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Quai d’Orsay. L’envers du décor dans l’œil du photographe

Pendant quatre décennies, Frédéric de La Mure a été le photographe du ministère français des affaires étrangères. Il a ainsi suivi les voyages officiels de présidents de la République et de ministres pour des photos protocolaires. Mais il a mis à profit ses déplacements pour faire des pas de côté, réalisant des photos profondément humaines.

L'image montre un groupe de femmes sur une plage, s'amusant à faire voler des cerfs-volants. Certaines d'entre elles sont en train de tenir ou de manipuler des cerfs-volants, tandis que d'autres semblent rire et profiter du moment. L'environnement est ensoleillé, avec des vagues en arrière-plan. La scène dégage une atmosphère joyeuse et festive, mettant en avant des interactions sociales et des activités de plein air.
Cerfs-volants à Gaza
15 juillet 2010, bande de Gaza. Des jeunes filles jouent avec des cerfs-volants dans une lumière éclatante. Elles participent à un camp d’été de l’Unwra, l’agence de l’ONU chargée des quelque 1,5 millions de réfugiés, sur une population totale de 2,1 millions de cette bande de terre de 365 km2, prison à ciel ouvert gardée par l’armée israélienne, et bloquée au sud par l’Égypte. « J’y ai passé une semaine, travaillant sur l’aide fournie par la France, dit Frédéric de La Mure. Je suis tombé sur cette scène joyeuse qui contrastait avec l’atmosphère de haine et de douleur que l’on ressent souvent à Gaza ».
© Frédéric de La Mure

Certains titres de livres tiennent du trompe-l’œil. Avec son parfum de plaquette officielle, Un photographe au Quai d’Orsay. 40 ans de diplomatie française peut éloigner l’amateur de photographie ou tout simplement le lecteur curieux. Heureusement, la couverture avertit que nous n’avons pas affaire à une compilation autorisée. Cette danse aérienne de jeunes filles lançant des cerfs-volants sur une plage éclatante de lumière, c’est un geste de liberté dans une prison à ciel ouvert : la bande de Gaza. Ces photographes en jeans braquant leurs objectifs sur deux gros bouquins ouverts et non sur des présidents posant pour la postérité, c’est l’envers du décorum des cérémonies protocolaires.

Les deux épais volumes contiennent le traité de Maastricht instaurant en 1992 l’Union européenne. Le contrechamp se poursuit dans la double page consacrée au traité avec une étrange boule d’escalier parfaitement symétrique et apparemment recouverte d’une couche de foin peigné au râteau. C’est en fait, prise de dos, la mise en plis bétonnée de la reine Béatrix des Pays-Bas, hôtesse du raout européen.

L’art du renversement de perspective

Frédéric de La Mure est un photographe, c’est-à-dire un regard, reconnu par plusieurs expositions. Pendant quarante ans de service au ministère des affaires étrangères, une fois rempli son devoir de figer sur la pellicule les « photos de famille » des rencontres officielles ou les voyages de la République à l’étranger, il a pratiqué l’art du pas de côté, du renversement de perspective, du chemin de traverse. Le livre, accompagné d’une préface de la ministre des affaires étrangères Catherine Colonna et de notes historiques de la rédactrice adjointe du service international du Figaro Isabelle Lasserre, fait la part belle à ces instants de réalité. Pour les saisir, il suffit parfois d’un écart, d’une seconde d’attention : un Nicolas Sarkozy gesticulant face à un Barack Obama poliment perplexe, au sommet du G 20 de 2011. Ou une rencontre hors protocole, chargée de tension, lors de la commémoration du débarquement en Normandie, le 6 juin 2014, entre Vladimir Poutine, Angela Merkel et le président ukrainien tout récemment élu le 25 mai précédent, Petro Porochenko. En mars de la même année, la Russie avait annexé la Crimée. « L’hostilité se lit sur le visage des deux présidents », commente Frédéric de La Mure. Les regards des deux hommes, qui évitent de se croiser, se portent sur Angela Merkel. La chancelière allemande s’adresse à Poutine tout en posant deux mains protectrices sur la poitrine de Petro Porochenko. En une seconde, l’image fixe le présage furtif d’une guerre qui éclatera huit ans plus tard.

Jeune fille libyenne au drapeau
Jeune fille libyenne au drapeau
Tripoli, décembre 2011. La révolution est encore récente. La capitale libyenne a changé de mains au mois d’août. Mouammar Kadhafi a été lynché le 20 octobre en tendant de s’enfuir de Syrte. « Je sortais de l’Alliance française quand j’ai aperçu cette jeune femme ravie de découvrir le nouveau drapeau sur une armoire électrique ; j’ai saisi l’instant », raconte le photographe. L’étendard d’un vert uniforme et sans aucun motif de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste, devenue plus prosaïquement l’État de Libye été remplacé par le drapeau d’avant, celui de la monarchie, étoile et croissant blancs sur fond noir, entourés d’une bande rouge et d’une bande verte. Peut-être ceux qui l’on peint sur cette armoire électrique manquaient-ils de pots de couleur. © Frédéric de La Mure

Une telle scène ne peut évidemment avoir être posée. Elle est le fruit de la chance et d’un œil aux aguets. « Les trois dirigeants attendaient l’ouverture de la porte menant à la salle où était servi le déjeuner », se rappelle le photographe. D’autres photos du livre ont été choisies par l’auteur pour leur caractère décalé. Comme celle des cinq infirmières bulgares et du médecin palestinien retenus en otage pendant huit ans par Mouammar Kadhafi, sous la fausse accusation d’avoir déclenché volontairement une épidémie de sida en Libye. Frédéric de La Mure les a photographiés lors d’une visite du ministre des affaires étrangères français Philippe Douste-Blazy dans leur prison libyenne en 2006, sous le portrait d’un improbable Kadhafi rajeuni de trente ans. « C’était difficile à supporter : alors que nous allions repartir tranquillement à Paris, elles allaient rester en prison. J’étais très mal à l’aise ».

Deux ans plus tard, en janvier 2008, les otages, libérés avec l’aide de la France, sont reçus à Paris. Le photographe a choisi pour le livre non pas une photo convenue en compagnie du ministre des affaires étrangères d’alors, Bernard Kouchner, mais celle des infirmières et du médecin conversant avec un huissier du ministère, impeccable dans sa tenue à chaîne, sous les dorures et les candélabres du salon de l’Horloge au siège du ministère, quai d’Orsay. « Après tout ce qu’elles avaient vécu en prison, elles se retrouvaient dans cet endroit somptueux, en décalage absolu avec leur geôle ». L’image s’articule autour du sourire bienveillant de l’huissier, à cet instant incarnation de la République, vers qui se tournent tous les autres personnages.

Yasser Arafat en famille
Yasser Arafat en famille
Gaza, le 23 octobre 1996. Soudain, avant le début du déjeuner officiel, Souha et Yasser Arafat viennent présenter à Jacques Chirac leur fille Zahwa, un an et trois mois. Instant familial au cours d’une visite en grande pompe. « J’avais l’impression d’arriver dans un nouvel État », se souvient Frédéric de La Mure. L’hélicoptère de l’armée française transportant Chirac s’est posé sur l’héliport de Gaza. Le président a visité le lieu du futur port de Gaza. C’était le lendemain de son célèbre esclandre dans la vieille ville de Jérusalem, où Jacques Chirac avait menacé de « remonter dans son avion » si la police israélienne ne cessait pas sa pression sur son entourage. À Gaza, il insiste : « Il n’y aura pas de paix excluant la ville de la paix, Jérusalem ». Aujourd’hui il n’y a ni héliport, ni port, ni État palestinien.
© Frédéric de La Mure

S’échapper des déplacements officiels

D’autres photos résultent des vagabondages du photographe. « Je partais souvent, en dehors des voyages officiels, pour illustrer des activités du ministère à l’étranger. C’est au cours d’une semaine à Gaza que je suis tombé sur les jeunes filles aux cerfs-volants ». Même pendant les déplacements ministériels ou présidentiels, il profite des plages de liberté. « Dès qu’un moment de repos se présentait, je partais dans les rues des capitales visitées, ou je prenais le premier métro venu, laissant le hasard me conduire, Il y avait toujours quelque chose à voir ».

À Sarajevo, en 2019, des gens font calmement leur marché. Sans prêter attention à la trace en étoile, au sol, de l’éclatement d’une roquette, souvenir des bombardements serbes qui firent plus de cent victimes à ce même endroit entre 1994 et 1995. À Jérusalem, les blocs de béton hauts de huit mètres du mur israélien, isolant des quartiers palestiniens de la ville ; domine un écriteau en français et en arabe annonçant une église : Notre-Dame des douleurs. À Bénarès, en Inde, l’appareil saisit le plongeon aérien d’un homme dans le Gange, que n’auraient pas renié de grands anciens comme Jacques-Henri Lartigue, Henri Cartier-Bresson ou Édouard Boubat, dont Frédéric de La Mure se sent proche, comme, parmi les photographes plus contemporains, du Finlandais Pentti Sammallhahti, à l’œuvre insolite et humaniste.

Religieuses en « tchador »
Religieuses en « tchador »
Des femmes voilées à un meeting du Guide suprême ? Oui, mais pas celui auquel on pense. Ces religieuses catholiques assistent, place des Invalides à Paris, à la visite du pape Benoît XVI, le 13 septembre 2013. « Cette vision m’a immédiatement évoqué l’Iran, où j’étais allé peu de temps auparavant », raconte Frédéric de La Mure. « J’ai aussi aimé le côté graphique de l’image, le contraste entre le noir des voiles et le blanc des robes des prêtres, à l’arrière-plan. »
© Frédéric de La Mure

Comme eux, le photographe du Quai d’Orsay travaille à l’ancienne. Il n’est passé de l’argentique au numérique qu’en 2000, mais il a continué à limiter le nombre de clichés, comme à l’époque où les pellicules ne permettaient pas de multiplier leur nombre à l’infini. Et pas de recadrage sauf exception. Comme matériel deux appareils : un Leica toujours chargé en noir et blanc pour les photos personnelles, avec un simple objectif de 35 mm. Et un Canon pour les photos officielles avec deux zooms, un 28-35 mm et un 200 mm, chargé en noir et blanc puis en couleur. Les photos couleur issues de ce dernier appareil ont été ramenées au noir et blanc, pour l’unité d’un livre en clin d’œil.

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