Tunisie. S’échapper de la bipolarisation mortifère

« L’autre chemin », par Aziz Krichen · Dans son nouveau livre L’Autre chemin, Aziz Krichen présente une voie pour sortir la Tunisie de l’impasse dans laquelle elle est enfoncée, en brisant le pouvoir des oligarchies qui contrôlent l’économie du pays et en redonnant sa place centrale à l’agriculture et aux paysans. Elle nécessite d’en finir avec la bipolarisation mortifère qui détourne le pays des vrais enjeux.

CGIAR, « Collection of pictures from the field », Tunisie, 2013

« Les vraies révolutions sont politiques, mais elles sont aussi, et surtout, économiques et sociales : en éliminant les privilèges illégitimes et improductifs d’une minorité, elles visent à introduire une réorganisation d’ensemble de l’économie et de la société, de manière à répondre aux besoins du plus grand nombre et à promouvoir le développement de la richesse nationale », annonce Aziz Krichen dans son dernier ouvrage, L’autre chemin. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à cette aune, la Tunisie est loin du compte. Pendant ce temps, le pouvoir d’achat des Tunisiens plonge, la corruption se banalise, la dette internationale se creuse et le gouvernement n’a aucune stratégie à opposer à l’intégration de la Tunisie dans un accord de libre échange « complet et approfondi » avec l’Union européenne qui menace d’accroître encore sa dépendance économique. Sale temps pour la seule rescapée du « printemps arabe ».

Dans ce marasme, Aziz Krichen tente de maintenir des voies de transformation ouvertes en puisant dans une réflexion ancienne sur les mécanismes de la domination économique et de l’exploitation sociale. Il précise ainsi le propos qu’il avait esquissé dans son ouvrage précédent, La promesse du printemps1, dans l’idée de ne pas laisser tomber le flambeau de la nécessaire révolution sociale. Pour reprendre l’élan essoufflé de la révolution, il s’attaque à quelques tabous.

L’ennemi principal

Là où une partie de la gauche focalise sa critique sur les atteintes à la souveraineté économique de la Tunisie par les institutions financières internationales et l’Union européenne notamment, Aziz Krichen défend l’idée que cette dénonciation resterait sans effet « si elle ne visait pas les acteurs intérieurs par l’intermédiaire desquels cette immixtion s’effectue ». En ce sens, « notre adversaire principal […] est représenté par le système oligarchique que nous a légué Ben Ali » et dont le soulèvement populaire n’a pas réduit le poids.

La colonne vertébrale de l’organisation économique « qui détermine la place attribuée aux groupes sociaux et le type de rapport que l’État entretient avec chacun d’entre eux » est constituée par les réseaux rentiers et mafieux dont il retrace brièvement la formation depuis l’indépendance. L’idée de rente en Tunisie ne renvoie pas, comme en Algérie par exemple, aux profits réalisés grâce à l’exploitation d’une ressource matérielle et captés par une minorité. Il s’agit plutôt d’une rente de situation qui a permis à une poignée de familles de monopoliser les activités les plus lucratives, grâce à ses relations privilégiées avec le pouvoir qui a lui réservé l’accès aux privatisations, aux crédits bancaires, aux autorisations grâce à l’utilisation sélective d’une réglementation dissuasive pour ses rivaux.

Du temps de Ben Ali, les bénéficiaires de la protection de l’État ont accaparé également les circuits illégaux, utilisé la coercition d’État pour leur prédation et entraîné ainsi l’économie tunisienne dans une dérive mafieuse. Avec son arrière-boutique de passe-droit, de trafic d’influence et de corruption, l’économie rentière, formellement légale, fournit le support à la croissance de l’économie mafieuse. Ce système fondé sur l’exclusion de la possibilité d’entreprendre sur une base en grande partie régionaliste stérilise et appauvrit l’économie tunisienne puisqu’il est plus facile, pour accroître l’accumulation de richesse, de protéger et d’étendre les oligopoles que d’innover et d’élargir la base entrepreneuriale du pays.

Démanteler les privilèges

Ce système rentier mafieux a non seulement survécu au changement de régime, mais il a dégénéré : « La puissance réelle a migré de la politique vers le politique, s’alarme Aziz Krichen. Autrefois, les rentiers étaient les clients du personnel dirigeant ; désormais c’est le personnel dirigeant qui est le client des rentiers. » Même si le renversement n’est pas toujours aussi net, il est un fait que l’État est désormais investi par les clans rivaux et qu’aucune entreprise politique n’est concevable sans le soutien d’un clan affairiste.

De son côté, la composante mafieuse du système a pris le pas sur la composante rentière, puisque l’économie informelle représente la majorité du PIB tunisien. L’équivalence entre« informel » et « mafieux » mériterait sans doute des nuances, de même qu’il serait judicieux de souligner que la frontière entre secteurs formel et informel n’est pas tranchée et que le secteur formel réalise une partie de ses bénéfices grâce au secteur informel. Il reste que sur un plan systémique on ne peut que suivre Aziz Krichen quand il soutient qu’on ne peut juguler « le danger mafieux en […] laissant l’oligarchie rentière libre de ses mouvements », comme c’est le cas actuellement.

Pour s’attaquer à ce système économique, l’auteur suggère d’accompagner la neutralisation des barons de l’import-export par un démantèlement de tout le système de protection et de privilèges qui permet à l’économie rentière de se reproduire. On pourrait là encore nuancer en considérant le fait que pour certains investisseurs, exclus des activités légales, l’illégalité est le seul moyen de réaliser une accumulation qu’ils ne manquent pas d’ailleurs de redistribuer localement (les régions frontalières notamment survivent grâce à cela). L’inclusion de certains de ces hommes d’affaires, demandeurs d’une reconnaissance légale, comme le recommandait un rapport d’International Crisis Group pourrait contribuer à redistribuer les capacités de création de richesse et impulser une dynamique de développement régional.

Mais à vrai dire, il s’agit de s’attaquer là à une caractéristique quasi congénitale de la formation de l’État tunisien, vieille d’au moins deux siècles, sinon plus. C’est dire la volonté politique nécessaire à l’accomplissement d’une telle tâche historique.

La centralité de la question agraire

« Le fondement économique de l’ancien régime reposait sur l’appauvrissement planifié de la paysannerie. Le fondement du régime démocratique à construire peut être une politique qui, en rétablissant les paysans dans leurs droits, rendrait à nouveau le travail de la terre profitable productif pour le plus grand nombre ». En ce sens, « la question agraire […] est à l’origine de tout le reste. C’est là que se situe le nœud gordien ». l’auteur fournit, à l’appui de cette affirmation une démonstration convaincante.

Les paysans, explique-t-il, ont été entraînés dans une mécanique destructrice animée par trois ressorts. Le premier c’est le choix, à l’indépendance, d’absorber le chômage massif dans la fonction publique, créant un suremploi dont l’inertie va plomber durablement les finances publiques, avec des effets collatéraux dans les esprits qui considèrent l’emploi public comme une ressource distribuée non au mérite, mais grâce aux relations familiales ou clientélistes. Pour supporter cette charge, deuxième ressort, « la solution retenue va consister à diviser les salaires pour multiplier les emplois ». Résultat, le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) tunisien est à peine la moitié du SMIG marocain.

Pour que cette équation soit tenable — c’est le troisième ressort —, l’administration va fixer la valeur des denrées agricoles essentielles à des prix très inférieurs aux cours mondiaux, afin de nourrir les villes au meilleur coût. « L’échange inégal instauré de cette façon peut être assimilé à un phénomène de colonisation interne. » Ce transfert de richesse de la campagne vers la ville a accéléré la prolétarisation de la paysannerie, incapable de progresser et d’accroître la production vivrière.

La terre aux paysans

Cette détérioration de la condition des paysans est aggravée par la difficulté d’accéder à la terre : le statut juridique d’un million et demi d’hectares de terres tribales indivises reste dans l’incertitude, et l’État conserve 800 000 hectares de terres domaniales, issues de la nationalisation en 1964 des terres coloniales confisquées à leurs propriétaires tunisiens sous le protectorat, qu’il est incapable de valoriser. « C’est plus du tiers de la surface agricole utile du pays […] qui est soustrait au travail paysan ».

La prolétarisation du monde paysan a bien sûr alimenté l’exode rural, donné naissance aux quartiers populaires périurbains, fait exploser le secteur informel et fourni à l’industrie son « armée de réserve ». Du côté industriel, justement, la Tunisie engagée dans une croissance portée par l’exportation depuis les années 1990 joue sur son seul avantage comparatif dans une insertion inégale dans la mondialisation : le faible coût de la main d’œuvre. Cette mécanique a empêché la formation d’une demande solvable et d’un marché intérieur qui auraient justement permis de faire croître ensemble tous les secteurs de l’économie, dégagé la Tunisie de sa dépendance alimentaire, commerciale et financière. « En décidant de sacrifier la paysannerie sur l’autel de la modernisation […], l’État a fini par étrangler l’économie nationale tout entière », conclut Aziz Krichen.

Briser ce cercle vicieux ne peut être le résultat que d’une politique d’ensemble et non de mesures ponctuelles. La logique voudrait que l’on mise sur l’élévation du niveau de vie du plus grand nombre et non sur une insertion inégale toujours plus poussée dans la division internationale de travail. L’intérêt de cet ouvrage est d’en détailler les principaux axes. Une refonte de la politique agricole serait le point d’appui de cette transformation économique et sociale : réforme agraire pour donner l’accès des paysans à la terre, libération des prix, assainissement des circuits de commercialisation. Viendraient en complément l’inclusion du secteur informel par la simplification administrative de la création des petites entreprises, la sécurisation des titres fonciers des quartiers spontanés, la réduction progressive du suremploi administratif et le soutien aux PME par l’accès au crédit et aux marchés publics, pour permettre une augmentation des salaires grâce à des gains de productivité.

Sortir de l’ornière de la querelle identitaire

La Tunisie a-t-elle raté le coche de cette transformation sociale ? Aziz Krichen conclut son propos avec optimisme sur la conviction que le « bloc historique » constitué par tout ce qui n’est pas l’oligarchie régnante, « la paysannerie, les marginaux des ceintures urbaines, les salariés, la petite et moyenne bourgeoisie » mobilisés pendant la révolution, est « objectivement rassemblé » et que « le mouvement mis en branle en décembre 2010 va se poursuivre ». Mais un regroupement objectif ne constitue pas en soi une force politique et c’est bien là toute la difficulté.

Ce « bloc historique » n’est pas sans rappeler l’alliance entre le prolétariat des usines du nord de l’Italie et la paysannerie du sud à laquelle Antonio Gramsci appelait en 1926 dans La Question méridionale. La Tunisie actuelle présente en effet de frappantes similitudes avec l’Italie d’alors, « retardataire » (sur le plan du développement capitaliste), dépendante et structurée par une relation de colonisation intérieure. Les conditions de possibilité de cette alliance étaient loin d’être réunies en dépit de sa nécessité.

Ce n’est cependant pas sur ce point qu’Aziz Krichen convoque Gramsci, mais pour évoquer l’extériorité des élites par rapport à la société. « Dans les pays retardataires, retient-il de l’analyse gramscienne, le besoin de changement ne vient pas du dedans mais du dehors, ce besoin n’apparait pas dans l’économie […] mais dans l’idéologie […]. Il n’est pas porté par une classe productive, mais par un groupe social extérieur à la production, les intellectuels. L’État dans ses conditions […] devient l’instrument dont se servent les intellectuels pour imposer le changement au corps social. » Les milieux intellectuels une fois au pouvoir, « restent frappés d’une sorte de fragilité […] puisqu’ils ne peuvent pas s’appuyer sur des dynamiques sociologiques endogènes […] compensant leur manque de substance objective par un surinvestissement dans l’idéologie ». Cette description résonne fortement dans le contexte tunisien et explique l’importance excessive qu’occupent les positionnements identitaires et les référents culturels dans les débats politiques.

Un surinvestissement dans l’idéologie

L’opposition entre « modernistes » et « traditionalistes » ou « islamo-conservateurs » qui sature l’espace public est la manifestation de ce surinvestissement dans l’idéologie produit par le rôle moteur d’élites déconnectées des dynamiques sociales. Elle donne lieu, depuis 2015, à un numéro de duettistes entre le chef de l’État, Beji Caïd Essebsi, chef de file des premiers, et de Rached Ghannouchi, président d’Ennahda, qu’Aziz Krichen décrit comme un pur artefact censé mobiliser des bases politiques happées par la puissance de différenciation des questions identitaires, au détriment de la question sociale.

« L’autre chemin » qu’il appelle de ses vœux, c’est d’échapper à l’ornière de cette « bipolarisation mortifère » qui sous couvert d’affrontement entre « modèles de société » garantit le statu quo de l’organisation économique qui détermine les rapports de domination sociale, que l’élan premier de la révolution appelait à subvertir.

En perspective des élections législatives et présidentielle d’octobre et novembre prochains, les déchirements pathétiques au sein de Nidaa Tounès, le parti du chef de l’État scindé en deux branches depuis son congrès constitutif du 6 avril 2019, les manœuvres du premier ministre Youssef Chahed pour rallier des forces au sein de sa nouvelle formation Tahya Tounes, les excès de tactiques d’Ennahda tout entier concentré sur la protection de sa position au sein du pouvoir, ouvrent un boulevard aux démagogues qui surjouent la proximité avec le peuple.

Ainsi, il se dessine bien une alternative à l’affrontement entre modernistes et islamistes dont le potentiel de mobilisation atteint peut-être ses limites. Des entreprises politiques autoproclamées « anti-système » prospèrent sur la frustration devant la dégradation du pouvoir d’achat, sur le besoin d’ordre devant le délitement de l’État, sur une nostalgie de mauvais aloi pour l’ancien régime et sur le discrédit de gouvernants déconnectés, enrôlés dans les réformes néo-libérales. Mais ces différentes variantes du populisme partagent les méthodes clientélistes et une commune ignorance des raisons structurelles des injustices sociales et du déni de citoyenneté ; elles auraient au contraire toutes les chances de les aggraver si elles devenaient majoritaires.

1Éditions de la Sorbonne, 2018. 1re édition à Tunis, Éditions Script, 2016.

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