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Iran. La diaspora monarchiste prend l’antenne

L’opposition monarchiste iranienne peut compter sur les chaînes satellitaires persanophones basées à l’étranger pour diffuser ses idées en Iran, jusque dans les zones périurbaines et les milieux populaires. Bénéficiant de fonds étrangers, exilée, elle se tient hors de portée de la répression de Téhéran. A-t-elle pour autant l’oreille de la population ?

Trois personnes discutent dans un salon moderne, avec un écran au fond.
26 février 2025, sur le plateau de Manoto Hub, une émission populaire diffusée sur Manoto TV. Sur le plateau, l’animatrice Tina Ghazimorad évoque la plainte déposée contre Parviz Sabeti, ex-haut cadre de la SAVAK. Elle l’interprète comme une «  action politique  » destinée à entacher l’image de Reza Pahlavi à l’international, après ses apparitions à Genève et Munich (février 2025).
capture d’écran

À l’issue de la guerre de douze jours entre l’Iran, Israël et les États-Unis, déclenchée le 13 juin, qui a causé près d’un millier de morts côté iranien, provoqué l’exode temporaire de centaines de milliers d’habitants de Téhéran et semé la peur dans tout le pays, une partie de la diaspora, notamment monarchiste et proche de Reza Pahlavi, le fils du dernier Chah d’Iran, a ouvertement soutenu l’intervention israélienne, y voyant une chance historique de renverser la République islamique.

Principalement basés en Amérique du Nord et en Europe, les monarchistes ont connu un regain d’influence ces dernières années largement porté par la montée en puissance de chaînes satellitaires. À travers ces plateformes, ils ont réussi à promouvoir un narratif royaliste et nostalgique de l’époque prérévolutionnaire et à répandre une position pro-israélienne. En façonnant les récits, les identités et les perceptions, y compris et de plus en plus au sein des classes populaires iraniennes, ces chaînes sont devenues les instruments puissants d’une guerre psychologique et informationnelle plus large.

Manoto TV et Iran International (I.I.), deux chaînes persanophones basées à Londres, ont permis une relecture complète de l’histoire contemporaine de l’Iran, en nourrissant un imaginaire révisionniste, et en réhabilitant des figures associées aux rouages les plus répressifs de l’ancien régime.

La production de la nostalgie

La majorité des Iraniens n’étaient pas nés à l’époque du Chah. Leur compréhension de l’histoire — en dehors de la version officielle de l’État — a été largement façonnée par une centaine de chaînes satellitaires émettant depuis l’étranger et bénéficiant de fonds en provenance des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Arabie saoudite et de la Turquie, pour ne citer que les principales sources.

En Iran, l’information télévisuelle reste sous le monopole du groupe national Seda o Sima (« Voix et vision de la République islamique d’Iran »). Mais dès la fin des années 1990, les paraboles satellitaires fleurissent sur les toits des villes et villages, contournant la censure d’État. Aujourd’hui, une majorité de foyers iraniens accèdent quotidiennement à ces chaînes de la diaspora.

C’est dans ce contexte que naît, en 2010, Manoto TV, proche des milieux monarchistes. D’abord axée sur le divertissement culturel grand public, la chaîne diffuse films, séries et émissions de variétés sans publicité, renforçant son attractivité. Mais c’est surtout par ses documentaires que Manoto s’engage dans une guerre mémorielle majeure, en dépeignant la monarchie Pahlavi comme une époque de progrès et de fierté nationale. L’appareil répressif de l’époque, les tortures, les exécutions de dissidents, la misère des bidonvilles alors que les élites vivaient dans le luxe disparaissent presque entièrement de ce récit.

Le point culminant de cette réécriture intervient en 2024, lorsque Manoto donne la parole à Parviz Sabeti, ancien haut responsable de la Savak (les services de renseignements du Chah) dans une interview de sept heures, où il a pu publiquement justifier et glorifier sa politique de la terreur, sans contradiction ni remise en cause.

La chaîne s’est aussi imposée face à la télévision d’État et aux autres chaînes satellitaires grâce à des formats novateurs, tels que le « journalisme citoyen », qui consiste à diffuser des vidéos envoyées par des Iraniens de l’intérieur, documentant les échecs des institutions, la pauvreté et la répression quotidienne.

Ce faisant, Manoto parvient à capter un public bien plus large, notamment au sein des classes populaires — celles-là mêmes dont les parents avaient porté la révolution de 1979  — en leur offrant un miroir critique du présent. Ce discours nostalgique d’une monarchie éclairée, plus libre et plus prospère, trouve un terreau particulièrement fertile du fait de la pauvreté, du chômage massif et des restrictions sociales étouffantes de la République islamique. Autre facteur favorable à ce discours : l’absence d’alternative politique en Iran même, l’opposition ayant été largement laminée par la répression sanglante de l’État.

Le pont médiatique social de Manoto TV

D’après Abolfazl Hajizadegan, doctorant en sociologie de l’université de Téhéran, Manoto figurait en 2023 comme la neuvième page persanophone la plus suivie sur les réseaux, comptant plus de 17 millions d’abonnés à ce jour. Elle est parvenue à se hisser au deuxième rang des chaînes en persan, derrière BBC Persian, pilier du soft power britannique, et composée de nombreux journalistes issus du courant réformiste iranien. Historiquement, le monarchisme était porté en diaspora par les élites ayant fui la révolution de 1979. Plusieurs facteurs ont contribué à élargir cette base : la généralisation de la parabole satellitaire, l’effondrement de la confiance dans les institutions, la lassitude et le rejet face au discours officiel, et le rôle central de la télévision dans la vie domestique iranienne.

C’est dans ce contexte que Manoto a dépassé les quartiers aisés du nord de Téhéran pour progressivement gagner les zones périurbaines, rurales et provinciales, traditionnellement plus conservatrices. La chaîne y diffuse non seulement une image idéalisée du passé monarchique, mais impose des modes de vie et normes culturelles alternatifs à ceux du régime. À travers des émissions de cuisine et de musique, la chaîne met en scène le quotidien des Iraniens de la diaspora en Occident, et leurs références et normes culturelles inédites dans les années 2010 : absence de codes religieux visibles, style vestimentaire occidentalisé, pratiques de consommation globalisées (musique, voyages, gastronomie, culture pop), modèles familiaux plus libres et individualisés. Ce phénomène peut expliquer l’amplification de slogans monarchistes lors des soulèvements populaires de 2018, 2019 et 2022-2023.

Le mouvement « Femme, vie, liberté » et la guerre des récits

Les milieux monarchistes ont trouvé dans le soulèvement « Femme, vie, liberté » un tremplin inédit. Commencé en septembre 2022, après la mort de Jina Mahsa Amini, une jeune Kurde de Saqqez, des suites de violences infligées par la police des mœurs, le mouvement s’inscrit dans la continuité des luttes féministes de la gauche kurde, adoptant le slogan « Jin, Jîyan, Azadî », hérité du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et du Komala, mouvement maoïste kurde iranien.

Très vite, la contestation dépasse les milieux militants et s’étend à l’ensemble du territoire iranien, unifiant des groupes sociaux jusqu’alors fragmentés : jeunesse urbaine des classes moyennes et aisées, citoyens appauvris par la crise économique et les sanctions, minorités ethniques marginalisées, et habitants des périphéries en révolte contre la prédation et la corruption.

La mobilisation surgit en effet dans un contexte de récession, alors que les Gardiens de la révolution, à la tête de conglomérats, contrôlent près de 40 % de l’économie nationale. Progressivement, les réseaux monarchistes cherchent à imposer leur leadership sur le mouvement, alors même qu’ils n’ont aucun lien organique avec les révoltes populaires du début. Ironie de l’histoire : le grand-père de Jina fut exécuté par le régime Pahlavi.

Dans un contexte de coupure partielle d’Internet et de censure de réseaux sociaux imposées par les autorités iraniennes, les chaînes satellitaires comme Manoto et Iran International deviennent les principales interfaces entre l’intérieur et l’extérieur du pays.

Parallèlement, l’Alliance pour la démocratie et la liberté en Iran est formée en 2023, aux États-Unis, à l’initiative d’un groupe de militants des droits de l’homme et de personnalités médiatiques ou politiques, parmi lesquelles l’actrice Golshifteh Farahani, la journaliste et militante féministe Masih Alinejad, la prix Nobel de la paix (en 2003) Shirin Ebadi, ou encore… Reza Pahlavi1. Ce dernier tente d’introduire de nouveaux profils monarchistes dans la coalition afin d’en renforcer l’assise politique. Les tensions qui en découlent, couplées à des blocages internes, conduisent à l’éclatement rapide de ce mouvement.

Cet épisode révèle la volonté de confiscation du mouvement « Femme, vie, liberté » par une élite diasporique, dont les intérêts et codes culturels ne coïncident pas forcément avec ceux de la majorité des manifestants de l’intérieur. Pour rappel, les pertes humaines les plus lourdes proviennent des groupes les plus marginalisés du pays : plus de la moitié des victimes appartiennent aux minorités kurde et baloutche, qui ne représentent pourtant que 13 % de la population iranienne. De plus, la majorité des prisonniers exécutés sont issus des milieux populaires, qu’ils viennent des grandes villes ou des périphéries.

Cette fracture de représentation est aussi reproduite à l’international, où journalistes, responsables politiques et organisations non gouvernementales (ONG) reprennent les récits de la diaspora sans toujours en questionner les angles morts. Le danger, ici, est double : une partie du soulèvement est invisibilisée, tandis que les figures les plus médiatisées imposent une vision biaisée, souvent calquée sur des références occidentales, en se focalisant par exemple sur le voile.

En filigrane se dessine une dynamique néocoloniale, où l’Occident délègue à une élite en exil la production des récits de changement de régime. Exemple frappant : l’invitation, le 25 novembre 2022 au Sénat — et leur accueil par le républicain Bruno Retailleau, alors président du groupe de liaison pour les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient — de Farah Pahlavi, épouse de Mohammed Reza Pahlavi, le dernier chah d’Iran, et de sa petite-fille Nour, pour une conférence consacrée à « Femmes, vie, liberté ! — Iran, révolte ou révolution ? ». Ces gestes ont un effet autoréalisateur : ils légitiment publiquement la prétention monarchiste à incarner l’opposition. La rue iranienne, pourtant, ne s’y trompe pas quand elle entonne l’un des célèbres slogans de manifestation : « Mort à l’oppresseur, qu’il soit Chah ou Guide suprême ! » Des messages que ces chaînes satellitaires ont le plus souvent omis de mettre en avant…

Face à cette guerre des récits, la question du financement des chaînes satellitaires est essentielle. Tandis que celui de Manoto reste opaque, le Guardian a révélé en 2018 qu’Iran International était financé par un homme d’affaires saoudien proche du prince héritier saoudien Mohammed ben Salman. C’est d’ailleurs I.I qui a diffusé le premier les documents médicaux contredisant la version officielle de l’État sur la mort de Jina. Selon le média londonien Amwaj.Media, d’après les déclarations du quotidien israélien Maariv le 11 juillet 2024, le groupe de hackers ayant transmis les documents à la chaîne était lié aux services de renseignements israéliens.

Si ces révélations sont essentielles au vu du contexte répressif iranien, elles soulignent les intérêts d’États en jeu et éclairent l’alliance croissante entre Pahlavi et Israël dans un contexte de tensions régionales exacerbées.

Reza Pahlavi et l’effacement de la Palestine

Utilisant les symboles de « Femme, vie, liberté » pour asseoir une posture de défenseur des droits, Reza Pahlavi, accompagné de son épouse, effectue en avril 2023 un voyage en Israël digne d’une visite d’État. Il y rencontre le premier ministre Benyamin Nétanyahou, le président Isaac Herzog ainsi que la ministre des renseignements Gila Gamliel. À quelques mois de la guerre à Gaza et de ses plus de 50 milliers de morts, ce déplacement vise l’alignement stratégique sur l’extrême droite israélo-américaine et le renforcement de sa légitimité médiatique.

Ce faisant, il revendique une tradition ininterrompue de respect envers les juifs, de Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire perse, à son père, Mohammad Reza Pahlavi, présentant la République islamique comme un contraire — négationniste — du sionisme et de l’amitié projuive de sa dynastie. Une lecture simplifiée de l’histoire.

Si l’alliance Iran-Israël à l’époque monarchique est documentée, l’Iran reconnaissant l’État d’Israël dès 1950, la posture du Chah reste ambivalente : vote contre le plan de partage de 1947, critiques de l’occupation post-1967 et soutien à la résolution onusienne de 1975 assimilant le sionisme au racisme. En 1976, il évoque même le « lobby juif » qui contrôle les médias et la finance, frôlant l’antisémitisme.

Le soutien inconditionnel du prince héritier Reza Pahlavi à Israël remonte à 1982. Après la mort du dernier chah d’Iran, en 1980, Reza Pahlavi revendique le trône depuis Le Caire. Deux ans plus tard, le renseignement israélien tentera de l’installer à Téhéran par un coup d’État. Ce projet, initié par un appel de Reza Pahlavi à Yaakov Nimrodi, officier du Mossad ayant participé à la création de la police secrète monarchiste Savak, prévoyait le transfert de 800 millions de dollars (environ 684 millions d’euros) d’équipements militaires, avec le soutien d’Ariel Sharon, alors ministre de la défense. L’opération tourne court et Reza Pahlavi se retire finalement dans son domaine en Virginie (États-Unis), loin des champs de bataille. Le prince a depuis multiplié les déclarations de soutien à Israël tout en affichant sa proximité avec les milieux républicains radicaux. Soutien de Donald Trump et de la stratégie de « pression maximale » sur l’Iran, il affirme dans un entretien au New York Post le 11 mai 2025 que les sanctions économiques brutales sont « ce que veulent les Iraniens », tout en reprenant le slogan : « Make Iran Great Again. »

Alors que Gaza devient le théâtre de massacres, les partisans du prince manifestent aux côtés de l’extrême droite pro-israélienne aux États-Unis et en Europe, brandissant portraits de Pahlavi et drapeaux monarchistes. Des lobbys comme le National Union for Democracy in Iran, créé en 2003 à Los Angeles, ciblent les Irano-Américains critiques d’Israël. Reza Pahlavi cherche ainsi à instrumentaliser le conflit et la frustration populaire iranienne pour accélérer la chute de la République islamique, jusqu’à soutenir l’intervention militaire de mi-juin2.

Dans ce climat de guerre psychologique, les chaînes Manoto et I.I. viennent appuyer ce discours. Elles sont également devenues de puissants relais d’une rhétorique antipalestinienne en ancrant chez de nombreux Iraniens l’idée selon laquelle Gaza et le Liban auraient « volé » l’argent du pays, via le soutien iranien au Hezbollah et au Hamas.

Une dynamique de mobilisation fragmentée

Alignés sur Trump et Benyamin Nétanyahou, les monarchistes en sont paradoxalement venus à ressembler aux ultraconservateurs du régime iranien, partageant leur opposition aux militants prodémocratie, ainsi que leur xénophobie envers les Afghans ou leur centralisme marginalisant les populations périphériques. Force est de constater que l’appel en juin, depuis l’étranger, de Reza Pahlavi au soulèvement national est resté, pour l’heure, inaudible.

La mobilisation diasporique contraste avec la présence en Iran de nombreuses figures engagées pour la démocratie et la justice sociale, souvent emprisonnées, comme la lauréate en 2023 du prix Nobel de la paix Narges Mohammadi, l’avocate Nasrin Sotoudeh, la militante féministe kurde Pakhshan Azizi ou encore le syndicaliste Reza Shahabi. Nombre de ces militants ont signé une lettre, en 2023, diffusée sur le Net par l’International Emergency Campaign to Free Iran’s Political Prisoners Now (la Campagne internationale d’urgence pour la libération des prisonniers politiques iraniens). Ils soulignent que le slogan « Femme, vie, liberté » appelle à défendre la dignité humaine et à lutter contre tous les fondamentalismes, discriminations, violences d’État, qu’il s’agisse de l’Iran ou d’Israël.

Mais la base sociale de ces acteurs demeure limitée, en raison de la répression exercée par l’État iranien, qui fragmente les dynamiques de mobilisation. En cause également : un accès inégal aux ressources médiatiques, qui engendre une profonde asymétrie dans la distribution du pouvoir et de la parole au sein du champ politique iranien contemporain.

Dans les jours suivant les frappes israéliennes, fidèle à sa mécanique, la République islamique a relancé la répression au moyen d’emprisonnements massifs sous prétexte d’espionnage au service d’Israël et au nom de la raison d’État. Au fond, bien plus qu’un choix entre Chah ou Guide suprême, c’est d’une véritable démocratisation dont l’Iran a besoin.

1L’Alliance comptait également : Abdullah Mohtadi, le secrétaire général de Komala, parti kurde d’inspiration maoïste  ; l’actrice Nazanin Boniadi  ; le footballer Ali Karimi  ; ainsi que Hamed Esmaeilion, activiste, père et époux de deux victimes du crash du vol PS752, abattu par les Gardiens de la révolution en 2020.

2Dès le 13 juin, sa famille relaie ouvertement cette ligne belliciste : sa femme Yasmine publie sur X : «  Frappez-les, Israël, nous sommes derrière vous  », et sa fille Farah affirme : «  Nos amis à Téhéran veulent plus de bombes.  »

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