Redoutable fascination pour l’État islamique

Une utopie en construction · Vingt mille. C’est le nombre de djihadistes étrangers recensés jusqu’en janvier 2015 par les services de renseignement américains qui auraient rejoint l’Irak et la Syrie pour enfler les rangs de l’organisation de l’État islamique et d’autres groupes. Sa montée en force spectaculaire et les répercussions mondiales de ses avancées conduisent nombre de pays européens à lutter contre le départ d’un nombre croissant de personnes pour des pays où l’extrême violence coexiste avec une utopie politico-religieuse.

© Victor Trosset, 2015.

L’organisation de l’Etat islamique (OEI) que l’on continue de réduire à un mouvement « terroriste » présente des caractéristiques qui dépassent de loin cette simple appellation. Ce sont précisément ces nouvelles caractéristiques territoriales, idéologiques, structurelles et même institutionnelles qui doivent faire réfléchir sur les raisons d’une telle attractivité si l’on prétend, à terme, la combattre. Et ce, d’autant plus que les profils que l’OEI attire sont de plus en plus diversifiés.

Certes, nombre de djihadistes sont jeunes, marginalisés et politiquement exclus, et ils se seraient radicalisés au contact d’un recruteur. Pour autant, des profils de plus en plus diversifiés apparaissent dans les rares études sur le sujet : des convertis (jusqu’à 40 % des convertis en France1), des personnes issues de classes moyennes mais également des familles entières parties vivre en « terre d’islam ». Comment donc une « organisation terroriste » peut-elle attirer cette diversité de profils ? L’OEI innove par sa structure, son projet, son idéologie mais également par son génie communicationnel.

Printemps arabes, hivers islamistes, étés autoritaires

Le contexte récent dans lequel ce phénomène s’est accéléré fait apparaître essentiellement trois moments clés. En premier lieu, la vague des « printemps arabes » qui a généré d’énormes attentes en matière de démocratisation. En se heurtant à quelques résistances au Bahreïn, en Libye, au Yémen et surtout en Syrie, elle a fait basculer ces trois derniers pays dans des guerres civiles. Parmi elles, la guerre syrienne a particulièrement mobilisé opinions publiques et sociétés civiles, du fait de l’extrême violence et des horreurs qui la caractérisent.

L’incapacité de la communauté internationale à réagir face à la tragédie syrienne, la désastreuse gestion de cette crise par les chancelleries occidentales dont les promesses d’intervention n’ont guère été suivies d’effet, ont contribué à enfler les rangs du front anti-Bachar Al-Assad. Front de la résistance qui s’est dilué dans la démultiplication de milices et d’organisations aux agendas politiques différents, voire contradictoires. Au-delà des développements régionaux qu’a occasionnés cette donne, il est impératif de considérer le ressentiment contre les promesses non tenues.

Les demandes de changement de régime et/ou de réformes constitutionnelles se sont traduites par la mise en place de processus électoraux visant à concrétiser les attentes révolutionnaires. À l’issue des consultations organisées entre 2011 et 2012, les partis islamistes — qui n’ont pourtant pas été à l’origine des révoltes — ont été majoritairement désignés pour mener à bien les processus de transition (Égypte, Tunisie) et de réformes (Maroc). Et ce, non seulement du fait de leur virginité politique mais également au nom des projets ambitieux qu’ils défendaient, des concepts de justice sociale et d’islam en tant que norme dans la gestion des affaires publiques.

Or, en accédant au pouvoir, ces partis se sont mués en partis de gouvernement et ont fini par perdre leur charge contestataire. Aux yeux des divers acteurs souhaitant l’instauration de régimes authentiquement islamiques, cette conversion de certains partis islamistes en partis de gouvernance, et surtout la féroce répression qui s’est abattue sur les Frères musulmans en Égypte démontrent que le projet islamiste ne peut se concrétiser par l’épreuve des urnes. D’ailleurs, ce débat existe au sein même des rangs de la confrérie, qui a renoué avec la clandestinité.

Enfin, cette nouvelle ère s’est traduite par l’ouverture de sociétés civiles tout autant que leur recours croissant à Internet pour pouvoir s’exprimer librement et au-delà les frontières. Cette explosion, bien que relative2, bénéficie aux acteurs étatiques et citoyens comme à des organisations telles qu’Ansar Al-Charia, Al-Qaida ou à l’OEI.

Le salafisme djihadiste entre (géo)politique et religion

Née d’un étrange mariage entre les pro-Saddam Hussein et Al-Qaida et si cette ex-branche d’Al-Qaida se réclame également du courant « salafiste djihadiste », sa traduction concrète diffère radicalement. Le courant salafiste djihadiste légitime le recours à la violence et combine théologie et théorie politique. Sur le plan religieux, il prétend opérer un retour aux sources par une lecture rigoriste et affranchie de la contextualisation afin d’incarner l’islam des ancêtres (salaf). Ce faisant, il exclut toute interprétation qui diffère de son littéralisme puisqu’il considère que toute divergence d’opinion conduit, à terme, à l’affaiblissement de la oumma et sa sédition (fitna).

Cette idéologie recourt à une constante contextualisation dans la mesure où il s’agit de défendre les musulmans opprimés où qu’ils se trouvent afin de les réunir in fine sous la bannière du califat islamique, appelé à renaître. En convoquant la théorie du « choc des civilisations » qui imprègne aussi le regard occidental sur la région, ses promoteurs utilisent à leur compte l’actualité proche-orientale afin de justifier leur combat : l’Occident a déclaré la guerre à l’islam et il revient aux musulmans de s’unir contre cette guerre apocalyptique. Une combinaison entre religieux et politique particulièrement attrayante puisqu’elle offre la réalisation concrète d’un idéal religieux et s’appuie à la fois sur toute intervention (Afghanistan, Irak, Libye, Mali) ou non-intervention (Palestine, Syrie, Birmanie) occidentale pour justifier sa pertinence.

Sanctuariser la doctrine

En contrôlant un territoire presque équivalent au Royaume-Uni avec une certaine continuité territoriale, l’OEI a inscrit le salafisme djihadiste dans un cadre géographique. Ainsi, après plusieurs années de doctrine du terrorisme déterritorialisé promue par Al-Qaida, l’OEI dote le salafisme djihadiste d’une base territoriale3. Mieux, elle développe depuis plusieurs mois les attributs fondamentaux d’un État : un territoire dont les frontières ont vocation à s’étendre, une force militaire capable de régner sur plusieurs millions d’âmes, un pouvoir exécutif et une série d’assemblées locales (majlis al choura), ainsi que des tribunaux qui se fondent sur la charia, source unique et exclusive de la loi.

Contrairement à Al-Qaida qui a longtemps prôné la guerre contre « l’ennemi lointain » (l’Occident) au nom même de la consolidation du califat, l’organisation dirigée par Abou Bakr Al-Baghdadi veut mener la guerre contre « l’ennemi proche » en s’établissant territorialement.

Dotée d’un territoire, l’OEI s’ouvre ainsi à toute personne partageant son projet, s’apparentant à un véritable mouvement4. Un mouvement qui a forgé sa propre marque (index droit dressé, slogan controversé : « baqyia » )5 et dont la violence — si extrême que même Al-Qaida l’a jugée exagérée6 — est devenue l’emblème. En ce sens, l’OEI parvient à sanctuariser la doctrine djihadiste.

« Choc des civilisations » en miroir

En rompant avec la clandestinité propre à Al-Qaida et à d’autres groupes, l’OEI a su ainsi innover sans cesse dans son exercice d’autopromotion. Le sort réservé aux minorités chrétiennes et yézidies a ainsi capté l’attention des médias occidentaux, tandis que la mise en scène calculée d’exécutions d’otages occidentaux a rencontré un écho considérable dans le monde entier. Au-delà des techniques cinématographiques employées, cette violence consciemment scénarisée ne laisse aucun détail au hasard (tenues orange rappelant Guantanamo, décapitations symbolisant l’intransigeance, etc.).

L’objectif est d’être médiatisé sur un registre essentiellement émotionnel. En ce sens, l’OEI n’a-t-elle pas gagné en précipitant la mise sur pied d’une coalition internationale suite à l’exécution d’otages occidentaux, alors qu’aucune coalition anti-Bachar n’a été constituée malgré les centaines de milliers de victimes syriennes ? C’est d’autant plus plausible que les puissances engagées dans les bombardements reconnaissent n’avoir défini aucun objectif stratégique clair.

Si d’aucuns disposent de grilles de lecture pour interpréter ces réalités, quel impact une telle configuration a-t-elle dans un contexte marqué par deux perceptions bellicistes où la « guerre contre le terrorisme » promue par de nombreux États fait face au discours de l’OEI prétendant défendre l’islam face à la guerre que lui aurait déclarée l’Occident ?

Salafisme djihadiste 2.0

Le seul fait que les personnes de nombreuses nationalités qui ont rejoint les rangs de cette organisation vivent sur ce territoire entre la Syrie et l’Irak à visage découvert ouvre un horizon presque illimité en matière de communication. C’est dans ce contexte que l’OEI, à travers ses agences de production et de diffusion : Al-Furqan Media, Al-Hayat Media Center, etc., réalise divers films mettant en scène ses soldats au front.

En parallèle, l’usage des réseaux sociaux constitue un atout que l’OEI a parfaitement saisi. Ils remplissent essentiellement deux fonctions :
➞ propager la terreur et ainsi semer le trouble auprès des opinions publiques ;
➞ déployer une propagande qui non seulement informe des avancées de l’OEI sur le plan militaire et étatique mais aussi et, surtout, permette de séduire et de recruter de nouvelles personnes.

L’extrême violence, la maîtrise des armes, les conduites à risque ainsi que les montées d’adrénaline qu’occasionnent les combats sont massivement diffusés et encouragent tout candidat potentiel à se vivre en héros au sein d’une véritable guerre globale dont il serait l’acteur. Mais ces diverses apologies de la violence sur lesquelles l’Occident braque son regard occultent une autre stratégie de communication, plus affinée et plus ciblée. En effet, un homme qui exécute froidement un « mécréant » peut apparaître dans la même séquence filmée en pleine opération humanitaire. Cette stratégie de communication vise un public plus large que les « jeunes suicidaires »7 En effet, l’OEI consacre une part importante de son énergie à la production de contenus présentant la vie en terre d’islam sous un jour positif (actions menées auprès des populations, réformes de l’éducation, succès militaires) et dans des formats comme ceux des mujatweets8 qui laissent à penser que l’OEI est avant tout un califat en puissance. Qu’il s’agisse de séquences vidéos ou de simples articles, la sécurité, la pratique d’un islam pur, la fin de la corruption et le retour de la stabilité des prix sont autant d’éléments mis en valeur et en scène pour montrer la vraie face, c’est-à-dire l’arrière-front, dudit « État islamique », qui serait injustement diabolisé par les ennemis de l’islam.

Au-delà de la violence

Appréhender les diverses dimensions du pouvoir d’attraction de l’OEI est crucial si l’on souhaite à terme démystifier son combat prétendument religieux. Une approche multidimensionnelle amène à dépasser l’approche sécuritaire qui peine à voir dans l’OEI autre chose qu’une « organisation terroriste ». Elle permet ainsi de relativiser la vision parfois trop idéologisée et trop centrée sur le discours religieux de ses promoteurs. Car si l’élaboration d’un contre-discours religieux est nécessaire, elle ne saurait suffire.

En atteste la diversité des profils qu’attire l’OEI. La majeure partie d’entre eux n’ont eu qu’un contact récent avec la religion9 : il s’agit soit de personnes de culture musulmane qui ont rarement pratiqué l’islam et découvert une idéologie radicale et attrayante, soit de convertis qui trouvent dans le binarisme réducteur de l’OEI une solution simple à leurs profonds problèmes d’identité et de sens. De même, l’immense majorité d’entre eux ne passent pas par la mosquée” ni par un quelconque gourou, mais plutôt par « la Toile » et ses cyber-prédicateurs.

Prisonniers d’une vision trop émotionnelle, on ne saisit pas non plus la manière dont l’OEI se sert de la géopolitique régionale pour justifier son idéologie politico-religieuse. Une démarche qui intègre le discours et l’agenda politiques de l’OEI et qui tienne compte des motifs politiques des acteurs appartenant ou s’identifiant au « califat » offrirait certainement de nouveaux moyens de contrer sa propagande10.

Car, qu’on le veuille ou non, ledit « État islamique » règne sur un territoire, et c’est cette base qui lui permet précisément d’innover dans son idéologie, de l’inscrire dans un cadre concret et d’exposer au monde entier sa détermination sans faille à réaliser le dessein vertueux qu’il s’attribue. L’idéologie manichéenne et radicale que l’OEI promeut, sa mise en pratique, le noble objectif qu’elle prétend déjà incarner et la manière dont elle communique sa détermination constituent les ingrédients clés de son succès. À défaut d’en tenir compte, on risque de s’attaquer aux fausses causes d’un vrai problème.

2Aday Sean, Henry Farrel, Marc Lynch, John Sides, Deen Freelon, Blog and Bullets II : New Media and Conflict after the Arab Spring, Peaceworks, United States Institute for Peace, juillet 2012.

4Julien Théron, « Funeste rivalité entre Al-Qaida et l’Organisation de l’État islamique », Le Monde diplomatique, février 2015.

8Néologisme, de mujaheed et « tweet ». Il s’agit de séquences vidéos très brèves vantant les vertus de la vie au sein de l’« État islamique ». Un très bon article sur le sujet : Donatella Della Ratta, « Gli spot del califfato formato famiglia », revue Internazionale.

9Vincent Geisser, « Éduquer à la laïcité, rééduquer au ‟bon islam” ? », Migrations Société 27 (157), janvier-février 2015 ; reproduit intégralement sur le site entreleslignesentrelesmots.wordpress.com.

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