Décoloniser la musique classique, un devoir de justice
Le 6 novembre 2025, l’Orchestre philharmonique d’Israël et son chef titulaire se produisent à la Philharmonie de Paris. Or la formation classique est un soutien actif de la politique de l’État génocidaire. Le pianiste Adam Laloum, musicien classique juif et antisioniste, explique pourquoi il faut déprogrammer ce concert.
Au cours du mois de septembre 2025, le Gand Festival de Flandre prenait la décision d’annuler le concert de l’Orchestre philharmonique de Munich, et créait une effervescence médiatique. En cause : son chef d’orchestre israélien, Lahav Shani, également chef titulaire de l’Orchestre philharmonique d’Israël, institution nationale avec qui il entretient une proximité idéologique problématique en temps de génocide, ont considéré les organisateurs. Une pétition en soutien au maestro israélien, lancée sur le site Change.org par le claveciniste irano-américain Mahan Esfahani, a recueilli plus de 17 000 signatures. Certains grands noms de la musique classique, comme Martha Argerich, s’y disent « consternés » par la décision du festival, jugée « moralement indéfendable ». Ce qui revient à occulter le sujet principal : la présence en Europe d’un chef titulaire d’un organe de propagande culturelle d’un État colonial, coupable de génocide. Nous avons assisté à la suite de cette mobilisation à un florilège de condamnations pour antisémitisme dans la sphère médiatique, sans fondements ni contradiction1. J’en profite pour renouveler mon soutien total au festival de Gand et à toutes les personnes courageuses qui refusent d’être associées à quelque vitrine d’un État colonial et génocidaire de manière claire.
Le chef d’orchestre Lahav Shani a renouvelé son contrat avec l’Orchestre philharmonique d’Israël en janvier 2025, soit en plein génocide. Le 6 novembre prochain, la Philharmonie de Paris semble maintenir le concert de celui-ci, ambassadeur culturel d’un État criminel, alors que plusieurs organisations de droit international reconnaissent qu’Israël commet un génocide sur le peuple palestinien.
Nous ne devons pas accepter cette situation. Il s’agit de défendre pleinement et sans bavure la juste cause du peuple palestinien qui crève sous nos bombes depuis trop longtemps. La Philharmonie de Paris, par le maintien de ce concert, participe à la normalisation d’un État colonial et génocidaire. Nous devons nous y opposer.
Pas de paix sans justice
Celles et ceux qui se sont fait les porte-voix de cette banalisation, voire de ce déni de l’abominable, de la déshumanisation des Palestiniennes et Palestiniens, ces personnes n’envoient aucun message de « paix » comme elles peuvent s’en targuer parfois, encore moins de justice. Parler de « paix » en ce qui concerne la situation actuelle est un leurre. Il suffit de voir celles et ceux qui s’en félicitent. Comment les bourreaux historiques de la Palestine osent-ils se faire les chantres de la paix à Gaza, après avoir livré des armes à Israël pendant plus de soixante-quinze ans ? Cette position « modérée » vise à renvoyer Israéliens et Palestiniens, colonisateurs et colonisés, dos à dos. Elle s’oppose fermement au droit au retour des Palestiniens (résolution 194 de l’Assemblée générale de l’ONU, 1948) et revendique donc plus ou moins secrètement une majorité démographique. Elle tend à minimiser les exactions de l’État et de l’armée israélienne en créant une fausse symétrie. Aussi les mots de « paix » sans justice ne sont que des appels creux. Il est donc urgent de mettre fin à cette grande hypocrisie mortifère des « deux États » et de se soulever contre l’horreur et l’injustice. Cela fait bien longtemps qu’il n’y a qu’une seule autorité de la mer au Jourdain et les dernières actualités laissent penser que cela va continuer, avec une possible ingérence états-unienne et britannique, en faveur totale de l’oppresseur.
Je ne parlerai pas non plus du deux poids deux mesures avec la Russie, notamment concernant la musique classique. Il crève les yeux, et celles et ceux qui refusent de l’admettre insultent notre intelligence.
Il est trop tard pour des centaines de milliers de Palestiniens. Au vu de la dérive internationale et notamment de l’échec total de nos médias et de notre gouvernement à se saisir déontologiquement et éthiquement de sujets aussi graves que le racisme, l’apartheid, la colonisation et le génocide en Palestine occupée, alors qu’aucune mesure concrète n’est prise après deux ans de génocide et bientôt un siècle de colonisation, si ce n’est un « plan de paix » négocié par et pour l’Occident, ne garantissant aucune souveraineté au peuple palestinien, je me joins aux discours anticolonialistes et anti-impérialistes qui me semblent les plus justes et les plus honnêtes.
Se méfier de l’extrême droite
Je souhaiterais vous parler depuis le seul endroit que je connaisse : ma place en tant que musicien juif français, français juif, comme condition sociale et comme sujet politique. Sartre disait : « C’est l’antisémite qui fait le Juif. »2. À mon sens, cette phrase vaut pour toutes les minorités opprimées : c’est le stigmate qui ferait de nous ce que nous sommes. Personnellement, la seule chose que je sache en tant que sujet juif, c’est qu’il faut se méfier de l’extrême droite, de ses relais ainsi que de tous ses alliés objectifs. Cela relève de l’instinct.
Quand je dis « extrême droite », je pense avant tout à son système d’oppression sur les minorités, celui qui légitime le fait de mieux traiter une personne qu’une autre en fonction de sa naissance, de son genre, de la couleur de sa peau, de ses moyens physiques ou du pays d’où elle vient. L’histoire nous montre en France et dans d’autres endroits de la planète que la bourgeoisie radicalisée n’a aucun scrupule à mettre au pouvoir des représentants d’extrême droite ou à faire voter des lois racistes dont les extrêmes droites se félicitent.
À l’heure où « l’armée la plus morale du monde » est coupable de deux ans de massacres génocidaires au nom des Juifs et de la « seule démocratie du Moyen-Orient », où tous les antisémites les plus puissants du monde s’allient avec Israël, où les actes racistes – avec en tête l’extrême droite qui se remet à ratonner en groupes escortés par la police – se normalisent dans le pays de la Déclaration des droits de l’homme ; à l’heure de la banalisation du salut nazi exécuté par deux fois par Elon Musk pendant l’investiture du président états-unien d’extrême droite, alors qu’on nous apprend que parler de « camper à Tel-Aviv »3 et scander « Free Palestine » est antisémite, l’exigence intellectuelle de précision sémantique se doit d’être portée à son plus haut. La définition du racisme, de l’impérialisme, celle de l’antisémitisme et la dénonciation de toutes ses instrumentalisations doivent se regarder, s’écrire et s’instruire avec la plus grande clarté. Parmi celles-ci, le philosémitisme de l’extrême droite, à travers l’adhésion au sionisme comme machine à blanchir des crimes antisémites des siècles passés, tout en justifiant une politique de nettoyage ethnique et d’accaparement de terres occupées, le tout au nom des Juifs.
Continuités coloniales
Dans Discours sur le colonialisme4, Aimé Césaire écrivait :
Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et que, au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
Derrière cette citation de Césaire se lit le continuum qui se joue entre le génocide juif et les crimes de masse commis avant, pendant et après. Il nous dit aussi que le judéocide n’aurait pu se produire sans les expériences coloniales passées, que de reconnaître les crimes antisémites des siècles précédents n’empêche pas de continuer à massacrer et de créer une hiérarchie entre les morts. C’est de cela dont Césaire parle dans son Discours sur le colonialisme. Il s’agit donc d’une affaire collective pour que le « plus jamais ça » ne soit plus le grossier mensonge qu’il a toujours été.
Comme tous les colonialismes, le sionisme réel en Palestine occupée est une plaie de l’humanité, cela devrait faire consensus. Force est de constater que non. Le génocide à Gaza s’inscrit dans la continuité de la colonisation de peuplement. L’État d’Israël n’a toujours eu qu’une seule dynamique depuis le début de son existence, celle du colonialisme et du nettoyage ethnique, gouvernements de gauche comme de droite. Seule l’intensité varie. Depuis deux ans, les Palestiniens subissent une accélération de tout cela. Tout le monde sait très bien que, même si un gouvernement de gauche prenait le pouvoir, jamais les terres ne seront rendues, jamais les colons ne les rendront, comme toutes ces vies palestiniennes volées. Tout le monde le sait, et ceux qui disent le contraire mentent. Benyamin Nétanyahou n’est malheureusement qu’un piètre représentant de sa société malade, qui consent à 82 % à l’expulsion des Palestiniens, et à 47 % à l’extermination totale des Palestiniens, selon un sondage publié par le journal Haaretz au mois de mai 20255.
Il me paraît important de poser ces bases, car le sionisme considère par principe la critique de l’État colonial d’Israël comme antisémite. Les trois quarts de ma famille vivant en Israël, dont mes deux parents juifs, une mère née à Haïfa et un père né à Rabat – leur rencontre s’est cristallisée dans les années 1970 au kibboutz de Karmia, tout près de la bande de Gaza –, j’ai reçu ce qu’on appelle une éducation « sioniste de gauche », expression qui ne veut pas dire grand-chose, mais qui réunit néanmoins un courant, en France et ailleurs.
Un tour de passe-passe
Cette éducation sioniste de gauche a toujours relié les Juifs à Israël. J’ai donc moi aussi longtemps tenu un discours totalement factice sur Israël et sur l’antisémitisme, et je le regrette profondément : « Ils veulent nous jeter à la mer ! », « Tu es pour la destruction d’Israël ? », « Tu veux tuer les Juifs ? », « Israël est le seul refuge sûr pour les Juifs qui fuient l’antisémitisme ».
Toutes ces fausses questions « existentielles » pour éviter de parler de justice, d’égalité et de réparation sont déplorables. Non, Israël n’a jamais été le « refuge pour les Juifs » qu’il prétend être. Qui peut se sentir en sécurité dans un pays qui massacre et pille son voisin depuis le début de son existence ? Omar Barghouti, cofondateur de la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), disait très justement : « Si la liberté, la justice et les droits égaux pour tous devaient détruire Israël, qu’est-ce que cela dit d’Israël ? »6
Les Juifs sont là. Personne ne va les jeter à la mer. Il s’agit de reconnaître que ces terres ont été volées et d’y accorder aux Palestiniens une souveraineté égale.
Les grandes puissances ont adopté la définition de l’antisémitisme que leur a livrée clé en main l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Une imposture qui nous met tous en danger. Historiens, spécialistes du génocide juif7, sociologues8 en font fortement la critique, car elle participe à la normalisation de la colonisation – et maintenant du génocide – et cherche à censurer toute critique ou remise en cause de l’État d’Israël par un tour de passe-passe qui transforme critique politique en propos antisémite. Après deux ans de génocide, il est indispensable de dénoncer sans trembler cette entreprise frauduleuse qui instrumentalise la mémoire de nos défunts, pour taire la politique d’annihilation du peuple palestinien.
À l’heure tragique que nous vivons, où la reconnaissance de la Palestine par la France semble servir de paravent à la complicité toujours plus active avec Israël, il est primordial de prendre ses responsabilités en tant que citoyen en quête de justice et de tout faire pour s’élever contre cet État colonial, maintenant génocidaire. Nous pouvons et devons agir aux endroits où la banalisation de cet État se fait dans la complicité institutionnelle de nos vies quotidiennes. Dans le milieu de la musique classique, la normalisation d’Israël et de ses ambassadeurs est encore de mise. Toutefois nous pouvons essayer de faire basculer l’opinion pour qu’enfin justice puisse se faire.
Il n’y aura pas de paix durable sans justice. Free Palestine.
Le pianiste classique Adam Laloum, né en 1987, fait ses classes au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Soliste talentueux, il remporte plusieurs prix, comme le concours Clara-Haskil de Vevey, en 2009, ou les Victoires de la musique classique en 2017. Il se produit avec des orchestres de renom : le Mariinsky Theatre Orchestra (Saint-Pétersbourg), la Philharmonie de Berlin, l’Orchestre philharmonique de Radio France, ou l’Orchestre national de France. Il est aussi militant au sein du collectif décolonial Tsedek.
1Lire à ce sujet l’article d’Alain Platel, « Volkov et Shani, la musique du génocide », L’Asymptomatique, 16 septembre 2025.
2Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, 1946.
3NDLR. Référence à la phrase de Jean-Luc Mélenchon, critiquant le voyage à Tel-Aviv de la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet, en soutien au gouvernement israélien, fin octobre 2023.
4Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 2000.
5Shay Hazkani, Tamir Sorek, « Yes to Transfer : 82% of Jewish Israelis Back Expelling Gazans », Haaretz, 28 mai 2025.
6Piotr Smolar, « Israël face à la menace montante du boycottage », Le Monde, 5 juin 2015.
7Amos Goldberg et Raz Segal, « Distorting the definition of antisemitism to shield Israel from all criticism », +972, 5 août 2019.
8« Nidal Taïbi, « Judith Butler : “L’université doit résister au chantage du gouvernement américain” », Les Inrockuptibles, 3 octobre 2025.
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