Quand Paris balance entre Alger et Rabat

Une inflexion de la politique française ? · Rien ne va plus entre Paris et Rabat. Les incidents se multiplient, même si le Quai d’Orsay les présente comme « isolés ». Les relations s’enveniment entre deux capitales alors que, depuis l’arrivée de Mohammed VI sur le trône il y a quinze ans, elles suivaient un cours plutôt paisible. Le rapprochement de François Hollande avec Abdelaziz Bouteflika inquiète les dirigeants marocains qui s’interrogent : qu’obtiendra Alger en échange de sa coopération au Mali, en Tunisie et en Libye ?

Visite officielle de François Hollande au Maroc en 2013.
Abdelhak Najib, 3 avril 2013.

Depuis le début de l’année, un mauvais sort semble s’acharner sur les relations diplomatiques franco-marocaines. En février 2014, une escouade de policiers déboule sans prévenir chez l’ambassadeur chérifien à Paris pour remettre à son hôte de passage, qui n’est autre que le patron du contre-espionnage du royaume, une convocation judiciaire. Un juge d’instruction veut l’entendre au sujet d’une plainte déposée par une ONG qui l’accuse de « tortures ». En mars, le ministre des affaires étrangères, en transit à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, fait l’objet d’une fouille au corps sans plus d’égards que n’importe quel passager… marocain.

Rabat s’enflamme. Le roi refuse de prendre le président français au téléphone ; l’ambassadeur de France, un proche d’Alain Juppé, est convoqué à plusieurs reprises par les autorités ; la coopération judiciaire entre les deux pays est suspendue ; un ministre de la République en visite officielle en mars fait l’objet d’un boycottage en règle de la presse marocaine qui « oublie » de signaler sa présence. La venue de Nicolas Hulot, « envoyé spécial de François Hollande pour la protection de la planète » est reportée sine die. Puis la tension retombe quelque peu, l’Élysée et le Palais se téléphonent à nouveau, le roi Mohammed VI confirme, après des semaines de bouderie, sa présence en fin d’année à l’inauguration de la grande exposition du Louvre sur « le Maroc médiéval », quand le mercredi 18 juin survient un nouveau « pépin ».

Un ex-capitaine des Forces armées royales (FAR), emprisonné plus de deux ans pour avoir dénoncé, à raison1, la corruption de ses chefs au début des années 2000, se rend à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce où est hospitalisé le général de corps d’armée, Abdelaziz Bennani, 79 ans — commandant en second des FAR jusqu’à son accident cardiovasculaire du 13 juin dernier — pour lui remettre des fleurs et une lettre jugée menaçante par l’entourage du malade. Nouvelle crise, nouvelle convocation de l’ambassadeur… « L’acte inadmissible de mercredi risque de compliquer davantage le processus de normalisation des relations bilatérales », tonne l’agence de presse officielle marocaine MAP.

Le conseiller algérien de François Hollande

Derrière cette mini-série de couacs, on veut voir à Rabat la main de celui que les journaux marocains présentent régulièrement comme le « conseiller algérien de François Hollande », Faouzi Lamdaoui2, citoyen français natif de Constantine et chargé des « questions d’égalité et de diversité » à l’Élysée. Il serait l’instrument d’un complot monté de l’autre côté de la Méditerranée dont l’objectif serait de torpiller les relations franco-marocaines.

Le mot est lâché. Le rapprochement entre Alger et Paris depuis l’arrivée au pouvoir de Hollande encore accéléré par l’opération Serval au Mali, la nébuleuse tunisienne et l’implosion de l’État libyen, inquiète au plus haut point le palais royal qui a toujours gardé la haute main sur les affaires militaires et diplomatiques quelle que soit la couleur politique de son gouvernement, (aujourd’hui dominé par le Parti de la justice et du développement, PJD, islamiste). Paris a besoin de l’appui algérien pour contrôler le nord-Mali et réduire les maquis d’Ansar Al-Charia à la frontière tunisienne. Ses ministres de la défense et des affaires étrangères en visite à Alger ces dernières semaines tentent, comme Washington, d’associer l’armée algérienne à une action d’envergure en Libye avec l’Égypte.

Du coup, les responsables marocains redoutent que Paris ne penche à nouveau vers Alger comme ce fut le cas dans les années 1960 quand le général de Gaulle était à l’Élysée. Perdre tout ou partie du soutien français, traditionnellement acquis depuis l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, dans la sourde lutte pour le leadership régional — qui oppose en permanence les deux régimes ennemis du Maghreb depuis plus d’un demi-siècle — serait une catastrophe diplomatique pour le royaume.

Mohammed VI ne se contente pas de surréagir à ce que le porte-parole du Quai d’Orsay qualifie d’incidents « isolés » : il déploie au Sahel et plus généralement en Afrique un activisme qui tranche avec sa manière habituelle de gouverner. Une façon de montrer à Paris que le Maroc a lui aussi des cartes à jouer dans la région et pourrait, le cas échéant, aider l’armée française à s’extirper du bourbier malien. Au hard power algérien qui repose sur la première force militaire de la rive sud de la Méditerranée occidentale et une économie deux fois plus riche que la sienne, le roi oppose un soft power non négligeable qui s’appuie sur les affinités religieuses et les alliances locales d’une dynastie, les Alaouites, venues du sud, le Tafilalet, au XVIIe siècle. Washington appuie les deux approches en attendant de voire laquelle s’avère la plus efficace sur le terrain3.

Le Sahara occidental dans la ligne de mire

Rabat redoute surtout de voir l’attitude de Paris évoluer sur un conflit qui fête cette année son quarantième anniversaire, celui du Sahara occidental. Cette ancienne colonie espagnole est pour l’essentiel contrôlée depuis par les FAR et tient une place éminente dans le « récit » national marocain, mais il subsiste un mouvement, le Polisario, appuyé par l’Algérie, qui conteste le statu quo et revendique l’indépendance du Sahara — la République arabe sahraouie démocratique est d’ailleurs membre de l’Union africaine. Chaque année, le conseil de sécurité des Nations unies examine le dossier sans trancher entre la thèse marocaine qui offre aux Sahraouis une « autonomie élargie » mal définie et celle du Polisario et d’Alger favorables à l’autodétermination de la population. Si, en principe, les États-Unis penchent mollement pour l’autodétermination, les présidents français successifs depuis Jacques Chirac appuient le plan marocain. Sarkozy, en particulier, a fermement défendu cette position, ce qui lui a valu d’être accusé par les diplomates sahraouis d’orchestrer un grave complot contre leur pays et d’être vilipendé par la presse algérienne.

Plus récemment, ce n’est que grâce au refus de la France, seul membre permanent à adopter cette position, que le Conseil de sécurité n’a pas étendu le mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso)4. Le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU devait prendre la responsabilité unique et exclusive des questions relatives au référendum et être assisté dans sa tâche par du personnel policier, militaire et civil à la surveillance des atteintes portés aux droits humains au Sahara occidental, ce qui aurait risqué de mettre le gouvernement marocain en position d’accusé sur la scène international5. En ira-t-il de même l’année prochaine quand la question reviendra à l’ordre du jour de l’institution internationale ? L’inquiétude est palpable à Rabat où l’on sait qu’après l’élection de Bouteflika à un quatrième mandat présidentiel, c’est désormais la principale revendication défendue par Alger à Paris. « Qu’est-ce qui se trame vraiment derrière tout ça ? » s’interroge un observateur chevronné des affaires maghrébines. À Rabat, on voudrait bien le savoir…

1Thomas T. Riley : « Morocco’s military : adequate, modernizing, but facing big challenges », dépêche de l’ambassadeur américain à Rabat du 8 avril 2008 révélée par Wikileaks.

2Le 11 juin, Faouzi Lamdaoui a été entendu par les policiers qui le soupçonnent de recel d’abus de biens sociaux et de fraude fiscale. En cause : une myriade de sociétés dont il a été soit l’associé, soit le gérant, soit le directeur, dont deux ont fait l’objet de procédures judiciaires. Lenaïg Bredoux et Emmanuel Morisse, « Faouzi Lamdaoui, la nouvelle affaire qui inquiète l’Elysée », Mediapart, 23 juin 2014.

3[Vish Sakhitel, « US strategic dialogue with Morocco and Algeria : Take two », The Washington Institute for Near East Affairs, 28 mars 2014.

4À la suite d’un accord entre le gouvernement du Maroc et le Front Polisario, la Minurso a été établie et déployée en septembre 1991 afin de surveiller le cessez-le-feu et d’organiser un référendum qui devait permettre aux habitants du Sahara occidental, habilités à voter, de décider du statut futur de ce territoire. Le plan de règlement, tel qu’approuvé par le Conseil de sécurité, a prévu une période transitoire pour la préparation d’un référendum à l’occasion duquel le peuple du Sahara occidental choisirait entre l’indépendance et l’intégration au Maroc.

5Au Maroc, en mai 2014, Navi Pillay, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme s’est élevée contre la poursuite de la torture au Sahara où elle s’est rendue [[Voir Samia Errazzouki, « Quick Thoughts : Samia Errazzouki on Western Sahara by Samia Errazzouki », Jadaliyya, 17 juin 2014.

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