Le monde politique est peuplé d’êtres visibles — les institutions, les partis, les personnages publics —, mais aussi d’entités : l’argent, les allégeances régionales, claniques, familiales, les influences étrangères, les psychologies individuelles, les dossiers compromettants… Leur existence ne se manifeste que par des événements plus ou moins explicables, comme une campagne de presse, une déclaration, une nomination. Les relier entre eux, en comprendre les logiques est réservé à quelques initiés, dont seule une poignée dispose d’une connaissance d’ensemble permettant d’en décrypter le sens, et d’agir. Ces « invisibles » tendent à prendre d’autant plus de place que les entités formelles doutent, s’affaiblissent et se déchirent.
Alors que les tractations en vue d’un probable remaniement s’éternisent, le limogeage du ministre de l’intérieur Lotfi Brahem, le 6 juin pourrait bien être l’une de ces démonstrations. L’annonce d’un ultimatum de 48 heures donné le 2 juin par le premier ministre Youssef Chahed pour retrouver Neji Gharsalli (ministre de l’intérieur de février 2015 à janvier 2016, entendu l’hiver dernier par le tribunal militaire pour complot contre la sûreté de l’État) démentie dès le lendemain apparaît rétrospectivement comme un signe avant-coureur de la disgrâce, et vraisemblablement comme une manifestation supplémentaire de ce théâtre d’ombres. Quant à la justification du limogeage par l’absence de contrôle sur les départs de migrants clandestins après la mort de 84 personnes dans un naufrage au large des îles de Kerkennah, elle peine à paraître autre chose qu’un prétexte.
Mise à l’écart du président Béji Caïd Essebsi
Dès lors, la tentation d’invoquer les rôles des « invisibles » est forte et, dans un article publié le 15 juin, Nicolas Beau y cède sans prudence et évoque ni plus ni moins qu’un projet de coup d’État élaboré de concert avec le chef des services secrets émiratis lors d’une rencontre fin mai à Jerba. Selon lui, « Le Tunisien et l’Émirati ont mis au point la feuille de route qui devait conduire à des changements à la tête de l’État : révocation du premier ministre, Youssef Chahed ; possible nomination à la tête du gouvernement de l’ancien ministre de la défense de Ben Ali, Kamel Morjane ; mise à l’écart finalement du président Beji lui-même, pour raisons médicales. […]Le plan […] visait avant tout à écarter définitivement de la vie politique tunisienne les islamistes du mouvement Ennahdha ». L’auteur est bien connu en Tunisie depuis la publication, en 2009, de La régente de Carthage (co-écrit avec Catherine Graciet) consacré aux affaires douteuses de Leïla Trabelsi, l’épouse de Zine El-Abidine Ben Ali, et nourri des confidences des rivaux tombés en disgrâce depuis l’ascension du clan Trabelsi. L’ouvrage (importé sous le manteau en Tunisie jusqu’en 2011) avait contribué au discrédit du régime. Cette fois pourtant, l’information n’a pas été prise vraiment au sérieux à Tunis. L’ambassadeur des Émirats arabes unis a bien sûr démenti, de même que l’intéressé, qui a indiqué que le jour de la rencontre-clé à Djerba, il était à Tunis. L’information, forcément élaborée à partir de confidences et d’interprétations suggérées par des acteurs du jeu politique, est donc pour le moins sujette à caution.
Un homme à poigne dérangeant
Une telle théorie ne repose évidemment pas sur rien. La personnalité de Lotfi Brahem se prêtait à ce genre de spéculation. Sa nomination en septembre 2017, alors qu’il était commandant en chef de la garde nationale, avait marqué une triple inflexion. Tout d’abord c’était la première fois depuis la révolution (et même depuis 1995) que le ministère de l’intérieur était dirigé par un membre des corps de sécurité. Ensuite, son entrée au gouvernement s’inscrivait dans le retour en force des Sahéliens au sommet de l’État (aux côté notamment d’Abdelkrim Zbidi à la défense), afin de renforcer la position de Beji Caïd Essebsi, face au premier ministre Youssef Chahed. Celui-ci, en voie d’émancipation, est perçu comme une menace grandissante pour son fils Hafedh Caïd Essebsi, dirigeant de Nidaa Tounès. Depuis l’indépendance, en effet, les élites sahéliennes (comme l’étaient Habib Bourguiba et Ben Ali) et tunisoises, rivales, ont besoin les unes des autres pour consolider leur contrôle de l’État. Enfin, le choix de cette personnalité réputée pour son peu de sympathie à l’égard d’Ennahda n’a pas été validé dans le cadre du « consensus » entre les deux alliés de la coalition gouvernementale.
Sa réputation d’homme à poigne lui a rapidement conféré une dimension politique qu’il semble avoir cultivée. Les médias électroniques tunisiens, chambre d’écho des luttes de clans, ont entretenu autour de lui une atmosphère favorable ou hostile à son ambition, validant donc l’idée qu’elle était réelle. Peu conforme aux habitudes protocolaires, son voyage en Arabie saoudite fin février 2018 au cours duquel il a rencontré le roi Salman a éveillé les soupçons et ne cesse d’alimenter les spéculations, même s’il était justifié par les besoins de la coopération sécuritaire. Pour Youssef Chahed, il devenait à la fois un ministre trop autonome et un potentiel rival. Pour le chef de l’État, il représentait une variable difficilement contrôlable dans son jeu d’équilibre. Pour Ennahda, il pouvait devenir un dirigeant peu accommodant, même si face au lâchage qui se préparait, Lotfi Brahem avait tenu des propos particulièrement stricts sur le respect du jeûne dans l’espace public pendant le mois de ramadan, peut être pour se rallier un soutien à l’approche de sa disgrâce. Si c’était une tentative, elle était vaine et son limogeage a fait l’affaire des principaux protagonistes du monde politique.
Émirats, l’ingérence contrariée
Le jeu émirati en Tunisie est un secret de Polichinelle. La Tunisie est en effet le « champ d’affrontement entre les pays du Golfe » entre l’axe Qatar-Turquie (en perte de vitesse depuis 2013) et l’axe Émirats-Arabie saoudite-Égypte. Abou Dhabi ne manque pas de courtiers pour tenter d’interférer dans le jeu politique tunisien, comme le révélait Le Monde en octobre 20171, tant pour contrer les Frères musulmans que pour contenir une contagion démocratique qui remettrait en cause les intérêts des clans au pouvoir. L’époque est au retour à la « sécuritocratie ».
Pour autant il ne faut pas surestimer l’emprise de cette influence en Tunisie. Elle ne parvient à se rallier que des acteurs de second plan et surtout elle heurte directement l’approche algérienne, comme l’a illustré le dernier conseil des ministres de l’intérieur de la Ligue arabe qui s’est tenu début mars à Alger. Alors que Saoudiens et Émiratis pressaient leurs partenaires maghrébins de se rallier à leur offensive anti-iranienne, plaçant dans la même ligne de mire le Qatar et leurs alliés politiques issus des Frères musulmans (en l’espèce le mouvement Ennahda), ils se sont vu opposer un refus catégorique de l’Algérie dont le modèle obéit à deux constantes : pas d’ingérence dans les luttes internes des « pays frères », et maintien d’un consensus national incluant les forces issues de l’islam politique pour éviter la radicalisation terroriste. Ajouté à la tradition d’équilibre de la diplomatie tunisienne, ce parapluie tient les manœuvres des pays du Golfe à distance. Il n’était donc pas besoin d’un projet de coup d’État pour justifier la mise à l’écart de Lotfi Brahem, et une ingérence émiratie aussi flagrante placerait tout responsable politique tunisien qui s’en ferait le relais dans une position interne et externe intenable. À moins de bouleversements régionaux.
Dossiers brûlants et institutions faibles
Le surgissement d’une théorie du coup d’État est, en revanche, le symptôme de l’indiscutable fébrilité de la classe politique tunisienne et de la fragilité de la situation.
Les dossiers brûlants s’accumulent : la conduite des réformes économiques, la composition des majorités municipales pour l’élection des maires suite aux élections du 6 mai ; à quoi se sont ajoutés, sous la pression de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et de la direction de Nidaa Tounès, la perspective d’un remaniement gouvernemental et le choix d’un premier ministre. Ces enjeux sont dramatisés par la perspective des élections législatives et surtout de la présidentielle de 2019, et par la pression accrue du FMI, décidé à ne plus accorder de dérogation à la Tunisie dans la conditionnalité des financements. À l’âpreté de la bataille électorale va certainement s’ajouter une forte protestation sociale sous l’effet des restrictions de la masse salariale de l’État, de la réforme des mécanismes de subvention des prix et des assurances sociales exigées par les bailleurs internationaux.
Or, les cadres de négociation pour gérer tous ces dossiers n’ont jamais paru aussi faibles. Dans l’idée de rassembler l’ensemble des organisations politiques et syndicales derrière un programme de gouvernement, le président de la République a créé un lieu de négociation parallèle aux institutions, formalisé par l’accord de Carthage signé le 13 juillet 2016 et dont une deuxième mouture est en discussion depuis plusieurs mois. La méthode avait porté ses fruits en 2013 avec le dialogue national parrainé par le Quartet pour sortir de la crise politique, mais à l’époque l’Assemblée était fragilisée par l’épuisement de sa légitimité et la cohésion des parties prenantes garantissait l’efficacité des décisions. La situation est inverse cette fois, la légitimité du Parlement n’est pas contestée ; en revanche, les protagonistes sont en proie au doute.
L’avantage relatif pris par Ennahda sur Nidaa Tounès, sur fond de désaveu de la classe politique lors des élections municipales a secoué les équilibres au sein de l’alliance gouvernementale et accru la nervosité des opposants au parti islamo-conservateur. Malgré ses fluctuations, la relation entre Beji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, le président d’Ennadha, a joué un rôle important dans la gestion de la situation politique depuis août 2013. Or elle a perdu de sa fluidité.
Depuis son échec aux municipales, le parti présidentiel est dans une tourmente amplifiée par sa crise de leadership, la faiblesse de son organisation et son absence de projet. Le dirigeant du parti, Hafedh Caïd Essebsi et le premier ministre se renvoient la responsabilité de l’échec électoral. Un congrès électif envisagé pour la fin de l’année devrait clarifier ces questions ; en attendant, la crise de Nidaa contamine tout le champ institutionnel.
Même conforté par son relatif succès, Ennahda est toujours aussi isolé, sans proposition économique et sociale, et la conduite de la stratégie du parti par Rached Ghannouchi déroute parfois la direction de son propre mouvement.
Enfin, l’UGTT est tiraillée entre sa tradition de cogestion de l’État et d’accompagnement des réformes et sa base hostile aux mesures d’austérité et notamment à la réduction de la masse salariale. La centrale, très en pointe pour demander le départ de Youssef Chahed, est critiquée jusque dans ses propres rangs pour son implication dans la sphère politique, au détriment du travail syndical.
La méthode du dialogue parallèle prive les institutions d’une partie de leur vocation. Non seulement la faiblesse des acteurs en réduit l’efficacité, mais elle tend aussi à fondre toutes les questions dans un vaste marchandage, connectant tous les enjeux — le choix des ministres et des maires, les nominations administratives, les mesures économiques – au détriment des logiques propres à chaque champ.
Un terreau fertile pour les rumeurs
Cette accumulation des facteurs d’incertitude risque de dévaloriser la rente démocratique dont la Tunisie bénéficie auprès des bailleurs de fonds. Elle favorise l’appel à une figure bonapartiste. Mais le rôle reste à pourvoir. Lotfi Brahem était candidat, mais il a été écarté pour le moment. À la tête du gouvernement, Youssef Chahed dispose d’un avantage, mais il est loin de s’imposer à tous les secteurs de l’État et de la classe politique. D’autres se préparent en vue de l’élection de 2019. L’âpreté de la compétition est propice aux dossiers compromettants pour réduire des adversaires au silence, à l’appel aux appuis internationaux pour compenser les faiblesses intérieures, ouvrant des brèches aux ingérences concurrentes. En un mot, à l’invasion du champ politique par les « invisibles ». Si les acteurs du monde visible, les institutions, les partis ne sont pas en mesure de reprendre rapidement la maitrise de la situation et de proposer une vision et une stratégie mobilisatrices, les rumeurs de putsch, les soupçons de « coups tordus », les ingérences étrangères, les « révélations » n’ont pas fini de fleurir sur ce terreau fertile.
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1« De Gaza à Abou Dhabi, l’ascension de l’intrigant Mohammed Dahlan », réservé aux abonnés.