Les milices, un enjeu capital de la reconstruction politique de l’Irak

Formées en 2014 à l’issue d’une fatwa de l’ayatollah Ali Al-Sistani, les Hachd Al-Chaabi (Unités de mobilisation populaires) ont permis de contrer l’avancée de l’organisation de l’État islamique en Irak, officiellement vaincue en décembre 2017. Leur avenir est désormais au cœur de tous les débats, notamment dans la perspective des élections législatives prévues en mai prochain.

3 novembre 2017. — Les Hachd Al-Chaabi paradent après la libération du village d’Al-Qaim.
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Instrumentalisé avec cynisme par Saddam Hussein, l’administration américaine et l’Iran, le confessionnalisme1 a exacerbé les tensions des principales communautés d’Irak que sont les populations arabes sunnites et chiites prises dans le grand jeu du Proche-Orient, là où s’opposent puissances régionales et internationales. À mesure que les tensions grandissaient, les institutions irakiennes s’affaiblissaient, jusqu’à l’avènement d’un « califat » islamique sur plus d’un tiers du territoire. Dans ce contexte, le grand ayatollah Al-Sistani énonçait sa fatwa2 le 13 juin 2014. Et ce, quelques jours à peine après la chute de Mossoul et le lendemain du massacre du camp de Speicher où plus de 1 600 chiites avaient été exécutés par les djihadistes. Aussitôt, plusieurs milices chiites ont répondu à son appel. Parallèlement, des volontaires s’enrôlaient en masse dans les différentes factions.

Parmi les principales unités, on trouve notamment les organisations Badr, dont la plus ancienne, fondée en 1982, est dirigée par Hadi Al-Ameri. Il y a aussi Asaib Ahl Al-Haq, les Brigades du Khorasan, le mouvement du Hezbollah Al-Noujaba et les brigades du Hezbollah ; ces deux dernières factions sont distinctes du Hezbollah libanais, bien qu’idéologiquement proches. Toutes ces milices, qui sont parmi les plus puissantes forces militaires au sein des Hachd Al-Chaabi dépendent des forces militaires iraniennes pour leur entrainement et leur financement. Elles ont également une idéologie « khomeiniste » du fait de leur allégeance aux instances religieuses iraniennes et de leur volonté plus ou moins affirmée d’imposer le modèle politique iranien en Irak. Elles s’inspirent de la version imposée par Khomeiny du velayat e-faqih3. L’influence de l’Iran est plus encore incarnée par Qassem Soleimani, officier des corps des Gardiens de la révolution islamique qui supervise directement les opérations militaires de plusieurs milices chiites irakiennes et syriennes dans la lutte contre l’Organisation de l’Etat islamique (OEI).

Derrière ces forces viennent des organisations comme la division Abbas et la brigade Ali Al-Akhbar, toutes deux affiliées à l’ayatollah Sistani et qui sont financées, armées et entrainées par les forces irakiennes. Elles sont d’ailleurs multi-confessionnelles, comportant entre 15 et 20 % de sunnites. Viennent ensuite les unités proches de l’imam Muqtada Al-Sadr, dont la principale est Saraya Al-Salam, la Brigade de la paix. Le courant sadriste se caractérise par sa vision quiétiste du chiisme et sa volonté de renforcer le pouvoir central et les institutions de l’Irak en incluant les autres communautés du pays. Cet éventail donne un aperçu des divergences idéologiques entre les groupes des Unités de mobilisation populaire (UMP) : entre le courant pro-iranien et le sadrisme, ce sont des visions antinomiques qui s’opposent, menant parfois à la confrontation directe4.

Une difficile unité nationale

Conscientes que les Hachd représentaient insuffisamment les autres communautés du pays, les autorités irakiennes ont incité plusieurs milices non chiites à se joindre à la coalition. Elles incluent les Brigades de Babylone, milice chrétienne ; la Garde de Ninive, la Brigade de Salaheddine et les Forces de mobilisation tribales qui sont quant à elles sunnites. On retrouve également des factions représentant de plus petites minorités comme les yézidis (Unités de résistance du Sinjar) ou la Brigade Chabak (Lioua Al-habak). Au total, les UMP compteraient à ce jour encore quelque 90 000 combattants actifs nous indiquait lors d’un entretien Abou Mustafa Imami, commandant adjoint des UMP sur le front nord-irakien, répartis entre les différentes unités.

L’efficacité des UMP, malgré les nombreuses accusations de violations des droits humains, voire de crimes de guerre dont elles font l’objet a poussé la coalition internationale (Combined Joint Task Force, CJTF, conduite par les États-Unis) engagée dans la lutte contre l’OEI à entraîner, armer et payer plusieurs milices en parallèle à une restructuration de l’armée irakienne. Profitant du vide politico-militaire laissé par le pouvoir central, les UMP sont vite devenues la plus puissante force de frappe militaire au sol contre les djihadistes, non sans que cela pose de sérieuses questions quant à leurs relations avec l’État. En effet, si l’on considère la définition du sociologue Max Weber selon laquelle « un État est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné » (Le Savant et le Politique, 1917), une organisation paramilitaire, composée de factions ayant pour certaines des ambitions transnationales menace l’unité et la cohésion de l’État déjà sérieusement entamées par l’instabilité qui y règne depuis l’invasion américaine. Le sectarisme de plusieurs groupes, leur rapport ambigu avec l’Iran notamment inquiètent de nombreux observateurs.

Toutefois, l’élection d’Haïder Al-Abadi, premier ministre irakien en septembre 2014, a permis de renforcer les institutions du pays et de contrer les pronostics qui envisageaient une implosion de l’Irak, voire une redéfinition des frontières du Proche-Orient. Par un décret en 2016 qui intègre les UMP au sein de l’armée, il a affirmé sa volonté de reprendre la main et de faire de la campagne contre l’OEI une opération militaire nationale et non une guerre interconfessionnelle. Cependant, cette allégeance de façade n’empêche pas certaines unités, notamment celles qui collaborent avec Téhéran, de ne jamais rater une occasion de prouver leur indépendance et de tenter par tous les moyens de s’émanciper de la tutelle du gouvernement.

Après la victoire contre l’OEI

Conscients des dangers qu’il y a de voir les milices outrepasser leur mandat, qui devait prendre fin avec la victoire contre l’OEI, le gouvernement Abadi et les instances religieuses chiites, suivis par plusieurs acteurs comme Moqtada Al-Sadr, ont insisté sur le besoin de voir toutes les milices déposer les armes une fois les djihadistes vaincus... sans résultats probants pour le moment. La victoire annoncée le 9 décembre 2017 n’a pas entamé la volonté de certaines milices de continuer d’opérer librement sur le terrain en prétextant la présence de cellules dormantes et l’apparition de nouvelles organisations terroristes. Le représentant des Hachd Al-Chaabi Abou Mustafa Imami insiste d’ailleurs sur le fait que seule une nouvelle fatwa du grand ayatollah peut engager les milices à se démobiliser5.

Par ailleurs, plusieurs milices, avant de rendre leur équipement au gouvernement, veulent s’assurer que leurs hommes seront intégrés dans les forces régulières ou bénéficieront des pensions pour les vétérans s’ils décident d’un retour à la vie civile. Une compensation et une politique sérieuse d’intégration doivent voir le jour pour éviter un scénario catastrophe comme celui qui avait mené à la guerre civile après l’invasion américaine en 2003. Le désarmement, la démobilisation et la réintégration des miliciens sont très certainement les enjeux cruciaux qui attendent l’Irak de demain. Ils doivent s’accompagner d’une politique de réconciliation et de mécanismes judiciaires dans les cas de violations graves des droits humains. En 2004-2005, l’échec d’un processus similaire avait mené aux affrontements sanglants qui ont marqué l’Irak ces douze dernières années6.

Quand les chefs de milices se reconvertissent

En attendant, certaines milices soutenues par de puissants partis politiques tentent toujours d’interférer dans la politique intérieure du pays pour assurer leur survie, stratégie déjà entamée en 2014 par le biais de la nomination d’un ministre de l’intérieur servant leurs intérêts. Les UMP lorgnent désormais les élections parlementaires prévues le 12 mai prochain. Légalement, les milices ne peuvent pas présenter de candidats, c’est pourquoi beaucoup de leurs chefs ayant des ambitions politiques ont démissionné pour pouvoir participer aux élections, formant une coalition importante initialement dite « des moudjahidines », puis renommée l’Alliance du Fatah (la conquête) pouvant grandement peser au Parlement.

« Les UMP attendent de voir de quel côté le vent va tourner pour s’aligner sur le candidat ayant les meilleures chances de les représenter au Parlement », explique à Orient XXI Dylan O’Driscoll, chercheur au Humanitarian and Conflict Response Institute. La tentation est en effet grande pour certains acteurs d’interférer dans la politique de renforcement des institutions centrales du premier ministre Haïder Al-Abadi. Au sein même de son parti, le mouvement Dawa,l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki — considéré comme responsable de l’exacerbation des tensions inter-confessionnelles qui ont mené au désastre de 2014 — a le soutien de la milice Asaib Ahl Al-Haq contre son rival. Maliki s’appuie également sur un vaste réseau clientéliste caractérisé par sa corruption et son sectarisme.

Pendant ce temps, les sunnites, désorganisés par les combats qui ont marqué leurs zones de peuplement, appellent à un report des élections pour permettre aux déplacés d’y participer. Certains de leurs représentants souhaiteraient également voir Al-Abadi scinder le parti Dawa en deux pour se joindre à lui dans un parti véritablement multi-confessionnel, selon Dylan O’Driscoll.

Depuis quelques mois, les coalitions politiques se forment et se défont régulièrement, menant à des situations improbables : deux leaders d’un même parti s’affrontent dans des listes différentes, des mouvements chiites conservateurs font alliance avec des communistes... Dernièrement, la coalition d’ Al-Abadi, qui fait sa campagne sur l’idée de la représentativité de toutes les communautés irakiennes, du souverainisme et de la lutte pour la justice et contre la corruption, avait paradoxalement obtenu le soutien de l’Aliance du Fatah, au grand dam de Moqtada Al-Sadr, mais cette alliance n’a pas pu se maintenir plus de trois jours et a montré les limites de la popularité d’Abadi. Au travers de ces intrigues, l’enjeu est de savoir si le mariage entre les groupes de pression des milices avec des politiciens va favoriser leur intégration dans les institutions irakiennes, notamment militaires, ou va à l’inverse engendrer une instrumentalisation de celles-ci par des acteurs sous influence de l’étranger.

Les Hachd Al-Chaabi sont désormais une pièce centrale de l’échiquier politique irakien et plus encore dans les luttes de pouvoir entre les différents acteurs politiques chiites. Le vainqueur de ce bras de fer sera en mesure de déterminer l’évolution de l’Irak post-OEI, à savoir si ce pays va perpétuer les clivages communautaires qui le caractérisent aujourd’hui ou parvienir à démobiliser ses milices confessionnelles et renforcer ses institutions de manière inclusive. La cessation des ingérences étrangères serait le premier pas vers un tel dénouement.

1Harith Hassan Al-Qarawee, Iraq’s Sectarian Crisis. A Legacy of Exclusion, Carnegie Endowment, avril 2014.

2La formation de milices paramilitaires, appuyées au Parlement par un décret présenté par l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki est illégitime selon l’article 9 de la Constitution irakienne.

3Le velayat-e faqih ou « gouvernement du docte » est défendu par une partie seulement de la hiérachie chiite. Selon la doctrine du chiisme duodécimain, après la mort du prophète Muhammad et des douze imams qui lui ont succédé, le dernier d’entre eux s’est « retiré » tout en restant en vie. En attendant la fin des temps et le retour de l’« imam caché », durant la période de la « Grande Occultation », qui doit guider la communauté des croyants. Selon l’ayatollah Khomeini et les partisans du Velayat-e faqih, ce rôle revient au faqih, au docte, vicaire de l’« imam caché » et délégataire de la souveraineté divine.

4Dylan O’Driscoll, Dave van Zoonen, The Hashd al-Shaabi and Iraq : Subnationalism and the State, Middle East Research Institute, 2017.

5Cet argument ne fait pas l’unanimité au sein des Hachd. Un autre représentant que nous avons également pu interviewer, Sayyid Ali Hachim, porte-parole des Hachd à Touz Khormatou, affirme que c’est au Parlement de décider du sort des milices populaires. Les deux porte-paroles sont pourtant de la même milice, Badr. Ils s’opposent également fortement sur le danger que représente l’organisation « White Flag », considérée comme une menace prioritaire pour le premier, comme inoffensive pour le second. Apparue dans les environs de Touz Khormatou après l’éradication de l’OEI, elle fait l’objet de nombreuses spéculations quant à la menace qu’elle représente.

6Dylan O’Driscoll, Dave van Zoonen, op. cit.

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