Retour sur une offensive qui a brisé le Proche-Orient

Juin 1967, une guerre de six jours qui n’en finit pas · Le 5 juin à l’aube, l’armée israélienne détruisait au sol les aviations égyptienne et syrienne. En quelques jours, elle assurait la conquête du Sinaï, du Golan, de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. Cette offensive décidée par Tel-Aviv avec, finalement, l’aval de Washington, continue de peser sur une région qu’elle a contribué à briser.

© Hélène Aldeguer. Dessin extrait de la BD Israël-Palestine, une histoire française (1967-2017) d’Alain Gresh et Hélène Aldeguer.

Le 5 juin 1967 à l’aube, l’armée israélienne lançait une offensive foudroyante contre l’Égypte, détruisant son aviation au sol. En six jours, elle conquérait le Sinaï, Gaza, la Cisjordanie et le Golan. Cette victoire, que certains n’ont pas hésité à attribuer à une intervention divine, n’a pas seulement bouleversé le Proche-Orient, elle l’a « brisé », ainsi que le souligne le sous-titre de The Six-Day War : The Breaking of the Middle East, que l’universitaire israélien Guy Laron a consacré à cette guerre. Car loin d’instaurer une ère de paix, l’éclatant succès remporté par l’armée israélienne a ouvert la voie à de nouveaux conflits, que ce soit avec les Palestiniens, la Syrie ou le Hezbollah. Des conflits dont personne ne peut prévoir quand ils se termineront.

La crise de 1967, rappelle ce livre, fut d’une grande complexité. Les acteurs en sont nombreux, aussi bien locaux — Égypte, Syrie, Israël en premier lieu — qu’internationaux, avec au premier plan les États-Unis et l’URSS. Aucun de ces acteurs n’est monolithique, et l’un des apports de l’ouvrage est d’examiner en détail la complexité des relations entre civils et militaires dans les trois pays du champ de bataille. En Syrie, après l’arrivée au pouvoir d’une frange radicale du Baas — dont la base est composée d’officiers alaouites — par un coup d’État en mai 1966, le nouveau régime accentue son soutien à la Palestine et aux opérations de commandos du Fatah de Yasser Arafat contre Israël, un moyen pour lui de renforcer une unité nationale mise en cause par la contestation des Frères musulmans. En Égypte pèse la sourde rivalité entre Gamal Abdel Nasser et son vice-président le maréchal Abdel Hakim Amer qui s’est assuré une solide base en choisissant de s’entourer de nombre d’officiers choisis pour leur loyauté à son égard plutôt que pour leur compétence. Enfin en Israël, où l’état-major de l’armée, composé de jeunes sabras (Israéliens nés en Israël) rêve d’en découdre et n’a que mépris pour la prudence du gouvernement et des « vieux politiciens » que les officiers entre eux qualifient de manière méprisante de « juifs ».

« Contrôler » la Syrie

La crise commence le 7 avril 1967 quand l’aviation israélienne abat sept avions syriens. La tension est à son comble, avivée par l’action des commandos palestiniens en Israël. Yitzhak Rabin, chef d’état-major, déclare le 13 mai : « Tant que les ardents révolutionnaires de Damas n’auront pas été renversés, aucun gouvernement ne pourra se sentir en sécurité au Moyen-Orient. »1

C’est dans ce contexte que les Soviétiques renseignent Damas et Le Caire à propos d’une attaque israélienne imminente contre la Syrie. L’information, qui se révèlera fausse, a longtemps intrigué les historiens : Moscou poussait-il à la guerre ? Non, rétorque Laron. Le 12 mai, les Soviétiques sont au courant de la possibilité d’une telle attaque. Les informations ont été délibérément « fuitées » par… un agent double israélien : il s’agit pour Tel-Aviv d’envoyer une mise en garde à Moscou en lui demandant de « contrôler » son allié syrien. Inquiète pour son propre avenir, la direction syrienne la corrobore en évoquant des concentrations (imaginaires) de troupes israéliennes, espérant ainsi obtenir un engagement militaire soviétique plus déterminé. Mais Moscou se méfie de son allié « gauchiste » et demande à Nasser de s’engager aux côtés de la Syrie, plus pour la contrôler que pour la pousser à l’escalade.

Nasser décide donc d’un déploiement de troupes dans le Sinaï, alors que la péninsule est démilitarisée depuis la guerre de 1956. Outrepassant ses ordres, Amer envoie une lettre le 16 mai aux Nations unies demandant le retrait de ses forces du Sinaï quand Nasser souhaitait pour sa part un simple redéploiement.

L’auteur consacre de longs passages à la politique soviétique. Depuis la chute du n° 1 Nikita Khrouchtchev, le bureau politique du Parti communiste et Leonid Brejnev ont nettement réduit les espoirs qu’ils mettaient dans les pays révolutionnaires du tiers-monde : le coût de l’aide était trop élevé pour un retour faible sur investissement. Si le Kremlin cherche à se saisir de la crise pour amener Nasser à accepter l’installation de bases soviétiques à Alexandrie — il n’y consentira qu’après sa défaite en juin —, Moscou prêche la modération et n’approuve pas la fermeture du détroit de Tiran par Nasser le 22 mai, qui porte la crise à son paroxysme.

Le feu vert américain

Pourtant, la guerre n’est pas inéluctable, et durant de longues semaines, le premier ministre israélien Levi Eshkol hésite. Il sait que son pays a vécu, entre 1948 et 1956, alors que le détroit était fermé aux navires israéliens. L’état-major et lui sont conscients que les armées arabes ne font pas le poids et que le déploiement de l’armée égyptienne dans le Sinaï se déroule dans un chaos indescriptible. Celle-ci adopte d’ailleurs, selon les services israéliens eux-mêmes, une position purement défensive. Malgré les campagnes alarmistes des médias, à la veille du 5 juin, seuls 25 % des Israéliens pensent qu’il faut entrer en guerre.

Pour Eshkol, le problème essentiel ce sont les États-Unis : il s’agit de ne pas se retrouver dans la même situation qu’en 1956. Le président américain Dwight D. Eisenhower avait « lâché » Israël et ses alliés franco-britanniques et les avait forcés à se retirer piteusement du Sinaï. C’est donc à Washington que se trouve une des clefs de la crise. Tout au long du printemps 1967, responsables politiques et dirigeants des services de sécurité israéliens s’y succèdent. Ils rencontrent des membres de l’administration américaine ou le président Lyndon Johnson, empêtré dans la guerre du Vietnam. À l’époque, les relations entre les deux pays n’ont pas atteint leur niveau de proximité actuel, toutefois la solidarité entre eux est forte et Johnson ne cache pas ses sympathies pour Israël. L’auteur raconte avec moult détails les tractations formelles et informelles entre Washington et Tel-Aviv dont le résultat est clair : les États-Unis donnent finalement leur feu vert à une guerre israélienne, à la condition de ne pas y être entraînés. Début juin, le chef du Mossad Meir Amit informe ses interlocuteurs américains de la décision israélienne d’entrer en guerre dans les jours qui suivent. Leur seule crainte est une intervention soviétique, mais les Israéliens sont convaincus, à juste titre, que dans cette situation, les États-Unis ne resteront pas les bras croisés.

Une voie diplomatique était-elle possible ? Contrairement à ce que laisse entendre l’auteur, Nasser ne campait pas sur une position intransigeante. S’il se méfiait des États-Unis — le coup d’État en Grèce mené par des colonels pro-américains en avril 1967 n’était pas passé inaperçu au Caire —, il avait établi un canal de négociation avec Washington. Comme l’a rapporté le correspondant du quotidien Le Monde Eric Rouleau, lors d’une rencontre le 1er juin entre Robert Anderson, envoyé spécial du président Johnson et Nasser, ce dernier avait proposé d’envoyer le vice-président Zakaria Mohiedine à Washington. Nasser expliquait qu’il « fermerait les yeux sur le passage de cargaisons israéliennes de nature non stratégique à destination du port israélien d’Eilat ». Et dans une lettre datée du lendemain 2 juin et adressée à Johnson, « Nasser confirma la teneur de ses propositions » et affirma envisager un « règlement global du conflit israélo-arabe2. Le Raïs ne savait pas que Washington avait déjà donné son feu vert à une guerre israélienne. Guy Laron rapporte d’ailleurs un détail assez surprenant, évoqué aussi par Eric Rouleau : Nasser aurait été averti le 2 juin par un membre de l’ambassade américaine, sans doute sur instruction de la CIA, de la date de l’attaque. Nasser transmit l’avertissement à Amer (sans en préciser la source) qui n’en tint aucun compte.

Une guerre de choix

Il n’était pas difficile de subodorer l’imminence de la guerre depuis l’entrée au gouvernement au poste de ministre de la défense de Moshé Dayan, ancien chef d’état-major et l’un des artisans de la guerre de Suez. Convaincu qu’Israël avait été frustré de sa victoire en 1956, il écrivait que « l’offensive est au cœur de l’ADN de l’armée ». Il cristallisera la révolte des militaires contre les politiques, à la limite de la désobéissance et du coup d’État, appuyée par les médias israéliens. Ceux-ci, largement dominés par des intérêts privés, poussent à la formation d’un gouvernement d’union nationale, avec la droite qui relâcherait l’emprise des travaillistes sur le pouvoir et sur « l’économie socialiste ». Membre du comité éditorial de Haaretz, Amnon Rubinstein expliquera plus tard pourquoi le journal faisait campagne pour Dayan au gouvernement au poste de ministre de la défense : « C’était l’espoir que l’entrée de Dayan aboutirait à un changement du système social que tous les membres du comité de direction de Haaretz considéraient comme nocif pour l’économie nationale. (…) Haaretz qualifiait ce système de bolchevik. » Zeev Schiff, correspondant militaire de ce journal et que l’auteur présente comme « porte-parole de l’état-major », écrit le 28 mai un éditorial traitant Nasser de Hitler et dépeignant la situation actuelle d’Israël comme proche d’un nouvel Holocauste, en ligne avec la campagne médiatique qui se développe à l’échelle internationale, notamment en France.

Le 5 juin à l’aube, l’aviation israélienne cloue au sol l’aviation égyptienne. Mais le sort de la guerre sera vraiment scellé, écrit Laron quand, plutôt que de commander à son armée de résister, Amer ordonne la retraite : il veut sauvegarder le maximum d’officiers, les regrouper autour de lui, pour le bras de fer qu’il pressent avec Nasser. Ce calcul se révélera faux et il sera éliminé par le Raïs ; il mourra (suicide ? Exécution ?) le 14 septembre.

Malgré sa densité, le livre n’est pas exhaustif. Ainsi n’aborde-t-il pas l’expulsion de 300 000 Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Mais il confirme que la direction israélienne n’a pas cru à une menace sérieuse sur l’existence d’Israël. Et que cette guerre fut bien une guerre de choix. On peut lire cet ouvrage en feuilletant les archives de la presse française de l’époque, qui présentaient le récit bien loin de la réalité du petit David menacé par le vilain Goliath arabe. Signe du climat, le 5 juin à l’aube France-Soir titrait sur cinq colonnes, « Les Égyptiens attaquent Israël. » On ne parlait pas encore des « faits alternatifs » chers au président Donald Trump…

1Cité par Jacques Couland, Israël et le Proche-Orient arabe, Éditions sociales, 1969 ; p. 96.

2Eric Rouleau, Dans les coulisses du Proche-Orient, Fayard, 2012 ; p. 142-143.

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