Réforme du marché du travail en Arabie saoudite

La porte de sortie pour les travailleurs étrangers · L’Arabie saoudite emploie depuis quelques mois la manière forte pour tenter de remédier au chômage des Saoudiens tout en augmentant sa popularité : expulser en masse les travailleurs immigrés en situation illégale. Près d’un million d’entre eux ont déjà quitté le pays. Détails.

Travailleurs migrants pakistanais en Arabie saoudite à la veille de la fin de l’amnistie pour la régularisation des étrangers sans papiers.
Junaidrao, 2 juillet 2013.

Si l’Arabie saoudite a retenu une leçon des printemps arabes, c’est bien que le chômage, et particulièrement celui des jeunes, est une bombe politique à retardement qui peut exploser à tout moment. Avec un taux officiel de chômage de 12 % parmi les nationaux, qui grimpe à 40 % pour les hommes entre 20 et 24 ans et à 70 % pour les femmes de cette même classe d’âge, le royaume a décidé d’employer la manière forte pour créer de nouveaux emplois pour ses ressortissants. Incapable d’absorber plus de fonctionnaires, il a pris le parti de remplacer les travailleurs expatriés. Tout au moins de donner le signal qu’il entend mettre de l’ordre dans son marché du travail.

Le retour de la « saoudisation »

L’idée est ancienne et les tentatives de nationalisation (« saoudisation ») de la main d’œuvre ont connu diverses fortunes au cours de la dernière décennie. En juin 2011, cependant, le ministère du travail saoudien a lancé un nouveau programme, appelé nitaqat, faisant obligation aux entreprises saoudiennes de plus de dix salariés d’employer un pourcentage fixe de nationaux, sous peine de se voir imposer une sanction financière. Sa mise en œuvre devait devenir effective en 2013.

Depuis fin mars, date à laquelle le ministère du travail a annoncé que ses inspecteurs allaient redoubler d’activité pour vérifier que toutes les entreprises étaient en conformité avec les objectifs du nitaqat — et par là même que tous les travailleurs étrangers étaient en règle avec le système du sponsorship ou kafâla1 —, un vrai vent de panique souffle sur l’Arabie. Le roi avait accordé une amnistie de trois mois, expirant le 3 juillet 2013, durant laquelle les étrangers sans papiers étaient priés de régulariser leur situation pour éviter des peines d’emprisonnement pouvant atteindre deux ans fermes et des amendes — impossibles à payer pour le commun des immigrés — s’élevant jusqu’à 27 000 dollars. Devant l’ampleur du « sauve-qui-peut » généralisé, le roi Abdallah a dû étendre la période de régularisation de quatre mois, jusqu’au 3 novembre 2013.

Un système de contrôle de l’immigration qui dysfonctionne

Au total, en l’espace de sept mois, c’est près d’un million de travailleurs étrangers qui ont quitté le royaume et quatre millions qui ont régularisé leur situation sur place. Si la proportion d’illégaux parmi ceux qui sont partis n’est pas clairement établie2, pas plus que la proportion que représentent les travailleurs tombés dans l’illégalité dans les statistiques nationales des immigrés temporaires, il convient de rapprocher ces données du chiffre de 9 millions d’étrangers en Arabie, sur une population totale de 27 millions, pour mesurer l’ampleur de l’opération et la panique provoquée parmi les travailleurs étrangers, particulièrement les moins qualifiés.

De fait, c’est l’ensemble d’un système migratoire dysfonctionnel qui est remis à plat, sous couvert de cette chasse à l’« illégalité », dont le terme fait insidieusement porter la responsabilité sur les travailleurs eux-mêmes. Si les phénomènes d’entrée clandestine et d’excès de la durée légale sur le territoire existent en Arabie comme en Europe ou aux États-Unis, la rigidité du système de la kafâla, cumulée aux quotas limitant le nombre d’étrangers qu’il est permis aux entreprises saoudiennes de faire venir dans le royaume, a généré un genre particulier d’illégalité : elle a de fait incité certains nationaux à sponsoriser des étrangers pour le compte d’autres employeurs ayant excédé leurs quotas, voire même à les sponsoriser sans leur fournir d’emploi, dans le seul but de tirer une rente de situation.

Deux chiffres, émanant des pays exportateurs de main d’œuvre, révèlent l’étendue du phénomène. D’après le conseiller du premier ministre du Yémen, dont l’économie est largement dépendante des quelque 2 milliards de dollars rapatriés annuellement au pays, « la mesure pourrait toucher plus de 200 000 Yéménites, entrés en Arabie avec un visa de travail (en bonne et due forme) mais qui ne travaillent plus pour l’employeur qui les a enregistrés à leur entrée dans le pays. »3.

Quant au gouvernement philippin, il estimait que les 12 000 Philippins qui avaient approché les autorités consulaires pour quitter l’Arabie ne représentaient pas plus de 10 % de tous les ressortissants à régulariser (au nombre de 108 000 sur un total de plus d’un million de Philippins dans le Royaume)4. Pour les pays d’origine des travailleurs étrangers, la déportation de dizaines de milliers d’entre eux n’est que le début d’un long processus de retour graduel des expatriés, venant aggraver encore la situation de pays fragiles économiquement.

Ainsi, après un laxisme certain, l’Arabie saoudite entend-elle reprendre les rênes de sa politique migratoire. Pourtant si les dysfonctionnements de celle-ci tiennent autant à la privatisation de la prérogative d’importation de main d’œuvre, laissée aux mains des nationaux, qu’aux travailleurs tâchant d’exploiter les failles du système, ce sont ces derniers, et même les plus vulnérables d’entre eux qui ont été désignés comme en étant les principaux responsables dans la mesure où l’obligation de régularisation leur incombe. À ce titre, ce sont surtout eux qui ont payé le prix de la nouvelle politique de régularisation. Le grand nettoyage du marché du travail saoudien a en effet coûté des vies.

Chasse ouverte aux travailleurs étrangers illégaux

Passé largement sous silence durant la période estivale, le premier épisode de ce « sauve-qui-peut » a débuté à l’approche de l’expiration du premier délai d’amnistie le 3 juillet 2013 : avec l’engorgement des services consulaires, les travailleurs se sont mis à faire la queue, en pleine chaleur, devant leurs consulats respectifs pour normaliser leur résidence5. Devant le consulat d’Indonésie à Jedda, l’attente avait tourné à l’exaspération, puis à l’émeute, coûtant la vie à une femme, piétinée dans le cohue6.

Le deuxième épisode de cette chasse aux illégaux se déroule depuis le 4 novembre ; cette fois, les autorités saoudiennes ont mis en application leur menace d’appréhender les travailleurs en situation irrégulière. Au lendemain de l’expiration de l’amnistie royale, ce sont environ 4 000 étrangers qui ont été arrêtés dans le seule ville de Jedda7, 2 200 autres à Samta, tout près de la frontière yéménite dans le Jizan et 379 dans la province orientale8. Les immigrés soupçonnés d’être entrés illégalement par le Yémen sont les cibles privilégiées. À Riyad, c’est dans le quartier éthiopien de Manfouah que les émeutes provoquées par les descentes de police ont causé la mort de deux personnes, fait 68 blessés et conduit à l’arrestation de 561 autres travailleurs9.

Parmi les travailleurs étrangers, la panique est telle que, depuis le début de la campagne contre les illégaux, les étrangers, même en situation régulière, n’osent plus sortir en public. En avril déjà, à Jedda, les conducteurs de camions-citernes qui craignaient d’être en infraction à la loi du travail s’étaient arrêtés de travailler10, provoquant des files d’attente de citoyens venus s’approvisionner en eau. Certaines écoles avaient dû fermer, faute de pouvoir remplacer les enseignants étrangers. La semaine passée, les zones commerciales où les étrangers dominaient le petit commerce se sont désemplies, certains chantiers tournaient au ralenti. Les chauffeurs de bus n’étaient pas passés chercher les étudiantes de l’université à Riyad et à Hayl, il était impossible de trouver un plombier.

Face à ces dysfonctionnements, une question se pose néanmoins : l’Arabie saoudite pourra-t-elle remplacer du jour au lendemain cette main d’œuvre extrêmement flexible ? Rien n’est moins sûr, en tous cas dans un futur proche. Ce qui semble plus certain est que, de façon assez démagogique, dans un contexte politique délicat, le pouvoir se met en scène dans sa toute-puissante efficacité. La presse saoudienne, le 6 novembre, se faisait le porte-voix d’une certaine satisfaction de la part des Saoudiens de voir le système migratoire rationalisé, et les abus, dont les ressortissants ne sont pas dupes, enfin maîtrisés. Habeeb, un Saoudien interrogé par Arab News appelait ainsi le ministre du travail à ne fournir qu’aux « vraies » entreprises le nombre de travailleurs étrangers demandés, afin de lutter contre le trafic de visas de travail. Il faudrait, selon lui, « que pendant deux ans les changements de sponsors soient interdits pour éviter que les nouvelles réglementations ne soient manipulées. (Cela permettrait de s’assurer) que les employeurs ne fassent pas venir (en Arabie) plus de travailleurs que le nombre dont ils ont effectivement besoin. »11.

Il reste cependant à voir si, passé ce regain de popularité, le gouvernement saoudien mettra la même intransigeance à traquer les entreprises et les nationaux en infraction aux nouvelles règles et la même efficacité à élaborer des politiques de création d’emploi adaptées à l’arrivée sur le marché du travail de sa jeunesse, nombreuse et exigeante.

1La kafâla est un système de régulation migratoire qui lie la présence d’un étranger sur le territoire national saoudien à l’obtention d’un contrat de travail. Les étrangers qui souhaitent changer d’emploi doivent obtenir l’accord de leur sponsor ou kafîl. Outre les travailleurs entrés illégalement (principalement par le Yémen) ou excédant la durée de leur séjour légal (notamment les pèlerins), beaucoup de travailleurs se retrouvent dans une situation d’illégalité lorsque leur emploi effectif ne correspond pas au contrat grâce auquel il sont entrés sur le territoire saoudien.

2D’après Al-Jazeera, 380 000 étrangers, dont à peu près 180 000 qui, en situation irrégulière, avaient profité de l’amnistie accordée par le roi, en date du 10 juin 2013.

4Barbara Mae Dacanay,« Only 10% of illegal Filipinos leave Saudi Arabia », Gulfnews.com, 5 novembre 2013.

5Le 5 juin 2013, le consulat indien de Jedda annonçait avoir reçu plus de 19 700 demandes de sortie d’urgence : « Saudi- 19,700 Indians seek emergency exit certificates », Menafm.com, 5 juin 2013 ; quelques jours plus tard, c’était au tour de 12 000 Indonésiens.

6Outre la colère face à la lenteur des autorités surchargées, la rumeur se serait répandue que la date limite pour l’amnistie était le jour même.

7Habib Toumi, « Saudi Arabia arrests thousands of illegal workers », Gulfnews.com, 5 novembre 2013.

9Ellen Knickmeyer, « Saudi Crackdown on Workers Turns Violent », The Wall Street Journal, 10 novembre 2013.

11Abdullah al-Bargi, « Saudis welcome regulation of foreign labor », Arab News, 7 novembre 2013.

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