Pas d’école au Liban pour les réfugiés syriens

Les enfants de Syrie grandissent plus vite que les autres. Ils ont connu la violence, la peur, la fuite, l’exil, quand ils n’ont pas été les victimes de la guerre. Au Liban, ils sont plus d’un demi-million — la moitié des réfugiés syriens. Seul un quart d’entre eux a pu trouver le chemin d’une école. Et cette présence n’est qu’un des défis que doit affronter le pays du Cèdre.

Mohammad Souheil, 3 ans et demi, rêve d’entrer à l’école.
Crédits Chloé Domat, 2014.

À 11 ans, Ahmad a quitté sa maison et l’école où il étudiait dans la province d’Idlib, en Syrie, pour venir avec sa famille travailler à Aley, à l’est de la capitale du Liban. « J’aimais mes copains, les profs, l’anglais et l’arabe, mais maintenant c’est fini. Je ne pense plus au métier que je voulais faire », explique cet enfant au regard assombri, déscolarisé depuis trois ans.

Au bord de la route qui relie Beyrouth à Damas, Ahmad vend des chips, du café, des peluches et des pistolets en plastique dans une échoppe où se relayent aussi son père et deux de ses frères. « J’ai cinq enfants. Un seul a pu aller à l’école l’année dernière. Ils veulent apprendre mais on n’a pas trouvé d’établissement cette année », dit leur père, Khaled Lababidi, ancien patron d’une entreprise d’événementiel. Quand il entend parler d’école, le cadet, Mohammad Souheil, 3 ans et demi, va tout de suite chercher un petit cartable et des crayons. « Je les lui ai achetés juste pour qu’il se sente comme les autres », confie son père.

Comme Ahmad et ses frères, ils sont 482 000 enfants syriens réfugiés au Liban, un chiffre qui dépasse celui des enfants libanais et pèse lourdement sur le système scolaire.

« Nous n’avons refusé aucun élève »

Au Liban, l’enseignement est obligatoire et gratuit pour tous les enfants de 6 à 14 ans, et le gouvernement a donc ouvert ses écoles publiques aux réfugiés. « L’année dernière nous avons inscrit 85 000 élèves libanais et 88 000 syriens. Nous n’avons refusé aucun Syrien », soit environ 40 % des réfugiés présents à l’époque, indique une source proche du dossier au ministère de l’éducation.

Cette année, le ministère a attendu d’avoir inscrit tous les petits Libanais avant de commencer les inscriptions des étrangers présents sur le territoire national avant la crise syrienne, puis les réfugiés syriens. Si les cours ont officiellement repris le 22 septembre, les inscriptions des non-Libanais ne sont pas encore terminées. Pour eux, l’école commencera avec plusieurs semaines voire plusieurs mois de retard.

Cette situation a un coût que le Liban peine à assumer. « On ne peut pas couvrir les frais de plus d’enfants, nous avons atteint notre seuil. Le budget n’a pas été renouvelé depuis 2005, il n’y a plus d’argent…Nous n’arrivons même plus à payer les professeurs », ajoute cette source du ministère qui souhaite garder l’anonymat.

Seule solution pour doubler les capacités, le gouvernement a ouvert l’après-midi une deuxième session d’enseignement pour les réfugiés, entièrement financée par l’aide internationale et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Difficultés d’intégration pour les enfants scolarisés

L’année dernière, Nour Al-Houda a envoyé sa fille Ghina, 12 ans, suivre l’une de ces sessions de l’après-midi organisées dans les hauteurs de Saïda, la principale ville sunnite du sud du pays. « L’école était gratuite mais le bus coûtait 50 000 livres libanaises (25 euros) par mois et quand je ne pouvais pas payer, ils laissaient ma fille sur le bord de la route. En Syrie, elle était très douée mais ici les programmes sont trop différents et elle n’a pas pu suivre », explique cette mère de trois enfants, originaire du quartier rebelle de Harasta à Damas.

Les écoles publiques sont toutes bilingues (français/arabe ou anglais/arabe), alors qu’en Syrie les programmes sont exclusivement en arabe. C’est en partie pour cette raison que le ministère a préféré séparer les réfugiés des élèves du système libanais. « La langue, l’adaptation à un nouveau curriculum, les moyens de transport et les problèmes de sécurité sur le chemin de l’école sont les difficultés auxquelles doivent faire face tous les enfants de réfugiés syriens », observe le HCR qui souligne aussi de fréquents cas de discrimination envers ces élèves.

Pour combler cet écart, certaines institutions et ONG ont mis en place des cours de remise à niveau. « Notre but est d’aider les enfants à atteindre un niveau qui leur permette de suivre dans une école libanaise, parce qu’on s’est rendu compte que certains enfants ne comprenaient rien et arrêtaient au bout de deux mois », explique Fadi Hallisso, directeur de Basmeh & Zeitooneh, une organisation caritative libanaise fondée en 2012 par des Syriens résidant au Liban pour venir en aide aux réfugiés. Située au cœur du dédale des ruelles du camp de Chatila à Beyrouth, cette ONG lancée il y a deux ans accueille une vingtaine de professeurs et plus de 700 élèves dans un grand immeuble décoré à la hâte par des gravures dans le béton frais. « La plupart sont déscolarisés depuis 2 ou 3 ans et souffrent beaucoup de la violence de leur environnement. Certains ne savent plus lire ou écrire leur nom », explique un ancien prêtre syrien. En plus de la perte de connaissances scolaires, la déscolarisation est synonyme de désocialisation pour ces enfants qui ont pour beaucoup déjà subi des traumatismes psychologiques.

Cette année, Reyes 6 ans et demi et Obada 5 ans — les deux autres enfants de Nour Al-Houda — devaient commencer leur année scolaire mais l’établissement privé le plus proche de chez eux a demandé un million de livres libanaises (500 euros) par an et par enfant, une somme introuvable pour la famille qui vit grâce aux 30 dollars (25 euros) d’aide mensuelle par personne accordés par le HCR aux réfugiés. « Je n’ai pas assez pour tout le monde », ajoute Nour Al-Houda. « Je me suis endettée pour payer une école privée à ma fille mais les deux petits devront rester à la maison à moins que le ministère trouve une solution. J’ai eu une très belle enfance en Syrie. On jouait beaucoup, il y avait un grand jardin et des arbres auxquels on grimpait. De quoi se souviendront mes enfants ? De la violence ? », s’inquiète cette mère de 34 ans. « Ils ne sortent jamais de cette petite pièce où nous vivons. Ils ne voient personne. Tout ce qu’ils entendent, ce sont des ordres : “moins fort !” “Arrête !” “Dors !” Ce n’est pas l’enfance que je voulais pour eux. »

Moins d’un quart des enfants syriens réfugiés au Liban est scolarisé mais le système scolaire du pays — comme les secteurs du logement, de la santé, des infrastructures, l’économie et la politique — sont largement affectés par les conséquences de la crise syrienne.

Des tensions grandissantes

Si les enfants de Nour Al-Houda sont enfermés à la maison, c’est aussi que la situation entre Libanais et réfugiés est de plus en plus tendue et que les agressions contre les Syriens se sont multipliées depuis cet été1. Le Liban compte 4 millions d’habitants pour une superficie égale à celle d’un département français. Il a accueilli plus d’1,2 million de Syriens depuis le début de la crise en 2011. Dans ce pays où la politique est une affaire d’équilibre entre les différentes communautés et courants politiques, les institutions sont paralysées. L’ancien premier ministre Saad Hariri déclarait récemment : « Le Liban étouffe sous le poids des réfugiés syriens (…). C’est comme si la France devait accueillir 20 millions de réfugiés en l’espace de trois ans. »2 D’autres au contraire, à l’instar du leader druze Walid Joumblatt, demandent que le Liban, comme la Jordanie ou la Turquie, mette en place plus d’infrastructures pour les Syriens. « Nous devons revoir la possibilité d’établir des camps de réfugiés », affirmait début août le chef du Parti socialiste et progressiste (PSP)3, solution généralement repoussée par crainte de voir s’installer durablement les réfugiés.

Le gouvernement vient de trancher. Alors que le Liban maintenait depuis 2011 ses frontières ouvertes aux réfugiés, le ministre des affaires sociales Rachid Derbas a annoncé mi-octobre que « le pays ne (recevrait) plus officiellement les déplacés syriens »4 et ce « de manière définitive », à l’exception des cas humanitaires, sur lesquels il n’a donné aucune précision.

Pour les Syriens déjà présents sur le sol libanais, dont une partie notamment faisait des allers-retours en Syrie, le ministre a précisé que le Liban allait « réévaluer leur situation et revoir dans quels cas le statut de réfugié s’applique ». Une décision drastique qui reflète l’opinion d’une partie grandissante de la société. « Quand il y a eu les élections ils sont allés par dizaines de milliers voter pour Bachar. Maintenant à Ersal5, ils manifestent avec le drapeau de Daesh. Ce ne sont pas des réfugiés ! Qu’ils rentrent chez eux ! », s’exaspère Lara, 32 ans, employée dans le secteur médical6. En outre, quasiment un tiers des Libanais vit sous le seuil de pauvreté et le fait que les réfugiés syriens soient aidés financièrement n’est pas accepté facilement.

Malgré la grande générosité des Libanais, qui ont reçu leurs voisins syriens parfois jusque chez eux, la situation est devenue intenable. La présence prolongée des réfugiés rappelle à certains les heures noires de l’occupation syrienne. À d’autres elle fait remonter le souvenir des réfugiés palestiniens en 1948-1950 et le début de la guerre civile en 1975.

Comme la majorité des réfugiés, Nour Al-Houda ne sait plus où aller. Elle attend que les choses se calment pour rentrer en Syrie : « On a été bien accueillis mais ce n’est pas chez nous ici. J’espère qu’on pourra rentrer bientôt. »

Pour le chercheur Theodor Hanf, professeur à l’université américaine de Beyrouth, le Liban est à un tournant de son histoire. « Vont-ils rentrer en Syrie ? Quand ? Vers quelle Syrie ? Combien souhaiteront rentrer ? L’importance démographique du phénomène est beaucoup plus élevée qu’avec les Palestiniens. Il s’agit d’un des du plus grands défis de l’histoire du Liban. »

1Rapport de Human Rights Watch, septembre 2014.

4« Lebanon sharply limits Syrian refugee entry », AFP, Al-Monitor, 18 octobre 2014.

5Des affrontements ont eu lieu cet été à Ersal, proche de la frontière syrienne, entre l’armée libanaise et des groupes djihadistes armés, contraignant au départ plusieurs milliers de civils libanais et de réfugiés syriens vers d’autres villes de la Bekaa.

6La présence du Front Al-Nousra au Liban a parfois renforcé les opinions négatives envers les réfugiés syriens.

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