Tchétchénie. Manoeuvres de couloir pour la succession de Ramzan Kadyrov
En coulisses, face aux problèmes de santé du président tchétchène, le processus de transition s’accélère, où s’entremêlent ambitions familiales, rivalités claniques et enjeux stratégiques pour Moscou.
Le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, n’apparait plus que par intermittence en public. Tantôt bouffi, tantôt amaigri, parfois marchant comme un automate. À 49 ans, l’homme par lequel le Kremlin a « pacifié » la petite république du Caucase du Nord, souffre d’une nécrose pancréatique et de problèmes rénaux, sans doute à force de prendre des stéroïdes anabolisants pour mettre en valeur ce qui fait l’objet de sa fierté, ses muscles. Malgré les efforts pour cacher la maladie qui pourrait emporter celui qui dirige la turbulente Tchétchénie depuis vingt ans, les rumeurs, crédibles, les bouts d’informations et les signes de la préparation d’une éventuelle succession se multiplient.
Voilà qui inquiète à Moscou, mais pas tout le monde. Si derrière le président russe Vladimir Poutine, on préfère voir Ramzan Kadyrov continuer à tenir d’une main de fer sa république au sein de la Fédération de Russie, d’autres, en particulier du côté du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) et autres organes de force, ne seraient pas fâchés de le voir quitter la scène. Ils lui en veulent encore, ainsi qu’à son père Akhmad Kadyrov, pour leur positionnement lors de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996).
À cette époque, Akhmad Kadyrov, mufti de la république nord-caucasienne, prend le parti des indépendantistes et appelle au djihad contre l’envahisseur colonial russe. Mais au début de la « seconde guerre », relancée en 1999 par Poutine — au cours de laquelle 10 à 20 % de la population tchétchène sera tuée —, Akhmad Kadyrov se résout à devenir « l’homme de Moscou » pour ne pas laisser les wahhabites mettre la main sur sa république. Son fils Ramzan l’aide à prendre le pouvoir, s’occupant des basses besognes. En 2007, trois ans après l’assassinat d’Akhmad Kadyrov lors d’un attentat1, son fils Ramzan prend la tête de la république tchétchène conformément à la volonté de Poutine.
Une paix précaire
Toujours est-il que la disparition de Ramzan Kadyrov serait porteuse de risques de nouvelle déstabilisation. La journaliste et analyste de la politique russe Farida Roustamova, autrice de la newsletter Faridaily, souligne à Orient XXI :
Pour le Kremlin et le FSB, sa disparition serait un défi majeur pour garder la situation sous contrôle en Tchétchénie. Le règne des Kadyrov est le fruit d’un désormais vieil accord avec Vladimir Poutine, qui a abouti essentiellement au règne d’une seule famille et la construction d’un régime dictatorial, totalitaire, qui rend Ramzan Kadyrov quasi irremplaçable.
La « seconde guerre » a officiellement pris fin en 2009, mais les haines qu’elle a engendrées n’ont été apaisées que par l’étouffoir brutal imposé par Ramzan Kadyrov. La paix demeure précaire dans la petite république même si la rébellion, qui a pris la forme de l’islamisme, et a perduré au-delà de 2009, est moribonde. Cela tient au fait que Kadyrov s’est employé tantôt à acheter, tantôt à punir durement tous ceux — notamment parmi les familles influentes — qui refusaient d’accepter la paix et de retourner dans leurs montagnes natales.
Mais pour le président tchétchène, le souci semble d’abord celui de la survie politique de son clan. D’où, une fois la maladie installée et la possibilité de la mort envisagée, le lancement d’un travail de préparation politique pour qu’un de ses treize enfants lui succède. Ses fils Ali, 19 ans, et surtout Adam, 18 ans, sont les candidats envisagés.
Une tâche périlleuse, d’abord en raison de la jeunesse et de l’impréparation des intéressés. Elle l’est aussi du fait de l’opposition dans des cercles puissants au niveau fédéral d’un tel scénario. S’y ajoute enfin le jeu des clans tchétchènes travaillés entre autres par une mémoire douloureuse, entre teïp (clans, lignées familiales élargies) qui ont historiquement collaboré avec Moscou et ceux qui n’ont jamais vraiment accepté le joug russe2. Même si les solidarités intra-claniques ont largement disparu et que les facteurs de division vont au-delà : attitudes face à Moscou, mémoire des deux guerres d’indépendance, rivalités économiques, etc.
Des fils trop jeunes
La préparation à la succession s’est d’abord concentrée sur la fabrication d’une image de guerrier et de chef de guerre chez ces adolescents d’alors. On a feint de les envoyer sur le front en Ukraine en novembre 2022. L’important était de faire la photo équipée de pied en cap en guerrier à la Rambo, gilet pare-balles, fusils mitrailleurs flambant neuf en bandoulière, lunettes de protection balistique (noire forcément). On a parfait la scène en les filmant remettant à leur père trois prisonniers ukrainiens, prétendument ramenés du front par eux.
Dans la foulée, et quand la maladie le laissait tranquille, Kadyrov s’est employé à les faire décorer, surtout Adam, par tout ce que le Caucase du Nord (le Caucase « russe ») compte de dignitaires. Il est à présent aussi couvert de médailles qu’un héros de la « Grande guerre patriotique », comme on appelle la Seconde guerre mondiale en Russie. Le père en a aussi profité pour confier, du moins sur le papier et pour la photo et la mise en scène, des responsabilités politiques à Adam.
En 2023, à 16 ans, celui qui ressemble encore à un poupon est nommé chef du service de sécurité de la République tchétchène. Quelques semaines plus tard, il est chargé de superviser le bataillon loyaliste pro‑russe « Cheikh Mansour »3, tout juste créé, actif sur le front ukrainien. En 2024, il est nommé superviseur de l’Université russe des forces spéciales, située à Goudermès, en Tchétchénie, puis, en avril 2025, du ministère de l’intérieur, sans que l’on sache quel rapport hiérarchique existe avec les responsables officiels de ces institutions.
Un autre aspect crucial en cette affaire est le mariage secret, en juin 2024, des deux fils potentiels successeurs de Ramzan Kadyrov avec des descendants de deux personnages clés du régime tchétchène. Ali a épousé une petite-fille d’Adam Delimkhanov, député à la Douma d’État, mais surtout l’allié le plus proche et le plus puissant de Kadyrov et qui vient d’une lignée traditionnellement loyale à Moscou. Quant à Adam, il a été marié à la fille du sénateur tchétchène Souleiman Geremeïev, un des hommes les plus influents de la république, apparenté aux Delimkhanov. Des mariages arrangés, des alliances matrimoniales claniques afin de garantir l’avenir de la place des Kadyrov dans les cercles du pouvoir de la république.
Mais le scénario de la succession reste incertain en raison de l’âge d’Adam Kadyrov. « Adam a seulement 18 ans. Or, selon la loi fédérale, on ne peut devenir chef d’une région qu’à 30 ans. Cela pose un énorme problème pour Ramzan Kadyrov, et le fragilise énormément lui et son clan » relève Farida Roustamova.
Il est également peu probable que cela plaise au Kremlin et à Vladimir Poutine, de voir un si jeune homme présider aux destinées d’une république si rebelle depuis deux siècles. Pour Mark Youngman, spécialiste des questions sécuritaires russes, qui dirige l’agence d’investigation Threatologist :
Trois scénarios-types existent. Soit le Kremlin et l’élite tchétchène ne parviennent pas à contrôler le processus de succession, ce qui engendrerait de l’incertitude, voire de la violence. Soit le Kremlin pourrait, comme il l’a par exemple fait au Daghestan voisin, nommer une personne extérieure à la région à la tête de la république. Soit enfin chercher au sein du régime tchétchène existant un successeur capable de minimiser les risques en maintenant une forme de statu quo. Selon moi, c’est cette troisième solution qui sera privilégiée.
Maintenir le statu quo
Mais qui, alors ? Toute l’année 2024, à la suite d’une investigation fouillée du journal russe d’opposition Novaïa Gazeta, c’est le général de brigade Apti Alaoudinov qui semblait tenir la corde. Le 22 septembre 2022, alors qu’il n’a aucune formation ni expérience militaires, il est nommé à la tête du bataillon tchétchène « Akhmat », actif sur le front ukrainien. En avril 2024, il est propulsé chef-adjoint de la direction principale politique du ministère fédéral russe de la défense. Cette promotion fédérale l’amène à agir parfois en porte-parole des opérations en Ukraine. « Cette mise en scène ressemble fort à une tentative de façonner son image de haut responsable “russe”, en gommant son image de Tchétchène », analyse un consultant politique à Moscou, préférant garder l’anonymat.
L’article susmentionné de Novaïa Gazeta a la même intuition :
Le 18 décembre [2023] s’est tenu à Moscou le 21e congrès de Russie unie [le parti présidentiel], au cours duquel les délégués ont soutenu la candidature de Poutine à un cinquième mandat. (…) Pour la première fois, l’un des orateurs du congrès était un Tchétchène. Et ce n’était pas Ramzan Kadyrov, mais un « chef militaire russe », (…) le général de division Apti Alaoudinov.
L’allocution d’Alaoudinov a été remarquée pour son style : propos sans fioritures, discours posé, prononcé pratiquement sans accent… Mieux, il fait écho au discours du président Poutine en évoquant l’importance des valeurs traditionnelles et de la religion, mais en utilisant ostensiblement le mot « Dieu » à cinq reprises pour ne dire le nom d’« Allah » qu’une seule fois, relève Novaïa Gazeta.
Mais depuis une petite année, l’étoile d’Alaoudinov pâlit. Le média en ligne Vajnie Istorii, dans un article publié le 19 novembre, croit savoir que c’est le fait des luttes internes au pouvoir fédéral. Certains, FSB en tête, plaideraient pour une continuité avec le régime de Kadyrov, dans sa dureté et sa brutalité, avec un Adam Delimkhanov à la tête de la république. D’autres, derrière le très influent premier chef adjoint de l’administration présidentielle russe Sergueï Kirienko, préféreraient placer Apti Alaoudinov comme dirigeant de la Tchétchénie.
Mais pour Mark Youngman :
La candidature d’Alaoudinov est peu probable. Parce qu’au fond, le régime créé par Ramzan Kadyrov est un système complexe, qui ne tient pas qu’à une personne. C’est pourquoi le Kremlin va tenter de garder le système tel qu’il est, mais avec une autre personne à sa tête s’il devait se passer de Ramzan, si la maladie l’obligeait à abandonner le pouvoir ou s’il venait à mourir.
D’où la tentation de placer Adam Delimkhanov à sa place en cas de succession. Mais l’homme, qui a été celui des basses œuvres depuis deux décennies, a sans doute trop de violences à son actif, et donc trop d’ennemis, pour pouvoir jouer ce rôle.
Le cœur du problème, tant pour le Kremlin que pour les caciques du régime de Kadyrov, mais peut-être pas pour le FSB, qui semble sur une autre ligne, réside probablement dans la possibilité de laisser le pouvoir au clan Kadyrov. Mais ses fils, et notamment Adam qui est pressenti, sont trop jeunes. Mark Youngman poursuit :
Une solution possiblement envisagée est celle de préparer la succession d’Adam Kadyrov, qui selon la loi actuelle ne peut survenir que dans douze ans, mais en plaçant par intérim à la tête de la république un homme de confiance des Kadyrov et du Kremlin. Cet homme pourrait être, par exemple, Magomed Daoudov, le premier ministre de la république depuis mai 2024.
Daoudov, 45 ans, a une grande expérience et s’est imposé au fil des ans comme une figure clé du régime tchétchène, après avoir combattu avec les indépendantistes avant de se rallier à Akhmad Kadyrov et aux forces russes. Il a débuté sa carrière au sein du ministère de l’intérieur tchétchène avant d’assumer un rôle plus politique et de devenir président du Parlement en 2015. Pour Ramzan Kadyrov, il est un fidèle, capable de gérer la république sans lui faire trop d’ombre, Daoudov disposant de puissantes relations au sein de l’appareil politique et sécuritaire tchétchène sans toutefois y avoir des parents et alliés y occupant des postes stratégiques. Il n’a pas non plus de liens très forts au niveau fédéral, ce qui le rendrait plus facile à contrôler aux yeux de Moscou.
1NDLR. L’attentat du stade de Grozny est survenu le 9 mai 2004. Il a été revendiqué par le chef de guerre séparatiste Chamil Bassaïev (1965 – 2006).
2Le teïp Benoï, celui des Kadyrov, fait traditionnellement partie des opposants à la colonisation russe. Il compte dans ses rangs le célèbre idéologue religieux Kounta Khadji qui au XIXe siècle avait inventé une doctrine de résistance appelant à faire le dos rond face à la conquête qui menaçait l’existence même de son peuple, le temps de se régénérer démographiquement, spirituellement, économiquement, militairement etc.
3NDLR. À ne pas confondre avec le bataillon pro‑ukrainien qui porte le même nom et qui est composé de volontaires tchétchènes anti‑Moscou.
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