Cinéma

Quand « le miroir des princes » métamorphose des collégiens

« Les yeux de la parole » · Un opéra en arabe et en français inspiré des fables de Kalîla wa Dimna est donné pour la première fois en 2016 au festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Les yeux de la parole, sorti en salles le 16 mai, est un film qui retrace l’histoire de sa création, en compagnie de l’auteur, un poète syrien en exil, du compositeur de musique palestinien, et d’artistes de divers pays méditerranéens. En parallèle, on suit des collégiens de la banlieue d’Aix-en-Provence qui se préparent à aller voir le spectacle. Le film donne une nouvelle vie à l’œuvre, et installe une vraie réflexion sur le langage.

Deux réalisateurs, l’un épris de spectacles vivants, David Daurier, l’autre observateur attentif du monde de l’école, Jean-Marie Montangerand, ont conjugué leurs talents pour produire, avec Les yeux de la parole, un film d’une grande finesse, à la fois drôle et touchant. Bien qu’ils ne parlent pas arabe, les cinéastes disent avoir été animés d’une réelle « curiosité » à l’égard d’une culture occultée par les clichés médiatiques d’une actualité malheureuse1. Ils se veulent « médiateurs » entre divers protagonistes.

Le pari aura été pleinement réussi, tant en direction des adolescents qu’ils ont accompagnés et « qui en sont sortis transformés » qu’envers un plus large public d’adultes conquis : lors de la projection du film en avant-première à l’IMA, en décembre 2017, dans le cadre de la Fête de la langue arabe, l’émotion était palpable dans la salle, avant et pendant le débat.

Les yeux de la parole, bande-annonce — Vimeo

« Nous avons décidé de suivre des collégiens pour comprendre les enjeux plus que jamais actuels du texte de Kalîla wa Dimna », expliquent les réalisateurs dans le dossier de presse. Le choix s’est porté sur ce texte « migrateur », pour ainsi dire, car il a traversé bien des frontières depuis sa genèse dans l’Inde lointaine du IIIe siècle. Traduit en persan, puis en syriaque, réécrit en arabe par Ibn Al-Muqaffa au VIIIe siècle, il est considéré depuis lors comme une oeuvre majeure de la littérature arabe, dans un genre littéraire qu’on appelle « le miroir des princes », car destiné à leur éducation morale et politique. Le recueil de fables animalières sera par la suite de nouveau traduit en plusieurs langues, pour rayonner à travers l’Europe, où il parvient en France au XVIIe siècle, et marque de son empreinte les Fables de La Fontaine.

Ses personnages et leurs jeux de pouvoir autour du Prince atterrissent enfin en 2016 au Festival d’Aix-en-Provence sous la forme d’un opéra moderne imaginé par Fady Jomar, écrivain syrien réfugié en Allemagne après un séjour dans les geôles du régime, et mis en musique par Moneim Adwan, compositeur palestinien né dans la bande de Gaza. La contribution de la co-librettiste Catherine Verlaguet pour la partie française et la collaboration de divers musiciens du pourtour méditerranéen en font un produit multiculturel, dont la richesse est admirablement soulignée par le film. La langue arabe y dialogue sans cesse avec le français et l’anglais, nourrissant la réflexion sur le langage et la traduction.

Kalila wa Dimna, Aix-en-Provence, 2016

Les yeux de la parole est filmé en champ-contrechamp2 : d’un côté les artistes en pleine effervescence créative, de l’autre les adolescents qui se préparent par des recherches scolaires à aller voir l’œuvre au festival. Les deux plans finissent par s’entremêler à travers un intéressant « jeu de miroirs entre la salle de répétitions et la salle de classe » (dossier de presse), une rencontre improbable qui aboutit à la fin du film à un dialogue émouvant entre les collégiens et le poète en exil, par l’intermédiaire de Skype. Le travail subtil et délicat des réalisateurs fait de cette double quête initiatique, artistique et éducative, un véritable poème en images, à l’esthétique saisissante.

Dès les premières secondes de la projection le spectateur est plongé dans l’univers poétique du long-métrage dont l’architecture tient davantage du film de fiction que du simple documentaire : la caméra avance lentement dans un clair-obscur aux ombres mouvantes tandis que monte crescendo l’écho lancinant d’une musique électronique. Un gros plan sur des masques animaliers où l’on devine des yeux scrutateurs nichés dans les profondes orbites laisse place à l’image d’une cour d’école où des adolescents, arborant les mêmes masques, marchent au ralenti, comme en apesanteur, au rythme d’une voix off, celle du poète arabe :

Sous les rires, derrière les visages, au cœur de la joie… des larmes
Sous les paroles, derrière les murmures, au cœur du temps… des silences
J’ai honte de vous demander : « comment allez-vous ? »
Quand vos maux sonnent le glas dans mon cœur
Qui donc cache la vérité sinon l’oppresseur de toujours ?
Et qui s’opposera à l’oppression qui gangrène le pays ?
Sous les rires, derrière les visages, au cœur de la joie… des larmes

Le titre surréaliste Les yeux de la parole ajoute lui-même une dose de mystère. On découvrira plus loin dans le film qu’il est le fruit d’une savoureuse erreur de traduction du mot ayn, (pluriel ouyoun) terme polysémique en arabe, désignant aussi bien l’organe de la vision qu’une source d’eau ou l’essence des choses. Or, c’est bien ce sens de quintessence de la parole poétique qui est rappelé par le créateur du texte arabe Fady Jomar lors d’une conversation sur WhatsApp avec l’équipe du documentaire. Pour autant, le choix des réalisateurs aura été de garder le sens premier, figuratif, sans doute parce qu’il ouvre de nouveaux espaces symboliques : car la parole poétique porte bien une vision du monde, et c’est bien le souffle de la voix qui guide ici le mouvement de la caméra, c’est le verbe qui scande l’histoire, celle d’un roi lion (Assad ) qui redoute par-dessus tout l’ode du poète à la liberté.

Un film tout simplement enchanteur. Les collégiens de cette classe de section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) — présentant des difficultés scolaires, et souvent issus de l’immigration — de la banlieue d’Aix-en-Provence portent un regard frais et naïf sur leur langue et celle de l’autre, sur l’art et la politique. Ce qui a le mérite de rafraîchir également notre mémoire sur la guerre en Syrie, dont les avatars confessionnels et les interventions étrangères avaient fini par nous faire oublier qu’il s’agissait avant tout de la révolte d’un peuple contre son tyran.

  • Réalisateurs : David Daurier, Jean-Marie Montangerand
    Bel Air Média, 2017
    Français, anglais, arabe
    79 minutes

1Dialogue avec les réalisateurs lors de la projection à l’Institut du monde arabe (IMA).

2NDLR. Technique d’écriture cinématographique qui fait alterner deux plans d’orientation opposée.

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