Que valent les réformes économiques imposées dans le monde arabe ?

Tunisie, nos très chers amis financiers

En novembre 2016, Tunis accueillait la conférence internationale Tunisie 2020. Coorganisée par les gouvernements tunisien, français et qatari, elle ambitionnait d’obtenir des « pays amis » conviés des promesses d’investissements sur des projets pourvoyeurs de croissance et d’emploi ainsi qu’un appui budgétaire conséquent. Mais l’aide promise n’est jamais arrivée, obligeant l’État à s’endetter auprès des marchés financiers à un coût plus élevé.

© Hélène Aldeguer

Que valent les réformes économiques… ?
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L’expression « les amis de la Tunisie » revient souvent dans la bouche des responsables locaux. Depuis 2011, les « pays amis », investisseurs et bien souvent créanciers de la Tunisie sont attendus de pied ferme par un État qui ne cesse de répéter qu’il est nécessaire de venir en aide à « l’exception démocratique » de la région face à une crise économique sans précédent. Mais derrière l’élément de langage diplomatique, des rapports de pouvoir, de dépendance, entretenus de part et d’autre sont à l’œuvre, plus ou moins ouvertement. La dette publique extérieure, qui a bondi à 48 % du PIB fin 2017, est au cœur de ces rapports. Elle lie l’État tunisien à d’autres États, des banques transnationales, mais aussi, bien sûr, à des organisations internationales comme le Fond monétaire International (FMI) et la Banque mondiale. Ces entités sont bien souvent soupçonnées d’ingérence voire de néo-colonialisme du fait des conditionnalités qu’elles adossent à leurs prêts à taux d’intérêt faibles.

La Tunisie, tout comme d’autres pays de la région à l’instar de l’Égypte, entretient un passé tumultueux avec la dette publique extérieure, puisque c’est celle-ci qui aura permis au colonialisme européen de s’implanter->1399] à la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, les accords mettant en place le protectorat français sur la Tunisie — le Traité du Bardo de 1881 et la Convention de la Marsa de 1883 — évoquaient tous deux dès la première page « l’amitié » reliant la Régence de Tunis à la République française. À l’heure où Tunisiens et Égyptiens subissent de plein fouet les effets de l’austérité prônée par ces organisations internationales auprès desquels se sont endettés leurs gouvernements, la question du lien entre dette et perte de souveraineté, voire entre dette et colonialisme, se pose avec une insistance grandissante. En effet, ces organisations ne cessent de presser les autorités des deux pays à « accélérer le rythme des réformes économiques » — nul besoin d’en préciser l’orientation —, condition nécessaire au décaissement des tranches successives des prêts accordés, devenus indispensables aux États en question. Mais comment en est-on arrivé là ?

Une dette qui explose

Au temps de Zine El-Abidine Ben Ali, la dette publique ne représentait que 40 % du PIB. La gestion sérieuse de l’économie tunisienne, à l’origine du tant vanté « miracle économique tunisien » cher aux « amis de la Tunisie », était un argument de poids dans la promotion du régime dictatorial en place depuis novembre 1987. Mais le soulèvement de l’hiver 2010 a mis à nu l’illusion que recouvrait le « miracle tunisien ». Les disparités régionales, le chômage de masse, notamment des diplômés du supérieur ont explosé au visage de tous les tenants du statu quo. Après la fuite de Ben Ali, le 14 janvier 2011, les manifestations se sont poursuivies, réclamant le départ des caciques de l’ancien régime. « Ceux qui sont arrivés au pouvoir après Ben Ali, qu’ils soient issus de l’ancien régime ou de l’opposition, ont tout fait pour désamorcer la dynamique révolutionnaire qui emplissait les rues du pays à l’époque », nous explique le politologue Hamza Meddeb, « ils se sont mis à embaucher, à budgétiser des projets d’infrastructures dans les régions délaissées, et ce, pour acheter la paix sociale. L’objectif était de déplacer la dynamique des rues vers la table des négociations ». Les aides distribuées à tour de bras, les emplois, souvent précaires, créés ex nihilo dans la fonction publique — quelques 155 000 entre 2010 et 2014 d’après l’Institut national des statistiques (INS) —, tout cela a pesé sur le budget de l’État, faisant glisser le déficit budgétaire de 1 % en 2010 à 3,3 % en 2011 pour ensuite passer à 5,5 % en 2012. Par ailleurs, le soulèvement de 2011 a causé quelques paralysies dans la collecte d’impôts, « les huissiers du trésor ne sont pas revenus au travail durant les premiers mois de 2011 ; dès lors, le solde d’impôts recueillis était négatif par rapport à celui de l’année précédente » nous explique un haut fonctionnaire du ministère des finances. La conséquence prévisible d’une telle conjecture a été le recours croissant à des emprunts bilatéraux ou multilatéraux, en plus, bien sûr de l’émission de bons du Trésor.

Lorsque l’on s’intéresse de plus près aux chiffres, on note que c’est surtout à partir de 2013, date à laquelle la Tunisie a officiellement sollicité l’aide du FMI pour un prêt de 1,7 milliard de dollars (1,48 milliard d’euros), que les chiffres se sont mis à gonfler sérieusement. Politiquement, la date est significative : « On s’est très tôt tournés vers le FMI. En cela, la troïka au pouvoir à l’époque, emmenée par le parti Ennahda ne se distingue en rien des autres partis de pouvoir », précise Hamza Meddeb. Depuis cette date, la dette publique connait une croissance moyenne de 16,84 % par an. En décembre 2017, les chiffres du ministère des finances indiquaient un encours de dette publique de 68 073,7 millions de dinars (20 609,34 millions d’euros). Soixante-neuf pour cent de cette somme est due à des entités extérieures, la moitié étant due à des institutions multilatérales (FMI, Banque mondiale, Banque africaine de développement, Union européenne, etc.), 36 % à des États et 14 % aux marchés financiers.

D’après Chafik Ben Rouine, président de l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE), « ces sommes servent à financer le budget de l’État, que ce soit le déficit ou les projets d’infrastructure comme les routes ou les centrales électriques ainsi que le déficit commercial du pays ». L’OTE est l’une des quelques organisations non gouvernementales tunisiennes à suivre de près le dossier de l’endettement public et à critiquer le plan d’ajustement structurel qui accompagne le prêt du FMI au gouvernement tunisien. En janvier dernier, Jihen Chandoul, vice-présidente de l’Observatoire, a publié une tribune dans The Guardian, y pointant du doigt la responsabilité du Fond dans l’inflation galopante qui touche la Tunisie depuis quelques années. Les hausses des prix qui ont suivi l’adoption de la loi des finances 2018 avaient donné lieu durant ce même mois à des mouvements de protestation qui s’étaient soldés par la mort d’un manifestant, écrasé par un fourgon de police. Le FMI s’est fendu d’une réponse à cette tribune sous forme de communiqué, preuve s’il en est que si l’on veut être entendu des organisations internationales quand on est tunisien, il faut s’exprimer à partir des lieux de pouvoir que sont Londres, Paris ou Washington.

Des responsabilités partagées

Mais tout réduire au FMI, comme c’est souvent le cas, serait une erreur. De fait, le FMI, nous explique Ben Rouine « n’est qu’un outil qui peut être utilisé par tout un chacun : les États bien sûr, l’Union européenne, mais aussi les grandes banques transnationales. Avec le FMI, on peut faire passer des lois qui ne passeraient pas si elles étaient soumises au Parlement ». Et c’est là que le bât blesse en matière de lien entre endettement et atteinte à la souveraineté : si par le passé, l’endettement de l’État a donné lieu à une mise sous tutelle de type coloniale, c’est-à-dire, d’État à État, aujourd’hui, « le multilatéralisme brouille les pistes. La déterritorialisation affaiblit la critique de colonialisme ou de néo-colonialisme », explique Ben Rouine qui illustre ses dires : « L’UE, par exemple, négocie depuis des années des accords de libre-échange avec la Tunisie. Trois aspects jouent en leur défaveur dans les négociations, car ce sont des aspects sur lesquels l’organisme de référence, l’Organisation mondiale du commerce n’a pas statué : l’investissement, les marchés publics et la concurrence. La Tunisie peut donc résister aux demandes de l’UE à ces sujets ». Seulement, on remarque que « grâce à des conditionnalités imposées par la Banque mondiale, les textes juridiques sur ces trois aspects ont déjà été modifiés dans un sens qui favorise les intérêts européens ».

Pour le président de l’OTE, « les bailleurs de fonds de la Tunisie forment un cartel. Un cartel qui a commencé à voir le jour à Deauville ». Deauville, c’est là que s’est tenu le sommet du G8 de mai 2011, celle qui devait répondre « aux défis posés par le Printemps arabe », à l’époque encore en effervescence. Les pays du G8 ainsi que l’Union européenne ont promis leur soutien aux pays en transition démocratique, notamment l’Égypte et la Tunisie, représentés au sommet par leurs dirigeants de l’époque, le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui pour l’Égypte, et le premier ministre Béji Caïd Essebsi, devenu aujourd’hui président de la République. Ce soutien devait prendre la forme de facilitations en matière de prêts.

Mais pour l’OTE, le Partenariat de Deauville a surtout été l’occasion d’uniformiser entre bailleurs les conditionnalités imposées à l’obtention des prêts par les pays de la rive sud de la Méditerranée. En somme, Deauville était un moyen d’accorder les violons entre « amis de la Tunisie » pour mieux coordonner le passage des différentes pilules de réformes économiques. La récente visite de pas moins de neuf représentants de bailleurs de fonds au chef du gouvernement Youssef Chahed, en froid avec le président de la République, montre bien cette concomitance entre bailleurs.

Les ambitions des pays du Golfe

On pourrait croire qu’à l’instar de la situation dépeinte dans le film L’Ami de la Famille de Paolo Sorrentino où un vieux créancier véreux humilie ses obligés et s’immisce dans leurs vies privées, la Tunisie serait un pays victime, réduit à faire passer ses créanciers pour des « amis de la famille » afin de ne pas perdre la face. Mais ce serait mal distribuer les rôles. En effet, la responsabilité des politiciens tunisiens est au cœur de la question de l’ingérence par la dette. Les relations de certains pays du Golfe avec l’échiquier politique tunisien en est un exemple des plus nets. Si le flux de créances auprès des pays du Golfe est minime, il est profondément politique. Le Qatar, allié des islamistes dans le monde arabe, a prêté 500 millions de dollars (435,11 millions d’euros) à la Tunisie sous la Troïka menée par ces derniers, tandis que « les Émirats ont boycotté la Tunisie et leur ancien parti Nidaa Tounès, dès que ce dernier a annoncé son alliance au pouvoir avec le parti Ennahda », nous explique l’analyste politique Youssef Cherif. Le remboursement du prêt qatari a d’ailleurs récemment été ajourné. « Le Qatar sera là tant qu’Ennahda sera bien placé au pouvoir », ajoute Cherif.

Du côté des dettes contractées auprès des Occidentaux, si le tableau est plus flou, il n’en est pas moins réel et ancien. « La dette est au cœur de l’économie politique tunisienne depuis 150 ans. Elle a été un moyen pour les élites locales de s’enrichir. Ces dernières gèrent l’économie politique de la dépendance, jouant de la rente démocratique, de la rente géopolitique [la migration irrégulière] mais aussi à travers les discours de rapprochement avec l’Occident qui prennent la forme d’une mise en valeur de “ l’exception tunisienne” par rapport au reste du monde arabe », souligne Hamza Meddeb.

Une gestion de la dépendance qui met de facto la Tunisie dans une position de terre rêvée pour les ingérences de tout type et qui surtout, marginalise ce qui devrait être au cœur de l’agenda politique tunisien : améliorer la capacité de l’État à mobiliser des ressources à l’échelle nationale, à travers une réforme fiscale et une meilleure gestion du recouvrement fiscal (1400 agents gèrent 600 000 dossiers), sans parler de la nécessité d’imaginer une stratégie économique de long terme pour un pays qui navigue à vue depuis près de sept ans.

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