Tunisie, vers le rétablissement d’un pouvoir personnel

Réforme annoncée de la Constitution · Béji Caïd Essebsi a annoncé en septembre dernier une prochaine révision de la Constitution adoptée en janvier 2014 qui avait gravé dans le marbre les acquis de la Révolution de 2011. Selon le président, elle est responsable du blocage de l’action gouvernementale. Il dénonce en particulier le parlementarisme constitutionnel, établi pour prévenir le retour d’un pouvoir personnel qu’il entend précisément restaurer.

Cérémonie de signature de la Constitution à l’assemblée constituante, le 27 janvier 2014 en présence de personnalités nationales et internationales.
© Thierry Brésillon.

En quelques jours, une série d’impulsions politiques sont venues secouer la fin de la torpeur estivale tunisienne. Le 6 septembre, plusieurs ministres issus de l’ancien régime ont fait leur entrée au gouvernement1. Le 13 septembre, le Parlement a adopté une loi d’initiative présidentielle accordant une amnistie générale aux fonctionnaires impliqués dans des affaires de corruption entre 1955 et 2011 — sous réserve de ne pas en avoir tiré de bénéfice personnel (ce qu’il est difficile d’établir sans une enquête sur les avantages indirects ou dissimulés en contrepartie des détournements de procédures qu’ils ont légalisés). Le 18 septembre, les élections municipales considérées comme un déploiement à l’échelle locale de la démocratie ont été une nouvelle fois reportées, a priori à mars 2018.

Le chef de l’État Béji Caïd Essebsi a annoncé la prochaine étape de cette reconfiguration, dans un entretien peu commenté accordé au quotidien La Presse le 6 septembre, qui ne concerne rien moins que la Constitution adoptée en janvier 2014. Même s’il entend laisser aux députés l’initiative d’une révision constitutionnelle, l’idée souvent évoquée depuis 2015 est désormais une perspective tangible.

La Constitution tente pourtant d’institutionnaliser les acquis de la Révolution. En février 2011, les partis politiques avaient canalisé les revendications des jeunes rassemblés sur la place de la Kasbah vers la rédaction d’un nouveau texte, censé être l’instrument d’une régénération de l’ensemble du modèle politique, économique et social. Présentée comme la plus libérale du monde arabe, chef d’œuvre d’équilibre, la nouvelle Constitution est cependant rendue responsable par le président de la République du blocage de l’action gouvernementale.

Un parlementarisme contrarié

L’essentiel de sa critique vise en premier lieu « les attributions entremêlées » à la tête de l’exécutif. La Constitution confie la conduite de la politique gouvernementale à un chef du gouvernement issu de la majorité et responsable devant le Parlement. Cette logique a été défendue avec force par Ennahda, dans l’intention de prévenir la restauration d’un pouvoir personnel comme la Tunisie l’a connu depuis l’indépendance. Une philosophie probablement non dénuée d’arrière-pensées : à une époque, le parti islamiste estimait pouvoir convertir durablement la majorité sociologique conservatrice en majorité électorale. De manière tout aussi calculée, ses opposants ont alors obtenu que le président de la République soit non seulement élu au suffrage universel direct, mais qu’il dispose d’un « domaine réservé » constitutionnalisé : les affaires étrangères et les questions de sécurité et de défense. Les partisans de cette solution pariaient sur le fait qu’aucun islamiste n’aurait avant longtemps la popularité nécessaire pour remporter une élection présidentielle.

Cette dualité avait été vue alors comme une manière de « constitutionnaliser le compromis ». Il était prévisible qu’elle installe un potentiel de tension, mais surtout que, doté de l’onction du suffrage universel direct, le président concentre sur lui une légitimité de nature à lui donner l’ascendant sur les autres pouvoirs, s’il était décidé à maximiser les atouts de sa position. Prévision que la configuration issue des élections de 2014 a confirmé : la culture politique de Béji Caïd Essebsi marquée par le pouvoir personnel et la centralité de l’État dans le développement l’a porté à amplifier les prérogatives que lui attribue la Constitution. La coalition gouvernementale associant Nidaa Tounès et Ennahda a dissous la force de la majorité parlementaire dans un équilibre tributaire d’arbitrages dont le chef de l’État est la clé de voûte. Le premier ministre n’est plus le leader de la majorité, mais l’instrument des orientations impulsées par la présidence.

De son côté, le Parlement peine d’autant plus à s’imposer comme source de la politique gouvernementale et comme pouvoir autonome qu’il ne dispose pas des ressources techniques et humaines pour renforcer l’expertise des députés. Aucune loi d’initiative parlementaire n’a été examinée. À plusieurs reprises, le gouvernement a retiré des projets trop amendés en commission à son goût, et les votes sont négociés en amont entre directions des partis. Le cadre parlementaire a été ainsi de facto réinvesti par un schéma finalement assez familier en Tunisie : la conjonction d’un président fort et d’un champ partisan unifié, d’un gouvernement aux ordres et d’un Parlement discipliné.

Par ailleurs, la mise en œuvre du texte est en retard sur des aspects pourtant essentiels. La Cour constitutionnelle, par exemple, n’est toujours pas en place alors qu’elle devrait être formée depuis janvier 2015. Aucune stratégie d’ensemble n’a été élaborée pour mettre la législation en conformité avec les nouvelles exigences constitutionnelles. Quelques ajustements ont été opérés, sous la pression de mobilisations ponctuelles ou, comme c’est le cas récemment avec les avancées en matière d’égalité hommes-femmes, dans le but d’en tirer un bénéfice politique.

Dans son entretien du 6 septembre, Béji Caïd Essebsi a donc rendu ce parlementarisme contrarié responsable de l’inefficacité gouvernementale. Il s’en est pris également de manière virulente aux instances constitutionnelles indépendantes, se référant probablement à l’Instance supérieure indépendante des élections, à l’Instance nationale de lutte contre la corruption et à la Haute Autorité de l’audiovisuel. « Des valets plus forts que le maître », a-t-il ironisé avant d’émettre le souhait qu’elles soient davantage contrôlées par le Parlement, tout comme « les organisations de la société civile », a-t-il ajouté. Les autorités indépendantes posent certes des problèmes théoriques et pratiques, notamment sur la redevabilité de leur gestion financière et dans le cas tunisien, sur leur dépendance à l’égard des équilibres partisans qui président à leur composition. Cependant, elles constituent de nouveaux outils de régulation, en théorie plus impartiaux et moins exposés aux usages politiques que l’administration. Quant aux allusions à la société civile, elles résonnent bizarrement avec les discours visant à disqualifier les associations trop critiques en raison de leurs financements étrangers, tenus systématiquement à l’époque de la dictature et qui font leur retour dans certaines déclarations.

La tentation du césarisme

Depuis 2015, la tendance à la présidentialisation du régime est tangible et de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer une révision constitutionnelle dans ce sens. Inutile de préciser que le régime « présidentiel » auquel les cercles proches du Palais de Carthage aspirent n’a que peu à voir avec ce que la théorie constitutionnelle qualifie de tel. Typiquement, le système étasunien où prévaut une séparation stricte des pouvoirs ; le Congrès y dispose en particulier de prérogatives au moins aussi contraignantes pour l’exécutif que dans un régime parlementaire.

C’est moins la théorie qui est convoquée ici qu’une propension à croire que l’efficacité politique réside dans la concentration de la décision entre les mains de l’exécutif. Là où le parlementarisme place la représentation, la délibération et la dépersonnalisation du pouvoir au cœur de la fabrication de la loi et des politiques publiques, la présidentialisation repose sur l’idée que le lien direct entre le « peuple » et « l’élu », la personnalisation et la centralisation des arbitrages délivrent de meilleurs résultats pour réaliser les grands desseins de l’État.

Dans ce schéma institutionnel, le Parlement n’a plus qu’un rôle secondaire, au service des initiatives de l’exécutif. Dans un climat d’antiparlementarisme et de discrédit des politiques, « les députés […] constituent dorénavant la fraction dominée de l’oligarchie gouvernante », selon une formule cinglante de Pierre Rosanvallon2. Une évolution qui, sans de solides contre-pouvoirs, ouvre la voie à un certain illibéralisme3, voire au césarisme.

« La présidentialisation de l’impuissance »

Pourquoi la Tunisie semble-t-elle retomber dans cette ornière ? Il faut probablement s’interroger sur la vision du fonctionnement de l’État qui cherche à se reconstituer. Réintégrer le personnel politique et technocratique de l’ancien régime ; faire passer le message à l’administration qu’obéir aux injonctions politiques pour gérer l’économie n’expose plus au risque de poursuites ; réviser la Constitution pour reconcentrer la décision ; restreindre l’autonomie de nouvelles formes de contre-pouvoir ; retarder sans cesse l’élection d’autorités locales pourvues d’une plus grande autonomie de décision : tout va dans le même sens. C’est au fond l’aveu que face aux mauvais indicateurs économiques, aux tensions sociales, aux inerties administratives, aux dysfonctionnements institutionnels, la classe dirigeante tunisienne n’a pas d’autres solutions que de revenir à la personnalisation du pouvoir. C’est admettre que sans la possibilité de mettre de l’huile dans les rouages d’une mécanique réglementaire maintenue pour préserver l’emprise de l’État sur l’économie et de mettre les fonctionnaires au service du favoritisme et du clientélisme, le politique n’a pas les moyens de créer les conditions d’une relance4.

Rendre les nouvelles tentatives d’agencement institutionnel responsables du marasme et des tensions sociales ne fera pas illusion longtemps. Les partis ont épuisé leur capacité de représentation de la société et abdiqué tout rôle de proposition, vidant ainsi le régime parlementaire de sa substance. Les raisons structurelles des fractures sociales et de la faible productivité de l’économie ne sont pas solubles dans des injonctions du pouvoir. La personnalisation de la conduite de l’État a peu de chance de combler ces lacunes. L’expérience tunisienne antérieure montre au contraire qu’elle entretient l’opacité sur les arbitrages, affaiblit la légitimité des décisions, accroit finalement la défiance à l’égard des institutions et nourrit le sentiment d’injustice à la base et les intrigues au sommet.

Le principe constitutionnel est censé jouer un rôle fondateur de modernisation politique et de transformation sociale dans la trajectoire de la Tunisie contemporaine. Au point que le mouvement national s’est qualifié de « destourien » pour revendiquer une Constitution (Destour) après la suspension, en 1864, de celle de 1861. Celle-ci avait pourtant échoué à modifier réellement les pratiques du bey et les bouleversements de normes qu’elle avait induits dans la société ont contribué à provoquer un soulèvement national écrasé dans le sang. Malgré ses proclamations démocratiques, la Constitution de 1959 a servi de cadre juridique à la dictature. Celle de 2014 aura-t-elle épuisé sa mission historique en clôturant les querelles idéologiques des années 2012-2013 par d’habiles compromis, et en se conformant aux normes du formalisme démocratique ?

La force d’une Constitution est tributaire de la volonté politique d’en faire vivre la lettre et l’esprit, ainsi que de la relation entre le pouvoir et les dynamiques économiques et sociales. Or, ces dernières continuent d’entretenir avec l’État des liens qui échappent à l’emprise du légalisme, et la faiblesse programmatique des partis prive l’action gouvernementale d’une capacité de les transformer. Dans ces conditions, la présidentialisation permettra peut-être de contenir un temps les tensions mais elle a peu de chances de parvenir à agir sur les causes structurelles des inégalités sociales et des dysfonctionnements de l’État. Cette « présidentialisation de l’impuissance »5 prépare sans doute d’autres désillusions. Et annonce peut-être de nouvelles régressions.

1Hatem Ben Salem et Ridha Chalghoum ont retrouvé les postes qu’ils occupaient à la veille de la Révolution en 2011, respectivement à l’éducation et aux finances ;
➞ l’ancien secrétaire général adjoint du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le nouveau ministre de la défense, Abdelkrim Zbidi a siégé plusieurs fois dans un gouvernement à l’époque de Zinedine El-Abidine Ben Ali ;
➞ Adel Jarboui a été nommé secrétaire d’État chargé de l’immigration et des Tunisiens à l’étranger ;
➞ le nouveau ministre des transports, Radhouane Ayara, a été secrétaire général du RCD en Allemagne.

2Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2017.

3NDLR. Selon Pierre Rosanvallon, l’illibéralisme est « une culture politique qui disqualifie en son principe la vision libérale », in « Fondements et problèmes de l’« illibéralisme » français », Académie des sciences morales et politiques,‎ 2001.

4Pour la description de cette mécanique de l’exclusion, lire « La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie », International Crisis group, mai 2017.

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