© Julia Zimmermann

Achoura à Beyrouth, entre deuil collectif et poursuite de la lutte

Cette année, la commémoration du martyre d’Hussein a pris une dimension politique et sécuritaire inédite. Marquée par la mort du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah et la guerre menée par Israël contre le Liban, en particulier le Sud, elle est devenue un moment de mobilisation collective pour les chiites. Dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, cérémonies religieuses et résistance armée se sont entremêlées. Reportage.

Chaque année, les chiites du monde entier commémorent le martyre du petit-fils du prophète Mohammed, Hussein, tombé à Kerbala en l’an 6801. Au Liban, pendant dix jours, les quartiers à majorité chiite se parent de noir. Des haut-parleurs diffusent des élégies funèbres, la nourriture est offerte en bord de route, et des milliers de personnes défilent en cortège pour pleurer ensemble la tragédie fondatrice de l’islam chiite.

En ce début juillet 2025, la commémoration d’Achoura dépasse largement le cadre spirituel. La mort du chef historique du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l’attaque des bipeurs, le génocide en cours à Gaza et les violations permanentes du cessez-le-feu au Sud-Liban font, plus que jamais, de Kerbala un événement réactualisé dans le quotidien des chiites libanais.

Trois hommes à un stand distribuant des sandwichs, en arrière-plan des bâtiments.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Une tradition importante d’Achoura consiste à offrir gratuitement de la nourriture aux passants.
Toutes les photos sont de © Julia Zimmermann

Pour le Hezbollah, c’est aussi un moyen de réaffirmer sa volonté de poursuivre la lutte, alors que la nouvelle présidence libanaise envisage d’imposer le monopole militaire de l’État face au parti de Dieu.

Le martyr comme langage collectif

Durant la période d’Achoura, des majalis sont organisés dans les quartiers chiites, et ce dans les mosquées, les salles communautaires et même les hôtels. Il s’agit d’assemblées funèbres où un religieux relate les épisodes du martyre, puis invite les fidèles à pratiquer les pleurs collectifs, souvent accompagnés par les chants déchirants d’un chantre qui entonne la passion de Hussein.

Dans le quartier mixte de classe moyenne de Hamra, au cœur de Beyrouth, un majlis se tient au Commodore Hotel. Les religieux se succèdent pour raconter l’histoire de Hussein — la soif, la peur, la solitude dans le désert irakien —, mais aussi pour établir des ponts avec l’époque actuelle : l’abandon par la communauté musulmane, la trahison des gouvernants, l’injustice politique et morale.

Une affiche d'un jeune homme souriant sur un poteau, avec un bâtiment en ruine en arrière-plan.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Partout dans les rues de Dahiyeh, les portraits des martyrs tombés lors des conflits contre Israël rappellent les luttes contemporaines et les figures sacrifiées.

Un parallèle explicite est ainsi fait entre les sentiments de trahison et d’abandon ressentis aujourd’hui par les populations chiites du Liban ou les Palestiniens de Gaza, face à ce qui est perçu comme de l’indifférence de la part du reste du monde musulman. « Tout le monde est contre nous [la communauté chiite]  : les pays du Golfe, les États arabes, les États-Unis, Israël... », dit une personne âgée présente au majlis.

Une jeune femme de la communauté, non voilée et employée dans une ONG occidentale, confie : « Cette année, il y a beaucoup plus de monde aux assemblées funèbres que les années passées. »

Un groupe de manifestants en noir, tenant une grande affiche d'une figure religieuse.
Dahiyeh, Beyrouth le 06 juillet 2025. Des fidèles chiites participent au majlis du 10e jour d’Achoura. Dans une atmosphère de recueillement et de deuil, les orateurs rappellent le sacrifice de Hussein, figure centrale du chiisme, tombé à Kerbala pour défendre la justice et la foi.

Climat de tension et haute sécurité à Dahiyeh

À quelques semaines d’Achoura, les tensions sécuritaires ont resurgi dans la banlieue sud de Beyrouth. Des informations sur une possible résurgence de la menace djihadiste ont ravivé la peur des attentats. La chaîne Al-Manar, affiliée au Hezbollah, a rapporté l’arrestation d’une cellule de l’Organisation de l’État islamique (OEI) et prétendument liée au Mossad, dans le quartier de Borj Al-Barajneh. Quelques jours plus tard, le quotidien Al-Akhbar, également proche de la formation chiite, a réitéré ces accusations et a affirmé que les services israéliens mobilisaient des éléments de l’OEI à l’intérieur du Liban. Ce climat s’est encore assombri après l’attentat-suicide du 22 juin à Damas, lorsqu’un kamikaze s’est fait exploser dans l’église orthodoxe Mar Elias.

Une personne tient un drapeau sur une rue, entourée de bâtiments et de manifestants.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Des fidèles chiites défilent à Kafaat, rue Sayed Hadi, à l’aube du 10e jour d’Achoura avec des drapeaux du Hezbollah

Dans ce contexte, les dix jours de commémorations d’Achoura se sont déroulés sous très haute sécurité à Dahiyeh2. L’incertitude a plané jusqu’à la veille sur l’autorisation de couverture pour les journalistes étrangers. L’accès au faubourg a été strictement filtré. Aucune moto extérieure n’était autorisée à entrer et seuls les piétons pouvaient traverser les check-points de l’armée libanaise, postée à chaque entrée du quartier. Un second contrôle était ensuite assuré par le Hezbollah. Les papiers d’identité, les caméras et les équipements étaient minutieusement vérifiés avant la distribution d’un badge qui permettait l’accès aux zones de procession. Une Jeep aux vitres teintées escortait ensuite les journalistes autorisés jusqu’à la rue principale. C’est là que s’étaient déroulées, en novembre 2024, les célébrations du cessez-le-feu avec l’armée israélienne.

À cette présence militaire visible s’ajoute une pression psychologique constante : les drones israéliens, en vol permanent au-dessus de Beyrouth et du Sud-Liban, ont installé un traumatisme profond chez une grande partie de la population. Pour beaucoup, le bourdonnement lointain des drones évoque non seulement la surveillance, mais aussi la possibilité permanente d’une frappe ciblée. « Il y a beaucoup moins de monde dans les rues cette année, les gens ont peur d’une attaque probable de l’Organisation de l’État islamique », confie un fidèle croisé à Dahiyeh au petit matin.

Des jeunes scouts en chemises bleues, certains portent des foulards rouges, se regroupent.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Deux jeunes fidèles chiites s’ajustent un bandeau rouge autour de la tête sur lequel est écrit «  Ya Hussein  »  Ô Hussein  ») à l’aube du 10e jour d’Achoura.

Dans le bastion historique du Hezbollah collé à Beyrouth, les habitants installent des salles éphémères. On y distribue de la nourriture et l’on pratique les latmiyya, un rituel de deuil accompagné de frappes rythmées sur la poitrine.

C’est là que Hussein, 16 ans, originaire du Sud-Liban, a découvert pour la première fois la commémoration d’Achoura :

Nous avons été déplacés du Sud à cause de l’agression israélienne. On a tout quitté, j’ai perdu beaucoup d’amis. Chacun est parti dans une région différente chez ses proches. Nous, on est venus dans la banlieue. Ma première expérience d’Achoura, je l’ai vécue ici, c’était magnifique. Après avoir perdu mes amis, j’ai ressenti un profond vide en moi. Je me sentais seul, j’avais le mal du pays… Là, même si c’était un moment triste — parce qu’on se souvient de Kerbala —, j’ai ressenti une vraie solidarité entre les gens, comme si j’étais de retour dans le Sud.

Dans ces salles et dans les mosquées, des photos de civils et de combattants morts dans les bombardements d’Israël tapissent les murs, considérés comme martyrs, même au-delà des partisans du Hezbollah. On aperçoit aussi des fidèles dans la foule, tout de noir vêtus, le visage mutilé, une main en moins ou en béquilles : ce sont des survivants de l’attaque des bipeurs ou des bombardements des quartiers chiites.

Autel commémoratif avec portraits, drapeaux et objets militaires sur un fond sombre.
Al-Jamous, Beyrouth, le 04 juillet 2025. Les portraits des martyrs tombés lors des conflits contre Israël rappellent les luttes contemporaines et les figures sacrifiées. Leurs photos, ainsi que des objets personnels retrouvés avec leurs corps sont exposées dans une sorte de sanctuaire. Le souvenir du combat de Hussein s’entrelace avec celui de ces combattants modernes.

La continuité dans le sacrifice

Cependant, le parti de Dieu affiche partout sa volonté de continuer la lutte. Sur les bannières accrochées dans les rues de Dahiyeh, sur les boîtes de nourriture distribuées, sur les drapeaux brandis par des enfants, un même slogan revient en boucle : « Nous ne rendrons pas les armes. »

Un groupe de personnes brandissant des drapeaux noirs et jaunes dans une cour.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Le geste rituel consistant à se frapper la poitrine de la main, appelé latmiyya, est pratiqué par les chiites pendant Achoura. Ce rituel exprime la douleur et la culpabilité face à la mort de l’imam Hussein, tombé à Kerbala en 680.

Pendant Achoura, les hommes du parti arpentent les rues de Dahiyeh pour prendre noms et numéros de téléphone des potentiels recrutés. Devant les mosquées des quartiers chiites et les salles de majlis, des files d’attente s’étirent devant les stands de recrutement du Hezbollah. Cette mobilisation — visible, parfois discrète, mais souvent assumée — traduit un regain d’engagement militant, alimenté par le contexte régional et les tensions croissantes. Un combattant confie :

Cette année, beaucoup ont rejoint le Hezbollah, de tous âges. Pour chaque martyr tombé, un nouveau résistant s’est levé. Après les annonces américaines de protection sur Beyrouth, l’ennemi a pourtant frappé. L’opération Bipeurs a été une humiliation. Nous sommes les fils de Hussein : nous refusons l’humiliation et nous nous battrons jusqu’au bout.

Graffiti d'un homme barbu sur un mur, avec des feuilles vertes en arrière-plan.
Dahiyeh, Beyrouth, le 06 juillet 2025. Sur une fresque murale est représentée Hassan Nasrallah, ancien chef du Hezbollah. Sous son portrait, on peut lire l’inscription : «  Labayka Ya Nasrallah  » (À ton service, Ô Nasrallah). La formule reprend celle de «  Labayka Ya Hussein  » (À ton service, Ô Hussein") utilisée par les chiites pour invoquer le souvenir d’Hussein. Cette image, peinte sur un mur, reflète le soutien affiché par une partie de la population.

Ce climat de résistance exaltée, mêlant douleur, fierté et mobilisation, donne à Achoura une portée bien au-delà du religieux. Elle devient un moment charnière où le politique et le sacré s’enchevêtrent dans les rues de Dahiyeh. Les paroles de Hassan Nasrallah sont diffusées en boucle dans les salles de majlis, dans les rues de Dahiyeh, et dans les mosquées. Cette omniprésence confirme les récits des fidèles dans les rues. Ils poursuivent la ligne de l’ancien chef du Hezbollah et la vision eschatologique : « Notre choix est husseinien. Nous poursuivrons et nous affronterons. »

Loin d’être une posture idéologique figée, cette logique du sacrifice est le fruit de l’histoire vécue et politique du Sud-Liban, marquée par les occupations israéliennes de 1978, 1982 et 2006. Une partie de la population estime ainsi qu’il ne s’agit pas d’un choix mais d’une réaction. Un combattant du Hezbollah confie : « La résistance est le droit de chaque citoyen que l’État a échoué à protéger contre une force étrangère. » Pour les militants du parti, la lutte armée devient ainsi la forme la plus haute de l’existence, et Achoura en est la liturgie.

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1NDLR. La bataille de Kerbala a eu lieu le 10 octobre 680 en Irak. La bataille opposait la puissante armée de Yazid Ier, deuxième calife omeyyade, au groupe des 72 partisans qui entouraient Hussein, fils d’Ali et petit-fils du prophète Mohammed.

2NDLR. Littéralement « banlieue » en arabe, le terme désigne en général la banlieue sud de Beyrouth, collée à la capitale.

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