Certains titres de livres tiennent du trompe-l’œil. Avec son parfum de plaquette officielle, Un photographe au Quai d’Orsay. 40 ans de diplomatie française peut éloigner l’amateur de photographie ou tout simplement le lecteur curieux. Heureusement, la couverture avertit que nous n’avons pas affaire à une compilation autorisée. Cette danse aérienne de jeunes filles lançant des cerfs-volants sur une plage éclatante de lumière, c’est un geste de liberté dans une prison à ciel ouvert : la bande de Gaza. Ces photographes en jeans braquant leurs objectifs sur deux gros bouquins ouverts et non sur des présidents posant pour la postérité, c’est l’envers du décorum des cérémonies protocolaires.
Les deux épais volumes contiennent le traité de Maastricht instaurant en 1992 l’Union européenne. Le contrechamp se poursuit dans la double page consacrée au traité avec une étrange boule d’escalier parfaitement symétrique et apparemment recouverte d’une couche de foin peigné au râteau. C’est en fait, prise de dos, la mise en plis bétonnée de la reine Béatrix des Pays-Bas, hôtesse du raout européen.
L’art du renversement de perspective
Frédéric de La Mure est un photographe, c’est-à-dire un regard, reconnu par plusieurs expositions. Pendant quarante ans de service au ministère des affaires étrangères, une fois rempli son devoir de figer sur la pellicule les « photos de famille » des rencontres officielles ou les voyages de la République à l’étranger, il a pratiqué l’art du pas de côté, du renversement de perspective, du chemin de traverse. Le livre, accompagné d’une préface de la ministre des affaires étrangères Catherine Colonna et de notes historiques de la rédactrice adjointe du service international du Figaro Isabelle Lasserre, fait la part belle à ces instants de réalité. Pour les saisir, il suffit parfois d’un écart, d’une seconde d’attention : un Nicolas Sarkozy gesticulant face à un Barack Obama poliment perplexe, au sommet du G 20 de 2011. Ou une rencontre hors protocole, chargée de tension, lors de la commémoration du débarquement en Normandie, le 6 juin 2014, entre Vladimir Poutine, Angela Merkel et le président ukrainien tout récemment élu le 25 mai précédent, Petro Porochenko. En mars de la même année, la Russie avait annexé la Crimée. « L’hostilité se lit sur le visage des deux présidents », commente Frédéric de La Mure. Les regards des deux hommes, qui évitent de se croiser, se portent sur Angela Merkel. La chancelière allemande s’adresse à Poutine tout en posant deux mains protectrices sur la poitrine de Petro Porochenko. En une seconde, l’image fixe le présage furtif d’une guerre qui éclatera huit ans plus tard.
Une telle scène ne peut évidemment avoir être posée. Elle est le fruit de la chance et d’un œil aux aguets. « Les trois dirigeants attendaient l’ouverture de la porte menant à la salle où était servi le déjeuner », se rappelle le photographe. D’autres photos du livre ont été choisies par l’auteur pour leur caractère décalé. Comme celle des cinq infirmières bulgares et du médecin palestinien retenus en otage pendant huit ans par Mouammar Kadhafi, sous la fausse accusation d’avoir déclenché volontairement une épidémie de sida en Libye. Frédéric de La Mure les a photographiés lors d’une visite du ministre des affaires étrangères français Philippe Douste-Blazy dans leur prison libyenne en 2006, sous le portrait d’un improbable Kadhafi rajeuni de trente ans. « C’était difficile à supporter : alors que nous allions repartir tranquillement à Paris, elles allaient rester en prison. J’étais très mal à l’aise ».
Deux ans plus tard, en janvier 2008, les otages, libérés avec l’aide de la France, sont reçus à Paris. Le photographe a choisi pour le livre non pas une photo convenue en compagnie du ministre des affaires étrangères d’alors, Bernard Kouchner, mais celle des infirmières et du médecin conversant avec un huissier du ministère, impeccable dans sa tenue à chaîne, sous les dorures et les candélabres du salon de l’Horloge au siège du ministère, quai d’Orsay. « Après tout ce qu’elles avaient vécu en prison, elles se retrouvaient dans cet endroit somptueux, en décalage absolu avec leur geôle ». L’image s’articule autour du sourire bienveillant de l’huissier, à cet instant incarnation de la République, vers qui se tournent tous les autres personnages.
S’échapper des déplacements officiels
D’autres photos résultent des vagabondages du photographe. « Je partais souvent, en dehors des voyages officiels, pour illustrer des activités du ministère à l’étranger. C’est au cours d’une semaine à Gaza que je suis tombé sur les jeunes filles aux cerfs-volants ». Même pendant les déplacements ministériels ou présidentiels, il profite des plages de liberté. « Dès qu’un moment de repos se présentait, je partais dans les rues des capitales visitées, ou je prenais le premier métro venu, laissant le hasard me conduire, Il y avait toujours quelque chose à voir ».
À Sarajevo, en 2019, des gens font calmement leur marché. Sans prêter attention à la trace en étoile, au sol, de l’éclatement d’une roquette, souvenir des bombardements serbes qui firent plus de cent victimes à ce même endroit entre 1994 et 1995. À Jérusalem, les blocs de béton hauts de huit mètres du mur israélien, isolant des quartiers palestiniens de la ville ; domine un écriteau en français et en arabe annonçant une église : Notre-Dame des douleurs. À Bénarès, en Inde, l’appareil saisit le plongeon aérien d’un homme dans le Gange, que n’auraient pas renié de grands anciens comme Jacques-Henri Lartigue, Henri Cartier-Bresson ou Édouard Boubat, dont Frédéric de La Mure se sent proche, comme, parmi les photographes plus contemporains, du Finlandais Pentti Sammallhahti, à l’œuvre insolite et humaniste.
Comme eux, le photographe du Quai d’Orsay travaille à l’ancienne. Il n’est passé de l’argentique au numérique qu’en 2000, mais il a continué à limiter le nombre de clichés, comme à l’époque où les pellicules ne permettaient pas de multiplier leur nombre à l’infini. Et pas de recadrage sauf exception. Comme matériel deux appareils : un Leica toujours chargé en noir et blanc pour les photos personnelles, avec un simple objectif de 35 mm. Et un Canon pour les photos officielles avec deux zooms, un 28-35 mm et un 200 mm, chargé en noir et blanc puis en couleur. Les photos couleur issues de ce dernier appareil ont été ramenées au noir et blanc, pour l’unité d’un livre en clin d’œil.
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