftar et les Américains », rappelle Jalel Harchaoui, tout en notant que « le changement, c’est que tout est désormais rendu visible, il y a une volonté d’officialiser la chose ». La démarche avait été matérialisée par la visite du général Michael Langley, commandant de l’Africom, auprès du maréchal Haftar fin août 2024.
Début mars 2025, les États-Unis ont aussi organisé un exercice aérien entre des officiers de l’Ouest et de l’Est dans le ciel de Syrte. À quelques kilomètres de la base aérienne de Qardabiyah, connue pour abriter des militaires russes. Interrogé sur la posture américaine face au rapprochement entre Moscou et Benghazi, l’Africom affirme que « l’objectif est de démontrer que les États-Unis sont le meilleur partenaire, aussi bien pour l’Armée nationale libyenne que pour le gouvernement d’unité nationale, et qu’ils offrent le chemin le plus favorable vers l’unification ». Un objectif que tous les acteurs intervenant en Libye assurent poursuivre, mais que tout le monde sait éloigné des aspirations du clan Haftar : en diplomatie comme dans les autres domaines, l’ambition du maréchal reste d’écraser Tripoli et de gouverner seul la Libye.
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1Cette discrète chambre de commerce existait depuis plusieurs années mais avait suspendu ses activités en Libye. Tripoli et Pékin se sont mis d’accord sur la reprise des investissements chinois dans le pays.
2Nom officiel de la Libye de Mouammar Kadhafi. L’« État des masses », préféré à la république en 1977, repose officiellement sur la démocratie directe et se veut d’inspiration socialiste et religieuse. Dans les faits, le régime est arbitraire et répressif.