La Silicon Valley iranienne tente de survivre en dépit des sanctions

Les conséquences du renforcement des sanctions contre Téhéran visant à poursuivre la stratégie d’isolement économique apparaissent depuis la mi-novembre, avec en particulier la hausse du prix du carburant. Moins visible, le secteur des nouvelles technologies, qui incarne l’espoir de nombreux jeunes Iraniens, est également menacé par ces mesures coercitives. À Téhéran, le milieu de la « tech » s’interroge : pourra-t-il survivre à Donald Trump ?

Azadi Innovation Factory, pépinière de start-up à Téhéran

L’adresse est difficile à trouver, l’immeuble un tantinet décrépit, mais arrivé au dernier étage, la vue panoramique sur les monts Alborz est unique. C’est dans ces bureaux surplombant la pollution des boulevards que Mohammad Reza Azali, 31 ans, a installé Techrasa, un média consacré à l’actualité numérique en Iran. Mohamad Reza connaît la scène 2.0 iranienne comme personne. « Commencer une entreprise ici, c’est du gâteau ! », lance-t-il, un sourire espiègle noyé dans sa barbe de hipster. « Il suffit juste de trouver la bonne idée. Alors qu’en Europe ou aux États-Unis, tout existe déjà ».

Techrasa a embauché trois personnes et fait travailler une vingtaine de rédacteurs réguliers. Une petite réussite pour un site créé il y a à peine quatre ans. Malgré cet optimisme de façade, Mohamad Reza est amer. Selon lui, la situation des start-up iraniennes est l’histoire d’une occasion manquée. « Vous vous rendez compte, 100 millions de personnes dans la région parlent persan. Le potentiel est incroyable. L’infrastructure et le marché étaient là… Il ne manquait plus que l’étincelle ».

Cette étincelle qui aurait permis de faire décoller le secteur a failli arriver en juillet 2015. La signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire entre l’Union européenne (UE), les États-Unis et l’Iran devait inaugurer une nouvelle ère de prospérité et un semblant de stabilité pour une République islamique étouffée par des décennies d’isolement économique. Avec cet accord historique, l’Iran espérait accueillir des capitaux étrangers afin qu’ils investissent dans sa naissante industrie numérique.

Un marché captif de 80 millions d’habitants

L’interdiction faite aux entreprises américaines d’opérer en Iran du temps des administrations Bush et Obama avait paradoxalement favorisé l’éclosion de start-up iraniennes : celles-ci pouvaient se développer sans concurrence étrangère. Elles se sont mises à reprendre les services proposés par les applications de la Silicon Valley. Des équivalents iraniens d’Uber, d’Amazon et d’eBay ont vu le jour, avec l’accord tacite du premier ministre Hassan Rouhani. Depuis son élection en 2013, 5 milliards de dollars (4,5 milliards d’euros) ont été investis pour développer l’infrastructure technologique et la 4G. Selon la Measuring Information Society of Iran, liée au gouvernement, plus de 72 % des foyers étaient connectés à internet en 2018, contre 21 % en 2013. L’Iran compterait aujourd’hui 6 500 startup, principalement basées à Téhéran. Selon les professionnels, le secteur du numérique représenterait 1 % du PIB iranien et emploierait 45 000 personnes.

Le gouvernement a même mis en place des exemptions fiscales pour les jeunes entreprises du numérique. Elles bénéficient d’un accès au crédit à des taux préférentiels. Une politique en phase avec le programme économique libéral sur lequel Rouhani s’est fait élire. Objectif : atténuer la dépendance du pays aux exportations de pétrole, et offrir des opportunités aux jeunes, dont le taux de chômage oscille entre 25 et 30 %. Les startuppeurs pouvaient surtout compter sur un marché captif de 80 millions d’habitants dont plus de la moitié a moins de 30 ans, une jeunesse urbaine ultra connectée, et une diaspora éduquée qui commençait à revenir au pays. Une situation économique hors norme qui a permis au phénomène start-up de prospérer.

La récession due aux sanctions américaines

Mais cette croissance a été anéantie par l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. En novembre 2018, le président américain rétablit les sanctions qui avaient été levées en 2016 à la suite de l’accord sur le nucléaire. La stratégie américaine de « pression maximale » pour isoler l’Iran a forcé les entreprises occidentales à quitter le pays, et porté un coup aux exportations de pétrole. Aujourd’hui, le pays est en récession, le rial se dévalue de jour en jour et l’inflation atteint un record de 40 %. En septembre 2019, les États-Unis ont annoncé de nouvelles sanctions en représailles des tensions dans le golfe d’Oman et de l’attaque des centres pétroliers saoudiens. Présentées par Donald Trump comme « les plus sévères jamais infligées à un pays », elles ont été accueillies comme un coup de grâce par de nombreux Iraniens. C’était avant l’annonce de la hausse du prix du carburant le 14 novembre dernier, déclenchant un vaste mouvement de révolte dans tout le pays.

Lena Vafaey a 32 ans. Ces sanctions rongent son quotidien d’entrepreneure. Après des études au Canada et à New York, elle est revenue en Iran il y a trois ans pour fonder Peeyade, une application qui géolocalise l’utilisateur et lui propose les loisirs les plus proches, avec un système d’avis participatifs. « On a repris le modèle de Yelp », l’application américaine originelle, explique-t-elle. Les 45 employés de Peeyade, dont une moitié de femmes, sont installés sur deux étages d’un vieil immeuble art déco. Cigarette au bec, ils inspectent des lignes de code, affalés dans des poufs, ordinateur sur les genoux. Les locaux pourraient être ceux de n’importe quelle start-up américaine. « Les sanctions nous touchent de deux manières, soupire Lena, à cause de l’appréhension générale et de la baisse du niveau de vie, les Iraniens consomment moins de loisirs, ce qui nous fait perdre des clients. Et surtout, on ne peut pas utiliser les serveurs et les logiciels américains ».

Contourner la censure

Même si les sanctions écartent toute concurrence internationale, elles compliquent le quotidien des entrepreneurs. En effet, par peur d’enfreindre la loi, les entreprises américaines ne rendent pas leur technologie disponible en Iran. Lena n’a donc pas accès à la précieuse régie publicitaire Google Ads, ni à Google Analytics, un outil qui permet de mesurer l’audience d’un site en temps réel, ni aux services de cloud du géant américain. « Du coup, on passe notre vie à faire des sauvegardes de nos bases de données… On n’a pas non plus le droit d’utiliser One Signal, le système qui permet d’envoyer des notifications sur les écrans des utilisateurs… »

La liste des logiciels essentiels aux start-up mais interdits en Iran est sans fin : la plateforme GitLab, très populaire dans le monde de la tech, qui permet d’héberger des sites web ; le logiciel de développement Android, que les programmeurs utilisent pour créer des applications ; sans compter le logiciel Adobe pour créer des PDF, et de nombreux programmes antivirus…

En mars 2018, Apple a bloqué l’accès à son magasin d’applications App Store pour les Iraniens. En février 2019, une centaine d’applications développées en Iran ont même été supprimées. Les Iraniens souhaitant télécharger des applications sur leur smartphone doivent utiliser un réseau privé virtuel (VPN), un serveur proxy qui permet de contourner la censure en modifiant la localisation de l’appareil à partir duquel on se connecte.

« Si j’étais étranger, je n’investirais pas en Iran », conclut Lena. « Le marché est trop instable et à cause des sanctions sur le système bancaire, on ne peut même pas exporter l’argent… »

Le futur « hub » du Proche-Orient ?

Les start-up qui se sont créées plus tôt et qui ont connu une forte croissance ont su amortir le choc des sanctions. L’entreprise qui fait office de modèle pour les jeunes entrepreneurs s’appelle Snapp, leader national du transport par voiture avec chauffeur (VTC). Autrement dit, la version locale d’Uber, dont les véhicules sont partout à Téhéran. Avec son millier d’employés, la société est installée dans les quartiers nord de la ville, où vit la jeunesse dorée.

Mehrad Abdolrazagh, cadre chez Snapp, claironne : « Pour nous, les sanctions sont une bonne nouvelle ! On n’a pas à se soucier de la concurrence d’Uber. Notre atout, c’est de connaître le marché local. Cela fait des années qu’on accumule des données sur les habitudes de consommation des Iraniens. Cela nous donne une avance considérable. » Exemple de ce savoir-faire local, Snapp propose des conductrices pour les clientes conservatrices qui refuseraient d’être conduites par un homme.

Avec deux millions de courses par jour, Snapp est l’une des cinq plus importantes applications de VTC au monde. Les bruits de couloir rapportent même qu’un ingénieur de Snapp aurait refusé une offre d’Uber de diriger la branche new-yorkaise du groupe pour créer sa propre boîte en Iran. « Nous sommes une success-story d’après la Révolution… Une des rares ! », s’amuse-t-il.

Malgré les illusions perdues et les difficultés auxquelles ces jeunes font face, beaucoup s’accrochent au rêve de voir l’Iran devenir la plateforme technologique (hub) du Proche-Orient. Mahshad Sobhani, diplômée d’une prestigieuse université canadienne, est rentrée au pays en 2018, juste avant les sanctions de Donald Trump, pour créer son entreprise de financement participatif. « Dans les autres pays, les étudiants rejoignent une grande boîte de conseil pour y faire carrière. Mais en Iran, il n’y a pas de grand groupe. Cela incite les jeunes à créer leurs sociétés ». Comme les autres petits prodiges de la tech, Mahshad garde la tête haute. Elle le jure, elle ne regrette pas d’avoir renoncé à une carrière en Occident pour créer sa société à Téhéran. « Le jour où les sanctions seront levées, nous serons prêts », parie-t-elle.

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