L’Iran face à la menace de l’État islamique

Un rapprochement à petits pas avec l’Arabie saoudite · Dans un entretien donné à la télévision iranienne le 30 août, le président iranien Hassan Rohani a réaffirmé que son pays était prêt à discuter avec l’Arabie saoudite pour aplanir les différends entre les deux pays. Les succès de l’État islamique en Irak ont ravivé à Téhéran les très mauvais souvenirs de la guerre Irak-Iran (1980-1988). L’arrivée à Damas et le retour à Bagdad d’un pouvoir fort sunnite sont perçus comme une menace inadmissible pour l’Iran qui craint, depuis sa fondation comme État moderne au XVIe siècle d’être encerclé par des forces hostiles.

Nouri Al-Maliki (G) et Hassan Rohani (D) à Téhéran, le 5 décembre 2013.
Sur VOA News.

Depuis 2013, les actions terroristes sunnites dans le Baloutchistan iranien et la perspective d’un retour des talibans en Afghanistan avaient fortement sensibilisé les élites et les médias iraniens qui ne cessent de dénoncer le soutien saoudien (associé par eux à Israël et aux États-Unis) à ces groupes sunnites radicaux. Depuis le début de la guerre en Syrie et bien sûr après la prise de Mossoul par les djihadistes le 9 juin 2014, l’Iran ne cesse d’affirmer qu’il est le seul État à vraiment s’opposer aux « takfiristes », au « terrorisme sunnite radical » présenté comme le pire ennemi de l’islam.

Le gouvernement iranien de Hassan Rohani use cependant d’un langage différent. Après trois décennies de présence active dans la politique régionale, la République islamique a parfaitement conscience des dynamiques et conflits qui traversent le Proche-Orient et le monde musulman. Des rêves d’une révolution globale du monde islamique, il ne reste plus que l’opposition radicale à Israël qui est devenue un moyen de pression politique plus qu’un objectif stratégique.

La priorité absolue est aujourd’hui la sécurité et l’indépendance nationale nécessaires à la pérennité de la République islamique, surtout après l’accord du 24 novembre 2013 à Genève sur la question nucléaire. Les forces radicales ne manquent pas d’influence à Téhéran, mais le gouvernement de Rohani garde le cap au moment où l’incendie djihadiste conduit les pays occidentaux et les monarchies arabes à revoir leur politique iranienne. L’Iran ne veut pas manquer cette occasion de mettre fin à l’ostracisme international dont il est la victime (et parfois l’initiateur).

« L’axe du mal »

Les monarchies arabes qui se sont renforcées et enrichies en profitant de la marginalisation internationale de la République islamique sont clairement cataloguées à Téhéran comme des alliés durables des États-Unis (et même d’Israël). Elles ne sauraient donc devenir rapidement des alliées, mais ce sont de vrais États avec qui il faut compter et que l’on ne peut plus regarder de haut. Leur puissance financière et leur influence médiatique dans le Proche-Orient (Al-Jazira), ou les relations d’affaires ou personnelles des familles régnantes avec des pays comme la France ou le Royaume-Uni sont devenus des faits aussi incontournables que la puissance ancienne de l’Iran avec ses 80 millions d’habitants. Malgré des crises, le pragmatisme de Téhéran s’est donc imposé avec ses voisins arabes.

Après la guerre du Koweït (1990-1991) qui avait fini d’isoler l’Irak, le gouvernement de Hachemi Rafsandjani avait rétabli les relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite. Ce rapprochement avait ensuite été très activement renforcé par Mohammad Khatami. Un accord de sécurité avait même été signé en 2001, laissant entrevoir une coexistence pacifique entre les deux puissances. Mais les rapports se sont dégradés, la méfiance et même l’hostilité mutuelle sont restées fortes.

Depuis 2002 et leur inscription dans « l’axe du Mal » (avec la Syrie, l’Irak et la Corée du Nord) par George W. Bush, les Iraniens ont été confortés dans leur rôle de victimes d’un complot international conduit par les néoconservateurs et Israël, avec l’Arabie comme acteur local majeur. L’Iran n’a pas pris la mesure du traumatisme qu’a constitué pour les monarchies arabes sunnites l’arrivée au pouvoir des chiites à Bagdad en 2003. Elle se défend pourtant d’avoir des ambitions hégémoniques, même si elle affirme sa solidarité avec les diverses communautés chiites et sa position dans le front contre Israël. La « menace iranienne », régionale avec l’arc chiite et mondiale avec son programme nucléaire contesté, était présentée comme l’un des risques majeurs pour la sécurité régionale et même internationale.

Dès lors, Téhéran n’a eu de cesse de dénoncer une politique de « deux poids deux mesures » face aux monarchies arabes sunnites qui ne cachaient pas leur soutien à de nombreux groupes radicaux sunnites dans le monde entier. Ces pays recevaient au contraire le soutien politique, culturel et militaire appuyé de Washington, Paris ou Londres.

Briser « l’arc chiite »

L’Iran et l’Arabie saoudite n’ont cessé de s’opposer, notamment lors des printemps arabes et de la révolte des Bahreinis, soutenus par Téhéran, contre l’émir sunnite bénéficiant de l’aide militaire saoudienne. L’accord provisoire sur le nucléaire iranien de novembre 2013 a enfin été vécu par les monarchies arabes et Israël comme aussi grave que l’arrivée des chiites au pouvoir à Bagdad en 2003. La crainte d’un rapprochement entre l’Iran et les États-Unis ou même d’un renversement d’alliances a porté à son paroxysme la méfiance saoudienne envers l’Iran. Dans ce contexte, la révolte des Syriens en 2011 a été vue par les monarchies arabes comme une occasion de briser « l’arc chiite » en soutenant les divers groupes sunnites radicaux combattant les forces de Bachar Al-Assad, allié de Téhéran. Pour l’Iran il s’agissait moins de défendre le régime Assad que d’éviter que ce conflit ne menace l’Irak voisin. Les faits lui ont donné raison.

Les guerres de Syrie et d’Irak sont moins un conflit religieux opposant sur le terrain sunnites et chiites ou Arabes et Iraniens que l’expression du conflit politique qui oppose les deux puissances régionales émergentes après le retrait — partiel — des troupes des États-Unis et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Cette période de « guerre froide » a échappé à tout contrôle. L’Iran s’est discrédité en Syrie et les monarchies arabes ont été incapables de se faire entendre de leurs affidés désormais largement autonomisés. L’État islamique ne menace plus seulement l’Irak, mais aussi l’Iran chiite et surtout l’Arabie saoudite, contrainte de revoir drastiquement sa politique et ses alliances.

L’impuissance des Occidentaux en Irak, Afghanistan, Syrie et Gaza (sans compter la Libye) et le drame humain des Irakiens face à la vague djihadiste semblent imposer un tournant dans l’histoire de la région. Les pays occidentaux craignent le retour en Europe ou aux États-Unis des djihadistes ; les monarchies arabes redoutent l’action politique, terroriste, voire militaire de ces militants opposés aux régimes monarchiques. Cette situation ne déplaît pas à l’Iran qui craint les djihadistes pouvant agir dans ses provinces sunnites, mais a confiance dans ses capacités politiques et militaires — et quelque satisfaction à voir ses ennemis et rivaux d’hier rechercher son aide.

Téhéran soutient le nouveau premier ministre à Bagdad

En 2003, l’arrivée au pouvoir des chiites à Bagdad avait permis à l’Iran de développer ses relations avec l’Irak dans tous les domaines. Les services de renseignement et les conseillers militaires issus de la force Qods des Gardiens de la révolution ont encadré les milices et militants bassidjis chiites. Le gouvernement de Nouri Al-Maliki avait le soutien politique de Téhéran, qui entretenait également de bonnes relations avec le gouvernement autonome du Kurdistan, peut-être pour mieux le contrôler. L’Irak est surtout devenu la première destination des exportations iraniennes. Les projets de coopération entre les deux pays se sont multipliés. L’Iran entend donc suivre de très près ce qui se passe chez son voisin, ce qui n’est pas fait pour rassurer les autres pays de la région ni surtout la minorité sunnite d’Irak marginalisée. N’ayant jamais su ou voulu donner une place juste à sa propre minorité sunnite, la République islamique était en effet bien incapable de proposer au gouvernement chiite confessionnel de Bagdad une politique plus juste à leur égard.

Face au risque de chaos et d’éclatement de l’Irak, l’Iran a vite soutenu le nouveau premier ministre Haïdar Al-Abadi, à l’instar des États-Unis et surtout de l’Arabie saoudite qui change ainsi de politique envers l’Irak. Pour confirmer la continuité des relations bilatérales et surtout tenter de définir les modalités de cette nouvelle « coexistence pacifique », le vice-ministre des affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian s’est rendu a Riyad le 24 août pour tenter de convaincre l’Arabie saoudite d’accepter d’inviter le ministre Mohammad Javad Zarif puis le président Rohani lui-même pour cette « sainte alliance ».

Les éditoriaux de la presse réformatrice (E’temad, 28 août), multiplient les incitations à un dialogue approfondi et à un rapprochement avec le royaume saoudien pour régler durablement une rivalité sans issue. Cependant, les militaires comme les Gardiens de la révolution rejettent tout projet de coopération avec les forces américaines et déclarent que la frontière avec l’Irak est calme et qu’ils sont prêts à intervenir à la demande du gouvernement irakien si les sites religieux chiites de Nadjaf et Kerbala sont menacés. Les informations sur la mort en Irak de pilotes ou de miliciens iraniens confirment en outre que l’Iran veut éviter d’engager des forces militaires nombreuses mais se trouve très impliqué dans les combats, de facto à côté des Américains. C’est une occasion pour démontrer que pour lui, il n’y a pas de solution militaire contre les djihadistes.

L’urgence face à la menace djihadiste

L’objectif iranien est cependant surtout politique, pour garantir son statut potentiel de puissance régionale stable et reconnue. Cela passe par un rapprochement avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, tout en jouant sur les rivalités interarabes en renforçant ses bonnes relations traditionnelles avec Oman et le Qatar. Hassan Rohani vient de répéter ce 30 août que tous les Iraniens, chiites, sunnites ou chrétiens sont égaux et veut pousser son avantage diplomatique malgré les réticences de l’Arabie saoudite.

La menace djihadiste semble assez forte pour contraindre les deux États à la coexistence pacifique. Le principal blocage vient des puissances occidentales qui n’ont pas encore décidé d’un futur équilibre régional incluant l’Iran. Téhéran estime que la balle est dans le camp des monarchies arabes et espère que les Occidentaux useront de leurs relations avec les États et les familles régnantes pour les inciter ou les contraindre à cesser leur soutien aux mouvements sunnites radicaux.

Lors de la conférence annuelle des ambassadeurs le 28 août, François Hollande a déclaré que l’Iran pourrait participer à une conférence internationale sur la sécurité dans la région (ce qui lui avait été refusé à propos de la Syrie en décembre 2013), mais que la question du nucléaire devrait être réglée au préalable. Certes, les deux dossiers sont séparés, mais on voit mal comment les nouveaux rapports de force ne favoriseraient pas une inflexion de la politique française. Les États-Unis, qui ont désormais des discussions bilatérales de très haut niveau avec l’Iran, semblent vouloir trouver vite une issue, et Abbas Araghchi, le principal négociateur iranien, était à Paris le 2 septembre. Il manquait une volonté politique commune pour régler — ou du moins geler — le contentieux nucléaire et accepter la réalité de la République islamique avec son identité complexe. La crise irakienne est peut-être en train de l’imposer.

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