Engagement de la France sur le Sahara

Après quatre décennies de guerre et de crise au Sahara occidental, ce conflit international est devenu mineur pour la France. Mais il se déroule aux portes de l’Union européenne et implique directement Paris en tant qu’acteur historique, militaire et diplomatique. Il met aux prises ses principaux partenaires africains et monopolise l’activité diplomatique de son « plus proche » partenaire politique arabe et africain, le royaume du Maroc. Il fracture enfin ses alliances internationales, y compris contre le terrorisme.

Visite officielle de François Hollande au Maroc (3-4 avril 2013).
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La perspective d’une large autonomie du Sahara dans le cadre du royaume marocain, annoncée conjointement à grand renfort de communication avec le Maroc en 2007, a fait espérer une solution à l’amiable. Huit ans plus tard, après les « printemps arabes », alors que la guerre plane au Sahel et en Libye, les espoirs sont retombés. La France officielle, sa diplomatie et ses dirigeants aimeraient que le Maroc propose une sortie de crise…

Depuis la Marche verte du 6 novembre 1975, dont des rumeurs disent qu’elle fut conjointement imaginée par le roi Hassan II et le président Valéry Giscard d’Estaing — sous les auspices d’Alexandre de Marenches, patron du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE)1 et ami intime de Hassan II —, la France est un soutien très engagé du Maroc dans sa lutte pour la « récupération des provinces du sud » (dite aussi « réunification »), selon la terminologie officielle du Maroc. Après l’avis ambigu de la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye en octobre 1975, que les deux parties ont interprété en leur faveur, la France a adopté l’analyse favorable au Maroc : selon celle-ci, ce territoire relève de la souveraineté historique du royaume. À l’inverse, pour l’Algérie et le Polisario, qui invoquent la charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA, ancêtre de l’Union africaine) quant à l’intangibilité des frontières coloniales, le Sahara espagnol est un territoire qui relève du Comité spécial de la décolonisation de l’ONU (créé en 1961), toujours considéré comme « territoire non autonome ». Ces positions sont demeurées irréconciliables.

Poussé avec insistance par la France, au cours des années 1960, à reconnaître la Mauritanie, le Maroc ne l’a fait qu’en 1970. Depuis le retrait de ce pays de la moitié sud du Sahara occidental en août 1979, le royaume est légitimé par la France à y faire reconnaître sa souveraineté. C’est pour elle une manière de faire oublier qu’elle a offert à l’Algérie un territoire saharien dix fois plus grand.

Contre le Front Polisario

Quoique la France n’ait pas usé de son droit de veto au Conseil de sécurité sur le dossier saharien, sur lequel elle travaille en bonne intelligence avec les États-Unis, elle a constamment soutenu le Maroc. Elle engage l’opération extérieure Lamantin de décembre 1977 à juillet 1978, au cours de laquelle les Jaguar français décollent secrètement de Dakar pour prêter main-forte à la Mauritanie contre les colonnes du Polisario.

En 1981-1982, alors que le président de la République et le patron du SDECE viennent de changer après l’élection de François Mitterrand, le soutien de la France au Maroc reste entier : proches du général Ahmed Dlimi, commandant en chef de la zone sud (Sahara) mort en janvier 1983, les services français l’épaulent dans la construction du premier « mur » (juin 1982), dit du « triangle utile », qui met un terme aux offensives meurtrières du Polisario. Entre 1982 et 1987, les six murs de protection sanctuarisent 80 % du territoire saharien au profit du royaume. Passée la dernière offensive lourde du Polisario contre le mur à l’automne 1989, les négociations se poursuivent sous égide de l’ONU, jusqu’au cessez-le-feu de septembre 1991.

Après le double septennat de François Mitterrand, et le soutien de ses proches conseillers et ministres « marocophiles » comme Michel Jobert (né au Maroc), la présidence de Jacques Chirac passe à un degré supérieur de soutien politique et diplomatique à la politique du royaume. Quelques hommes jouent un rôle-clé dans cette partition. Le premier est le gendarme Michel Roussin (également né au Maroc), successivement directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches au SDECE (sous Valéry Giscard d’Estaing), puis de Jacques Chirac (à qui il fit découvrir le Maroc) à la mairie de Paris et à Matignon. Le second est Michel de Bonnecorse, diplomate français ami de Jacques Chirac, passé de la représentation auprès des Nations unies (1993-1995) à Genève à l’ambassade de France à Rabat, pour la durée inhabituelle de six ans (1995-2001). Devenu conseiller de Jacques Chirac à l’Élysée, il est promu chef de la cellule « Afrique » (2002-2007), en lointain héritier de Jacques Foccart. Entre 1995 et 2001, il est à Rabat en contact quotidien avec Hassan II et Driss Basri, chargé du Sahara, et leurs successeurs. Michel de Bonnecorse offre une précieuse continuité à Jacques Chirac et au jeune roi Mohammed VI entre 1999 et 2001.

Jacques Chirac, invité par Hassan II à assister son fils comme s’il était le sien, intensifie le soutien de la France à Rabat. Fin 2001, il profite de la « guerre contre le terrorisme » des États-Unis pour pousser ses pions. À l’issue d’une tournée au Maghreb, il déclare à Rabat le 5 décembre qu’il se refuse à toute « tentative de médiation » entre les parties, dans le cadre du dossier saharien. Concernant les « provinces du sud marocaines » (sic), il précise : « le roi du Maroc n’a pas besoin de médiateur (...). Je n’ai pas l’intention de me substituer à James Baker »2. Outre cette victoire sémantique de la diplomatie marocaine, le président minimise la dégradation des relations maroco-espagnoles, parlant de « malentendu » plutôt que de « crise diplomatique », pourtant avérée depuis l’affaire Persil (cf. infra).

Le Maroc reprend la main dès novembre 2002. Le contexte est favorable : le monde a les yeux braqués sur la guerre qui se prépare en Irak et l’Algérie est affaiblie par dix ans de guerre civile. À l’occasion de la fête de la Marche verte le 6 novembre, le roi déclare, avec l’assentiment de la France : « Notre unanimité nationale en faveur de l’option démocratique régionale (…) (est une) solution rendant le projet de référendum tel que prévu dans le plan de règlement onusien caduc, car inapplicable ». Accepté en septembre 1981 par Hassan II, qui voulait s’attacher la bienveillance de François Mitterrand, le référendum d’autodétermination fut proposé dix ans plus tard par le Conseil de sécurité de l’ONU (1991), ouvrant la porte au cessez-le-feu. Avec l’assentiment de la France, le Maroc sort d’un cadre que la démographie saharienne rend aléatoire. Lorsqu’en mars 2003 l’ONU, sur proposition de James Baker, relance la proposition d’autonomie transitoire dans l’attente d’un référendum d’autodétermination, le Royaume réfute le plan de paix, et son promoteur démissionne en 2004.

L’ultime cadeau de Jacques Chirac au Maroc

À quelques mois du départ de Jacques Chirac de l’Élysée, les perspectives de soutien français sont incertaines pour le Maroc. Nicolas Sarkozy et François Hollande n’ont pas de fibre marocaine particulière, et veulent travailler avec Abdelaziz Bouteflika. Le Maroc adresse une proposition à la communauté internationale en février 2007 pour reprendre l’initiative : un plan de « large autonomie » du Sahara, dans le cadre de la souveraineté marocaine. À en juger par le retentissement médiatique, politique et diplomatique qui lui est réservé à Paris, la France le soutient. Elle est dirigée par le tandem marocophile Jacques Chirac-Dominique de Villepin (qui se prévaut de sa naissance à Rabat), lequel compte sur la loyauté absolue du ministre des affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy. L’offensive concertée n’est pas fortuite.

La MAP, l’agence de presse marocaine, s’empresse dès le lundi 5 février 2007 d’écrire dans une dépêche : «  Après d’intenses préparations et activités à Rabat c’est parti : Sahara : Chirac qualifie de “constructif” le projet d’autonomie ». Jacques Chirac reçoit ce jour-là une délégation comprenant les plus proches collaborateurs du roi sur le dossier. La dépêche indique : « M. Chirac “a remercié la délégation marocaine d’avoir réservé à la France la primeur de ses réflexions sur l’avenir” du Sahara et du “plan qui l’accompagne que le président de la République a qualifié de constructif” (…) ».

La dépêche d’agence, qui tient du communiqué officiel marocain, précise que ce document constitue « l’avant-projet de la proposition de doter les provinces du Sud d’une autonomie, dans le cadre de la souveraineté du Royaume, de son unité nationale et de son intégrité territoriale ».

L’effet est immédiat. Le Conseil de sécurité de l’ONU, qui se réunit annuellement, invite, dans sa résolution 1754 du 30 avril 2007, les parties au conflit à entamer des négociations directes sans condition préalable. Elles débutent en juin suivant, dans un cycle inédit qui se déroule à Manhasset aux États-Unis, en présence du Maroc et du Polisario, mais aussi de l’Algérie et de la Mauritanie. Pendant deux ans, la France y assiste de loin. Le royaume profite de ce temps pour établir d’étroites relations avec le président Sarkozy et ses proches, que diverses circonstances éloignent a contrario d’Alger.

Quel intérêt stratégique pour Paris ?

Depuis que la France est engagée dans l’affaire saharienne et qu’Hassan II a déclaré le destin de son trône lié au sort du Sahara, la France semble ériger le Sahara « marocain » en dossier d’intérêt stratégique. Certes, les circonstances internationales ont totalement changé : la guerre froide a cessé, la monarchie fragilisée s’est fortement consolidée et la France a travaillé en symbiose avec l’armée et les services algériens dans la guerre au terrorisme. Mais ce dossier est manifestement prioritaire pour la France : ce qui est essentiel pour le Maroc et absorbe l’essentiel de son activité diplomatique, ne l’est-il pas pour la France ? Le Maroc est son meilleur allié dans le monde arabe, au Maghreb, et son relais militaire en Afrique. Or Paris considère le dossier saharien comme une clé essentielle de sa stabilité.

Cette position de principe s’observe lors des crises internationales. Ainsi, lorsqu’un groupe de soldats marocains débarque sur l’îlot « espagnol » de Persil le long de la côte marocaine, le 11 juillet 2002 et qu’un lourd commando espagnol répond par une attaque dudit îlot le 18 juillet, la diplomatie française se refuse à condamner le Maroc, malgré la solidarité européenne. L’Espagne de José María Aznar, que Jacques Chirac n’aime pas, entretient de difficiles relations avec le Maroc dont elle abrite nombre d’activistes et d’associations pro-sahraouies. L’attitude de la France oblige le secrétaire d’État américain à intervenir en faveur d’une désescalade. Le silence de la presse française sur cette affaire atteste qu’au-delà de l’Élysée et du Quai d’Orsay, les élites françaises soutiennent inconditionnellement le palais de Rabat.

Près de dix ans plus tard, en janvier 2009, la nomination de Christopher Ross, le nouvel envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, et l’avènement de Barack Obama, introduisent une nouvelle donne que les parties exploitent à leur profit. La crise de Gdeim Izik (voir infra) entraîne une résolution inédite du Parlement européen contre le Maroc, le 25 novembre 2010, qui condamne les violences, fait part de sa « profonde préoccupation », et demande une enquête indépendante et transparente à l’ONU. Ces évènements, médiatisés en Espagne et en Europe du nord, sont passés sous silence en France, bien que la crise ait duré plus d’un mois. La froide colère du Parlement européen se double d’une impuissance française à la neutraliser. Certes, à Paris, on tait les sujets qui fâchent le Maroc, mais aller plus loin reviendrait à heurter de proches partenaires (américain, onusien, européens). La chose se répète avec les États-Unis en avril 2013, lorsqu’ils proposent à l’ONU l’élargissement du mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) aux droits humains, avant de se rétracter face à la bronca marocaine. La France est à nouveau très ennuyée par cette querelle entre deux proches alliés.

Un incontestable effet de lassitude

En novembre 2009, Aminatou Haidar, militante marocaine de la cause sahraouie, est honorée aux États-Unis. Elle engage à son retour au Maroc une épreuve de force qui conduit les autorités à l’expulser vers Lanzarote (Canaries), où elle mène une grève de la faim de plus d’un mois qui émeut l’Espagne et les États-Unis. Rabat est contraint de lui accorder le retour le 18 décembre 2009. En France, le silence prédomine durant ces semaines de crise. Conscient qu’il doit reprendre l’initiative, le roi fait une nouvelle offre. Dans un discours à la nation, le 6 janvier 2010, il annonce un nouvel élan au processus de régionalisation, qui concrétise l’offre de 2007. Mohammed VI évoque « un prélude à une nouvelle dynamique de réforme institutionnelle profonde », laquelle était annoncée dès 1999.

Alors qu’une Commission consultative de la régionalisation (CCR) est lancée, quelques mois plus tard éclatent les évènements de Gdeim Izik. À proximité de Laayoune, les autorités locales laissent se politiser une crise sociale qui vire à l’émeute meurtrière le 8 novembre 2010 (11 morts et 159 blessés selon les autorités marocaines). Une nouvelle fois, la France est spectatrice. Elle minimise les incidents par une modeste couverture médiatique. Quelques jours plus tard, la presse marocaine et la MAP évoquent la découverte de caches d’armes qu’A-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) aurait introduites dans la partie marocaine du Sahara, dénonçant la radicalisation djihadiste du Polisario. Cette guerre des communiqués est relancée quelques mois plus tard par la République arabe saharouie démocratique (RASD) contre le Maroc. Mais Paris reste discret, car la priorité est ailleurs début 2011, l’urgence étant de stabiliser une situation incertaine au Maghreb depuis la chute de Zine El-Abidine Ben Ali.

La réforme constitutionnelle annoncée par le roi lors du discours télévisé du 9 mars 2011, en plein printemps arabe, tente une réponse commune aux crises saharienne et au mouvement du 20-Février, dans la mesure où ils posent la question de la démocratisation du pays. La régionalisation est un des principaux axes de la réforme constitutionnelle ratifiée par référendum le 1er juillet 2011. À son titre IX, « Des régions et des autres collectivités territoriales », l’article 136 stipule : « L’organisation régionale et territoriale repose sur les principes de libre administration, de coopération et de solidarité. Elle assure la participation des populations concernées à la gestion de leurs affaires et favorise leur contribution au développement humain intégré et durable ». Début 2015, les décrets d’applications sont en attente.

De fait, pour la France, l’affaire saharienne se borne de plus en plus à la session annuelle du Conseil de sécurité de l’ONU, en avril, lorsqu’il s’agit de reconduire pour un an le mandat et les crédits en baisse de la Minurso. À Paris, le dossier saharien est suivi par la direction Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO) du ministère des affaires étrangères, les ambassades de Rabat et d’Alger et la représentation française à l’ONU. La France soutient la position du Maroc sans pouvoir toujours le suivre dans une politique qui mêle inertie et actions qui peuvent irriter ses alliés. Selon des propos de 2011 rapportés par Le Monde en février 2014, le représentant permanent de la France à l’ONU, l’ancien directeur général des affaires politiques et de sécurité au Quai d’Orsay, aurait déploré en termes fleuris la relation franco-marocaine : le Maroc est une « maîtresse avec laquelle on dort toutes les nuits, dont on n’est pas particulièrement amoureux mais qu’on doit défendre ». Bien que démentie par Paris, cette déclaration, dévoilée par Javier Bardem, soutien espagnol à la cause sahraouie, a outré la diplomatie marocaine et accentué la crise diplomatique franco-marocaine de 2014.

À l’heure de la lutte contre le terrorisme au Mali, lors du lancement de l’opération Serval en janvier 2013, le président François Hollande et le roi du Maroc s’étaient entretenus directement au téléphone. Puis le président a effectué une visite d’État au Maroc en avril suivant. Pour l’Élysée, l’essentiel, au plan régional, est désormais la lutte contre les groupes terroristes, ce qui impose une coopération accrue avec Alger…et le soutien de Rabat. Un an plus tard, la crise diplomatique franco-marocaine suspend pourtant la coopération policière et judiciaire entre les deux pays, de février 2014 à janvier 2015. Le roi Mohammed VI a renforcé ses liens directs avec le Mali, au titre de son magistère religieux. Mais la perspective saharienne prédomine. Le 6 novembre 2014, il appelle à « une révision radicale du mode de gouvernance de nos provinces du Sud ». Mais comment aller au-delà des mots ?

Alors qu’à Rabat, l’affaire saharienne reste le pivot de l’action internationale du royaume, celle-ci est devenue secondaire pour Paris. La France souhaiterait ardemment une solution à cette crise qui déchire le Maghreb et fragilise ses alliés. Mais elle ne peut pas l’imposer à des pays si jaloux de leur indépendance qu’ils jouent contre leurs propres intérêts. Jusqu’à quand ?

1Ex-Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

2Médiateur américain désigné par le Conseil de sécurité des Nations unies de 2000 à juin 2004.

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