« Charia » est l’un des termes qui fait sur l’imaginaire européen l’effet d’un chiffon rouge. Essayons toutefois de prendre la question de façon dépassionnée.
À l’origine, l’arabe sharīᶜa est l’« endroit où l’on descend pour s’abreuver », mais au sens religieux c’est la « voie » à suivre pour les musulmans ainsi qu’il est indiqué dans le Coran, tout comme l’est la Halakha pour le judaïsme et le Tao pour la philosophie chinoise. Elle contient des commandements qui touchent au « statut personnel »1, aux mœurs et même au domaine pénal. S’ils sont bien plus limités que ceux de la Torah, ces commandements n’ont pas la même incidence que ceux de l’Ancien et du Nouveau Testament sur le droit positif en vigueur dans les sociétés contemporaines.
Un corpus juridique et une éthique
La charia apparaît comme corpus juridique en même temps que naît, à partir de la fin du VIIIe siècle, la jurisprudence islamique, le fiqh. Il n’est pas difficile de comprendre que les quelques règles établies pour la vie en société dans la petite communauté de Médine ne sont plus suffisantes à l’heure des conquêtes. Cela ne résulte pas seulement de l’étendue et la complexité des questions posées par l’administration des immenses territoires. Il faut également respecter le statut personnel des grandes religions installées, et composer enfin avec une infinité de coutumes locales.
Le temps des conquêtes pour l’essentiel terminé, théologiens et juristes se préoccupent ainsi de chercher une cohérence à la masse des règles en vigueur, nées plus ou moins spontanément. Ils font l’inventaire des règles explicites ou implicites fournies par le Coran et par les hadiths, c’est-à-dire la collection des « paroles » et actes du prophète Mohammed et de ses compagnons. Or il n’est possible d’établir la cohérence des règles nouvelles avec les règles premières ou supposées telles qu’en cherchant à formuler les idées qui les sous-tendent. La charia devient dès lors un système juridique qui n’est pas une simple collection de règles s’appliquant aux musulmans, mais aussi et plus encore un principe éthique qui transcende la vie religieuse et qui guide la vie en société. Et comme cet effort de codification de la religion provoque la formation des grandes écoles juridiques ou madhāhib, qui sont au nombre de quatre pour le seul sunnisme, nous avons dès l’origine une gamme d’attitudes et de conceptions différentes en la matière.
Dans les temps qui suivent, l’autonomie de la sphère politique par rapport à la sphère religieuse s’accroît encore avec la désagrégation du pouvoir central qui, dès l’époque abbasside, entraîne la formation d’émirats et plus tard de sultanats, prenant petite, grande ou entière latitude vis-à-vis du khalifa ou calife, comme de califats indépendants. Toute une gamme de situations et d’expériences diverses entraînent dès lors un poids et une incidence différents des règles de jurisprudence islamique et de celles qui découlent de la seule volonté du pouvoir émiral ou sultanien, ainsi que de la question de la légitimité des règles.
Le choc de la modernité
Passons les siècles. La proportion et l’étendue du droit islamique dans les sociétés où l’islam est la religion majoritaire subissent une réduction drastique avec l’irruption de la modernité européenne aux XIXe et XXe siècles. Que ce choc s’accompagne ou non d’une mise sous le joug impérial-colonial, il a pour effet l’imposition brutale de normes radicalement nouvelles et exogènes, phénomène aujourd’hui continué par une forte pression extérieure sous couvert de mondialisation. Cela ne va pas sans produire de profonds remous dans la religion islamique ni poser de redoutables problèmes d’adaptation dans les sociétés qui s’en réclament. De ce point de vue, la modernisation du statut des femmes ou l’abandon de certaines sanctions pénales comme la lapidation — déjà largement inusitées et sur lesquelles sont braqués les projecteurs des médias internationaux — sont devenues emblématiques de ce que l’on entend par l’islam. Elles sont cependant loin de résumer les énormes problèmes auxquels la religion musulmane et les sociétés qui s’en prévalent ont à faire face.
Dans ce gigantesque travail d’adaptation de la religion, du droit et des mœurs, des attitudes très diverses se manifestent dans l’aire où l’islam exerce une incidence sur la société, souvent avec de fortes variations régionales, voire de pures expressions locales. Elles s’expriment dans le corps même des grandes confessions de l’islam, de ses grandes écoles théologiques et juridiques classiques et de ses tarīqa-s ou confréries traditionnelles. Elles peuvent parfois partir d’elles ou bien naître indépendamment d’elles, les compénétrer et les subvertir pour tout ou partie, ou bien s’ajouter ou se juxtaposer à elles. Mais il serait faux de vouloir réduire aux tendances nouvelles, dont une partie seulement passe les feux de la rampe médiatique, la typologie de l’islam contemporain.
La raison et le divin
Nous avons, à l’une des extrémités du spectre des attitudes possibles, une posture « fondamentaliste », « littéraliste », qui lit dans la charia un corpus de règles conçues comme intangibles dans l’espace-temps. Elle est elle-même aiguillonnée par deux courants de pensée modernes.
Le premier est traditionaliste et, pour acclimater un terme né dans l’horizon du protestantisme nord-américain, peut être qualifié de « revivaliste ». Prêchant une renaissance, un retour aux sources de type puritain et rigoriste, il se manifeste dans une gamme de mouvements, en rupture plus ou moins prononcée entre eux et disposés entre deux pôles opposés. À l’un d’eux, des courants comme le tablīgh ou le wahhabisme des cheikhs d’Arabie saoudite, qui activent un sentiment religieux individuel, quiétiste et apolitique, voire loyaliste vis-à-vis des gouvernements en place, même en Europe. À l’autre pôle, des courants visent la subversion armée des États en place qui, bien qu’invoquant l’islam, sont accusés d’impiété et taxés d’apostats. Par leurs interprétations de la charia et du djihad pris comme des slogans de combat politique, ils prétendent justifier, comme c’est le cas extrême des mouvements qui se disent « salafistes-djihadistes », l’intolérance et la violence sectaires qu’ils poussent à des sommets.
Déplaçons-nous à l’autre extrémité du spectre des tendances modernes se réclamant de l’islam, ce qui suppose que soient mis de côté les courants modernistes pour qui la modernité doit laisser l’islam sur le bord du chemin ou s’y opposer nécessairement, comme cela fut en son temps le cas de Mustafa Kemal dit Atatürk. Là, une posture assume, de façon constante mais variable selon ses expressions, une approche ouverte envers les autres pensées religieuses et culturelles.
L’un des plus connus de ces courants est celui auquel s’attachent, à la fin du XIXe siècle, les noms de Jamal Al-Din Al-Afghani et Mohammed Abduh2. C’est à eux qu’on doit la popularité du terme « salafisme » -‒ salafiyya ou « retour aux pieux prédécesseurs » — au point que des courants traditionalistes/revivalistes comme le wahhabisme saoudien s’en sont prévalu en brouillant les cartes. Mais à la différence de ces derniers, les tenants de l’approche réformiste voient ce retour aux sources comme point d’appui d’une ouverture vers le monde moderne. Ils exaltent, parmi les critères d’interprétation de la charia qui ont appartenu à la plupart des écoles juridiques, la source du droit nommée ijtihād, « effort d’interprétation », qui permet une lecture libérale des textes scripturaires. Dans cet esprit, la charia est invoquée moins comme un catalogue de règles forcément liées à leur contexte que comme le corps de principes éthiques qui les sous-tend.
Il est un parallèle à faire ici, toutes choses égales par ailleurs, entre le couple « charia » — comprise dans ce sens éthique — et « droit réel », et ce que les Grecs voyaient comme des « lois non écrites » par rapport aux lois écrites. Formulé autrement, on peut établir un rapprochement avec ce qu’est, dans l’Antigone d’Eschyle, le « droit naturel » par rapport au « droit positif »3. Cette notion éthique ressemble encore, mutatis mutandis, à ce qui correspond, chez Jean-Jacques Rousseau, à la part de divin que comprend la raison, sans l’inspiration de laquelle les lois énoncées par les peuples et leurs représentants n’ont à ses yeux aucune légitimité.
Faire confiance aux réformateurs
Rousseau affirme dans Le Contrat social : « Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source ». Mais c’est pour sublimer la Loi divine en règle éthique contenue dans une « religion civile » valable pour tous dans une société à croyances religieuses et philosophiques plurielles. La formulation du principe éthique qu’il fait dans son langage théiste ne l’empêche pas d’être considéré comme l’un des précurseurs de la laïcité. Pourquoi ce qu’on lui accorde serait par principe refusé aux musulmans lorsqu’ils conçoivent la charia comme ce même principe éthique ? Et pourquoi le processus de limitation des règles sociales considérées comme symboliques, inégalement accompli chez les chrétiens et les juifs, serait-il impossible par la nature même de l’islam ?
À part une minorité de nostalgiques, le christianisme s’est plutôt bien adapté à la science, à la pensée et à la société modernes, quoi qu’en pensent ceux pour qui religion et modernité sont incompatibles. Il faut donc faire confiance aux courants réformateurs de l’islam, dans les pays d’outre-Méditerranée comme en Europe même, tout comme aux sociétés qui s’en réclament, pour trouver des solutions qui leur conviennent, au lieu de leur dénier, par aveuglement essentialiste et fat, le droit de les moderniser et l’aptitude à le faire, comme si elles étaient frappées d’une impossibilité inscrite dans leur nature. On n’aide pas du tout les musulmans en feignant de considérer, par réduction polémique ou par ignorance fautive, la charia comme l’alpha et l’oméga du droit réel dans leur idée. Cela ne fait que rendre, par réaction d’identité froissée, plus rigides encore les règles antiques dans lesquelles les traditionalistes/revivalistes s’imaginent pouvoir cantonner la charia. On coupe en même temps l’herbe sous le pied des réformateurs en leur refusant comme insensé l’usage du mot « charia », même pour s’adresser à leurs coreligionnaires auprès desquels ils cherchent, pour simplifier, à en exalter l’esprit aux dépens de la lettre. Il y a des chances que soit ainsi formulé le principe éthique de leur action dans la société. Cherchons plutôt à briser l’écorce lexicale du mot « charia » pour en extraire le noyau d’éthique universelle qu’il recèle ; tout le monde s’en portera mieux.
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1Le statut personnel concerne les questions d’état-civil, la capacité des personnes et les régimes matrimoniaux, les successions, etc.
2D’origine persane, Jamal Al-Din Al-Afghani (1838-1897) fut actif en Afghanistan, d’où son surnom, en Inde, en Égypte et en Turquie. S’il prôna sur le plan religieux un retour aux Anciens sur la base desquels puissent être accueillis les bénéfices de la pensée et de la technologie moderne occidentale, il lutta, au plan politique, pour l’unité de l’Orient islamique, contre les impérialismes européens. Il se rendit célèbre en France en 1883 par une polémique célèbre avec Ernest Renan à propos de de l’« islam et la science ».
L’Égyptien Mohammed Abduh (1849-1905) qui séjourna à Paris en même temps que lui, fut son principal disciple et édita avec lui en 1884 Al-ᶜUrwa al-wuthqa, littéralement L’Anse solide et devint en 1889 mufti au Caire.
3Le « droit naturel », c’est-à-dire les droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l’humanité, est l’idéal moral absolu qui se distingue du « droit positif », l’ensemble des droits contingents que lui reconnait la société.