Cinq ans après sa victoire aux législatives de 2011, le Parti justice et développement (PJD) se présente de nouveau comme le grand favori d’un scrutin très attendu. Paradoxalement, l’expérience de l’exécutif — à laquelle il a participé avec un chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, et quelques ministres, dont celui de la justice, Mustapha Ramid — n’a pas affaibli cette formation qui incarne un islam très modéré et reconnaît explicitement le statut religieux du roi. Au moins deux simulations prenant la forme de sondages, organisées récemment par le ministère de l’intérieur, placent le PJD à la tête des partis si des élections générales sont tenues, selon une source interne de ce département dirigé depuis 2013 par un ministre proche du Palais, Mohamed Hassad. La même source indique que le parti islamiste serait suivi par l’Istiqlal, une formation conservatrice, et non le Parti authenticité et modernité (PAM), le « parti du roi. »
Fondé en 2008 par Fouad Ali El-Himma, le conseiller le plus proche de Mohammed VI et l’un de ses condisciples au collège royal de Rabat, le PAM regroupe essentiellement des notables aisés capables de financer une campagne électorale. Le plus célèbre d’entre eux est le candidat du PAM à Kénitra (près de Rabat) Faouzi Chaabi, le fils du milliardaire Miloud Chaabi décédé récemment, la deuxième plus grosse fortune du Maroc après le roi. La raison d’être initiale du PAM ? Contrecarrer le PJD, qui incarne pourtant un islamisme soft reconnaissant le statut de Commandeur des croyants du monarque et participant assidûment à tous les scrutins depuis 1997. Car pour les gardiens du temple, Mohammed VI doit incarner seul le « champ religieux » via un islam officiel représenté par les conseils des oulémas, dont il est le président. Une seconde victoire aux législatives des proches de Benkirane paraît donc difficile à digérer par l’entourage royal.
« Attahakkoum »
Des instructions orales ont été données aux gouverneurs et aux caïds, ces représentants du ministère de l’intérieur dans les campagnes, les villes et les quartiers du royaume : les activités locales et nationales du PJD visant à mobiliser les sympathisants avant le scrutin sont dans certains cas interdites ; des campagnes de diffamation visant la vie privée des responsables du parti islamiste sont soigneusement orchestrées par les journaux proches des services marocains. En somme, les moyens matériels et humains de l’État sont mobilisés pour favoriser les candidats potentiels du PAM au détriment du PJD.
Pour faire face à ce processus, le parti islamiste et ses alliés ont construit leur riposte autour d’une formule qui en dit à la fois trop et pas assez : « Attahakkoum ». Le mot signifie « contrôle à distance ». Il est souvent utilisé pour désigner la télécommande, cet appareil qui permet de contrôler une télévision ou une radio à distance et qu’on appelle en arabe jihaz attahakkoum. Véhiculé par les dirigeants du PJD et notamment par Benkirane lors de ses nombreux entretiens, « Attahakkoum » a pris le sens d’« autoritarisme » et s’est répandu dans la presse marocaine comme une trainée de poudre. Il est devenu en quelques jours une sorte de slogan allusif dirigé contre l’entourage royal, mais sans que des noms précis soient cités. Il a fallu attendre le 1er juillet 2016, lors d’un entretien fleuve accordé au site d’information indépendant alaoual.com pour que Benkirane franchisse le pas et prononce à demi-mot le nom du conseiller et ami du roi, Fouad Ali El-Himma : « Le souci de contrôler à distance le PJD a commencé lorsque notre parti a eu quarante-deux sièges lors des législatives de 2002. Les adeptes d’ Attahakkoum, qui considèrent la vie politique comme un simple jeu d’enfant et qui veulent tout contrôler, sont devenus fous. À l’époque, le défunt Meziane Belfkih1 m’avait dit : ‘’Ils vous feront payer cette victoire’’. Après les attentats de Casablanca en mai 2003, ils ont estimé que c’était une occasion pour en finir avec le PJD, en vain. » Devant l’insistance du journaliste qui lui demandait un nom, Abdelilah Benkirane finit par répondre : « Les Marocains me comprennent, quand je veux balancer un nom je le balance. Écoute, Fouad Ali El-Himma est aujourd’hui conseiller du roi. Ne me pousse pas s’il-te-plait à dire des noms. »
Le 8 septembre 2016, le ministre de l’habitat et dirigeant du Parti du progrès et du socialisme (PPS, membre de la coalition gouvernementale), Nabil Benabdellah récidive et présente le fondateur du PAM comme l’un des artisans d’Attahakkoum : « Nous n’avons pas de problème avec le PAM comme parti, dit-il, mais avec son fondateur et celui qui est derrière ce parti, qui incarne Attahakkoum. »
Manifestation télécommandée
Un communiqué incendiaire du cabinet royal est rédigé aussitôt : « Les récentes déclarations de M. Nabil Benabdellah (…) sont un outil de diversion politique en période électorale, qui requiert de s’abstenir de lancer des déclarations non fondées ». Le concept d’Attahakkoum est évoqué sans être nommé : « La période électorale requiert de s’abstenir d’utiliser des concepts qui portent atteinte à la réputation de la patrie et à la crédibilité des institutions dans une tentative de gagner des voix et la sympathie des électeurs. » Les conseillers du roi « n’agissent que dans le cadre de leurs fonctions, en suivant les hautes instructions précises et directes qui leur sont données par Sa Majesté le Roi », conclut le communiqué du cabinet royal.
Quelques jours plus tard, le dimanche 18 septembre, des centaines de milliers de personnes issues pour la plupart des quartiers défavorisés de plusieurs villes du royaume sont emmenées à bord de camions et d’autocars à Casablanca pour manifester contre Benkirane et « contre l’islamisation de la société marocaine », lit-on sur des pancartes savamment rédigées. L’organisation de cette « manifestation » et la manière dont elle a été conduite ne laissent aucune place au doute sur la connivence entre les notables du PAM et les agents d’autorité locaux. Sur les images diffusées par les sites d’information et les réseaux sociaux, certains « manifestants » ne savent même pas pourquoi ils sont là. D’autres affirment avoir été emmenés par les responsables du PAM et les représentants locaux du département de l’intérieur : « C’est le parti du tracteur (le PAM) qui a nous fait venir ici, dit l’un d’eux. Il nous a fait venir à bord d’autocars. On proteste comme ça… En fait, on ne sait pas pourquoi on est là… »2.
« À force de jouer au pompier pyromane, l’État risque d’embraser la maison Maroc », prévient l’éditorialiste du site ledesk.ma. Ce week-end, l’État a prouvé qu’il était en roue libre pour faire barrage au PJD au point de mettre en péril la stabilité même du pays pour laquelle il se présente comme garant. »
Un bilan mitigé
Pourtant, le bilan du parti pendant ces cinq années est loin d’être un succès. Aucun engagement prévu dans son programme de 2011 n’a été tenu.
— La lutte contre la corruption est un échec : le Maroc perd 8 points dans l’indice de perception de la corruption selon le dernier rapport de Transparency International, passant de la 80e à la 88e place sur 175 pays.
— La réforme de la Caisse de compensation, qui coûte près de 6 % du PIB, n’a tout simplement pas eu lieu : prévue initialement pour protéger le pouvoir d’achat des plus démunis via l’attribution généralisée de subventions des produits de grande consommation (sucre, farine, gaz butane, etc.), ce système s’est avéré inefficace et injuste puisqu’il profitait surtout aux riches et aux grands industriels. Les plus aisés perçoivent en effet 75 % des subventions, alors que 20 % des plus démunis ne bénéficient que de 1 %. Le PJD avait pourtant fait de cette réforme l’un des ses engagements les plus forts.
— Le chômage des jeunes a atteint au cours des cinq dernières années des proportions démesurées : selon les derniers chiffres du Haut commissariat au plan (officiel), il serait de 20 % chez les 15-24 ans et 13,6 % chez les 25-34 ans.
— Enfin, le pouvoir d’achat n’a pas connu un sort meilleur sous la « gouvernance » du PJD : s’il a augmenté pour les 20 % des Marocains les plus riches, il a en revanche baissé pour 80 % de la population, ce qui a accentué davantage les disparités sociales dans l’un des pays qui en souffre le plus au monde.
Finalement, les deux décisions les plus marquantes que le gouvernement Benkirane a prises au cours de son mandat sont toutes les deux défavorables aux catégories sociales les plus fragiles du pays, celles-là mêmes qui avaient rempli, en 2011, l’essentiel du réservoir électoral islamiste. D’un côté l’augmentation des prix du carburant alors que celui du baril a diminué de plus de la moitié ; de l’autre, la « réforme » de la retraite qui sanctionne surtout les salariés du secteur public puisqu’elle relève la cotisation de 10 à 14 %.
À tout cela s’ajoutent les atteintes aux droits humains et aux libertés, qui se sont accentués depuis 2012 dans un silence complice des responsables du PJD : interdictions des réunions et des rassemblements pacifiques, censure de journaux, arrestations de journalistes et de militants, etc. Ce silence a été perçu par les observateurs comme autant de concessions faites par le PJD au Palais pour qu’il cesse de voir en lui le mouton noir de la bergerie partisane qui comprend plus de quarante formations politiques. La tension actuelle entre le Palais et le parti semble indiquer que cet objectif n’a pas été atteint, et que l’entourage royal incarné par le très influent Fouad Ali El-Himma continue de percevoir le « parti de Dieu » comme une formation différente des autres partis, et notamment du « parti du roi ».
La Constitution de 2011 oblige le roi à nommer le chef du gouvernement parmi les membres du parti vainqueur des législatives. Si le PJD l’emporte le 7 octobre, la reconduction de Benkirane s’imposera donc à tout le monde. À moins que les tripatouillages électoraux et les vieux réflexes de l’ère Hassan II ne resurgissent.
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1Un conseiller du roi mort en mai 2010.