Égypte – Israël. Répression des voix contre la normalisation

La poursuite de l’offensive menée par Israël à Gaza et l’intensification de la famine organisée ont provoqué davantage de contestations du rôle joué par l’Égypte, accusée de complicité. Même si elles restent réduites et à portée limitée, les actions se sont multipliées. Ce qui n’entrave pas pour autant la relation entre Le Caire et Tel-Aviv.

Manifestation intense avec des personnes interpellées par des agents de sécurité.
Washington, DC, le 29 juillet 2025. La police de la division en uniforme des services secrets américains, chargée de la protection des hauts responsables étatsuniens et étrangers, arrête une manifestante après un incident impliquant la voiture d’un diplomate égyptien alors qu’ils arrivaient à l’ambassade d’Égypte lors d’une manifestation exigeant l’ouverture immédiate du passage de Rafah pour permettre l’acheminement de l’aide humanitaire à Gaza.
SAUL LOEB / AFP

« Le gaz appartient à la Palestine ! » Ce slogan, parmi d’autres, a été tonné, le 13 août, par les dizaines de militants et journalistes rassemblés au Caire sur les marches du syndicat des journalistes égyptiens. Ces derniers s’étaient donné rendez-vous à la suite de l’assassinat ciblé par Israël, trois jours auparavant, du journaliste Anas Al-Sharif et de cinq autres confrères gazaouis. Ils protestaient également contre l’annonce, le 7 août, par l’entreprise israélienne NewMed Energy, d’un amendement à son contrat d’exportation de gaz vers l’Égypte, évalué à 35 milliards de dollars (29 milliards d’euros) pour 130 milliards de mètres cubes sur quinze ans.

En 2008, l’Égypte était le principal exportateur de gaz vers Israël. Mais la situation s’est progressivement inversée avec la découverte par Tel-Aviv des champs gaziers de Léviathan et de Tamar 2 dans le bassin Levantin. Elle a aussi été bouleversée par la remise en cause des accords d’exportation après la chute du président Hosni Moubarak en 2011, ainsi que par la forte augmentation de la demande intérieure égyptienne. Bien que la compagnie italienne ENI ait découvert en 2015, au large de l’Égypte, le gigantesque gisement gazier de Zohr — le plus grand de Méditerranée orientale —, cette tendance n’a fait que s’accentuer. Et la guerre à Gaza depuis bientôt deux ans n’y a rien changé. Déjà en février 2024, un accord avait été signé pour augmenter la production et l’exportation de gaz depuis Tamar 2 vers l’Égypte. Des infrastructures terrestres d’exportation sont d’ailleurs en cours d’aménagement. Comme le précise NewMed Energy, un projet de pipeline entre les deux États au niveau du point de passage de Nitzana, dans le désert du Néguev, reste prévu pour 2029, malgré les retards.

Cela ne concerne pas uniquement la dépendance énergétique. Comme le révèle une enquête du média d’investigation Zawia3, les échanges commerciaux entre l’Égypte et Israël se sont aussi accrus depuis le 7 octobre 2023. Le Caire y exporte principalement des matériaux de construction, des matières premières alimentaires et des produits chimiques1. De manière générale, les ports égyptiens ne cessent d’accueillir des marchandises israéliennes — les échanges sont presque quotidiens comme le démontre le suivi en direct de la circulation maritime. Les frontières ne sont pas fermées aux touristes israéliens — preuve en est l’afflux d’Israéliens dans le Sinaï mi-juin, en plein conflit avec l’Iran. L’ambassade israélienne située dans le quartier chic de Ma’adi, dans le sud du Caire, reste également ouverte, malgré le refus égyptien d’accréditer Ori Rothman comme nouvel ambassadeur.

Maintien des accords de Camp David

En dépit de certaines menaces rhétoriques en cas d’attaque contre Rafah et d’occupation de l’axe de Philadelphie, les accords de paix de Camp David de 1979 n’ont pas été remis en cause. Par ailleurs, la requête d’un juriste égyptien de les soumettre à référendum est restée lettre morte2. Début 2025, l’Égypte a cependant fermement rejeté le plan de déplacement forcé de Gazaouis sur son territoire proposé par le président étatsunien Donald Trump. Et ce, pour plusieurs raisons pragmatiques de sécurité. D’abord, éviter de s’exposer à davantage de frappes israéliennes, même si des bombardements dans le Sinaï sont déjà avérés. Ensuite, par crainte de nourrir la rébellion irrédentiste et djihadiste du Sinaï. Enfin, par souci de limiter tout renforcement de l’influence des Frères musulmans sur son territoire. Dans le même temps, Israël a lancé une campagne diplomatique et médiatique contre l’Égypte. Il l’accuse de violer les accords de paix en raison d’une militarisation accrue du Sinaï. L’objectif est de mettre Le Caire sous pression et de l’amener à accepter le plan de déportation. En vain.

Le 25 juillet, le jour de sa libération après 41 ans de prison en France, le militant Georges Abdallah, à son arrivée à Beyrouth, a salué les actions collectives et la solidarité ayant permis sa sortie de prison. Il a aussi appelé à la poursuite de la résistance en Palestine et a accusé des « millions d’Arabes assis qui regardent » alors que des enfants meurent de faim. Avant d’ajouter : « Si deux millions d’Égyptiens descendaient dans la rue, le massacre ne continuerait plus, il n’y aurait plus de génocide. »

Multiplication des actions

Depuis l’été 2025, face à l’intensification de la famine organisée par Israël à Gaza — et, en particulier, ses ciblages délibérés dans les centres de distribution alimentaire de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF) —, les actions de protestation contre l’Égypte ont augmenté et se sont diversifiées, d’aucuns l’accusant de complicité.

Mi-juin, plus d’un millier de personnes se sont rendues au Caire pour la Marche mondiale vers Gaza. Cette initiative émanait d’une coalition internationale d’associations et visait à rejoindre la frontière. Selon ses propres termes, il s’agissait de « négocier l’ouverture du terminal de Rafah avec les autorités égyptiennes, en collaboration avec les ONG, les diplomates et les organisations humanitaires ». Des centaines de participants ont toutefois été détenus par le régime — certains le sont encore aujourd’hui —, d’autres ont été molestés à Ismaïlia, dans le nord-est du pays. Karim* est arrivé par avion en Égypte avec une dizaine d’autres Tunisiens. Il s’était préparé aux interrogatoires des agents de renseignement à l’aéroport. Il s’estime heureux que son portable n’ait pas été fouillé. Avec sa délégation, ils se sont répartis dans différents hôtels, pour échapper à une surveillance omniprésente. Il décrit un climat de « suspicion généralisée », affirmant qu’avec son groupe ils ont cherché à se rendre à Ismaïlia, mais en ont été dissuadés en raison de la menace d’arrestation. La marche reste, pour lui, un succès étant donné qu’elle a « renforcé des réseaux de solidarité internationale » et qu’elle a mis en lumière « la complicité des autorités égyptiennes dans le génocide en cours ».

Le 25 juillet, le commissariat Al-Maasara, au sud du Caire, a été occupé plusieurs heures par un groupe de jeunes. Indignés par la situation dans l’enclave palestinienne et la répression en Égypte, ils demandaient aux fonctionnaires de police de « lever le siège de Gaza ». L’action a été filmée et largement diffusée sur les réseaux sociaux. Deux hommes, Mohsen Mustafa et Ahmed Wahab, soupçonnés d’y avoir participé, ont depuis été victimes de disparition forcée. Ce type d’actions, avec les risques évidents qu’il charrie, restent très rares depuis le coup d’État militaire de 2013.

C’est également fin juillet qu’un jeune égyptien, Anas Habib, s’est filmé attachant un antivol à la porte de l’ambassade égyptienne de La Haye. Il a ensuite répandu de la farine au sol, pour dénoncer la « fermeture de la frontière ». La vidéo a été aussi largement diffusée. Elle a, depuis, inspiré une myriade d’actions similaires à l’encontre des emprises diplomatiques égyptiennes dans le monde entier, comme à Londres, Copenhague, Bagdad, New York, Istanbul, Dublin, Helsinki, Tunis, Beyrouth, Vienne, Damas et même… Tel-Aviv. Le 21 août, alors qu’ils tentaient d’enchaîner la porte du consulat égyptien à New York, deux jeunes hommes ont été emmenés de force à l’intérieur et violentés par les agents consulaires, avant que la police n’intervienne. Dans un enregistrement audio fuité quelques jours auparavant, le ministre égyptien des affaires étrangères, Badr Abdelatty, avait prévenu que « quiconque s’en prendrait à l’ambassade, nous lui ferons payer » (littéralement : « Nous énucléerons l’œil de son père »). Des paroles et méthodes qui témoignent aussi de la tension actuelle.

Ces initiatives ont pour objectif de mettre à nu les conséquences de la normalisation entre Le Caire et Tel-Aviv. Cependant, elles sont loin de faire l’unanimité dans l’opinion publique qui estime qu’elles devraient se concentrer contre Israël et ses soutiens occidentaux.

Les militants rassemblés devant le syndicat des journalistes égyptiens, mi-août, ont également dénoncé cette normalisation : « On le répète génération après génération, nous ne reconnaîtrons jamais Israël. » Ahmed*, journaliste militant, était parmi eux : « Le régime prétend condamner le génocide alors qu’il arrête quiconque manifeste sa solidarité, cela n’a aucun sens. On ne peut plus tolérer cette hypocrisie, il est temps de changer de paradigme. » À la tête de ce syndicat, Khaled Al-Bashy, journaliste indépendant, reconduit pour un deuxième mandat en mai dernier, a permis d’accentuer la solidarité de cette structure avec la Palestine. Bien qu’il tisse des liens avec d’autres syndicats dans la région, celui-ci apparaît relativement isolé dans le plus peuplé des pays arabes.

Une solidarité risquée

La majorité de la société égyptienne est solidaire avec la Palestine, consciente de cette injustice historique et honteuse de la normalisation avec Israël. Cela s’est même traduit par des manifestations dans les rues du Caire, jusqu’à la place Tahrir, fin 2023 — un fait suffisamment inédit pour être souligné, même si elles étaient sous contrôle sécuritaire. Les symboles palestiniens (keffieh, drapeaux) restent valorisés dans l’espace public, et différentes campagnes de boycott économique ont été lancées en Égypte3. Dina*, journaliste égyptienne ayant travaillé sur le sujet, nous le confirme :

Le boycott économique se poursuit de manière continue, surtout de la part des classes populaires, à l’encontre des fast-foods, des boissons — gazeuses et eau minérale —, et même des produits d’hygiène et de soin pour femmes. Des branches d’entreprises internationales ont dû fermer et une pléthore d’alternatives locales ont émergé, malgré, parfois, des hausses de prix.

Mais cette solidarité n’est pas exempte de risques. Pour l’avoir exprimé publiquement, certains manifestants sont toujours en détention aux côtés de 60 000 autres prisonniers politiques, comme l’estiment plusieurs associations de droits humains. D’autres personnalités continuent d’être, encore aujourd’hui, harcelées par les autorités égyptiennes. C’est le cas d’Ahmed Douma, poète et figure de la Révolution. Il a été inculpé le 29 juillet par le parquet de la sûreté de l’État pour « diffusion de fausses informations » en raison de la publication sur X de messages de solidarité avec Gaza. Il avait notamment appelé à une coordination citoyenne pour livrer de la nourriture à l’enclave palestinienne par tous les moyens possibles. Ahmed Douma a déjà passé dix ans en détention, dont sept et demi en isolement, avant d’être libéré en août 2023. Il a pour l’heure été relâché sous caution.

Début août, la journaliste Lina Attalah, cofondatrice et rédactrice en chef d’une des rares voix indépendantes en Égypte, Mada Masr, a elle aussi été convoquée par ce même parquet. Elle est accusée de gérer un média sans licence et de « diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation ». Mada Masr avait en particulier révélé, début 2024, dans une enquête très fouillée, le business des passages vers et depuis Gaza, aux mains du magnat Ibrahim Al-Argany, proche de l’appareil sécuritaire égyptien. Les coûts, exorbitants, pouvaient atteindre jusqu’à 11 000 dollars par Palestinien (environ 9 000 euros)4.

Une bataille narrative

Au-delà de la répression, et témoignant d’une certaine fébrilité, les autorités égyptiennes sont rapidement rentrées dans la bataille narrative. Elles ont accusé notamment les Frères musulmans d’être à l’origine de ces campagnes de dénigrement. Le président Sissi est intervenu personnellement plusieurs fois ces dernières semaines, à l’adresse « de tous les Égyptiens » et a dénoncé un « génocide systématique » à Gaza. Une conférence de presse a également été orchestrée à Rafah début août pour témoigner de la reprise des convois humanitaires. Même les forces armées ont diffusé une vidéo recensant l’ensemble de l’aide fournie aux « frères palestiniens » : 45 125 camions, pour 500 000 tonnes de nourriture et d’aide médicale (dont 70 % d’origine égyptienne), 209 ambulances, 168 opérations de parachutage et l’accueil de 18 560 blessés palestiniens. Elles ont aussi fustigé la destruction et le blocage des points de passage par Israël.

Ces interventions officielles se concentrent sur le volet humanitaire de la situation à Gaza, en occultant toute responsabilité et en se gardant de proposer d’autres horizons politiques. Elles s’inscrivent uniquement dans le cadre conceptuel des accords de paix de Camp David et de la dotation militaire de 1,3 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros) transférée chaque année par Washington.

La menace de déstabilisation régionale constitue le credo de la contre-révolution autoritaire dans toute la région. Elle s’appuie sur les conflits en Libye à l’ouest, au Soudan et au Yémen au sud, ainsi qu’en Syrie plus à l’est. Ce discours trouve d’autant plus d’écho que la plupart des Égyptiens restent avant tout préoccupés par leur survie quotidienne dans un pays marqué par une forte dépréciation de la monnaie, une inflation autour de 30 % en 2024, et un taux de pauvreté qui a doublé en vingt ans. C’est peut-être en cela que la Palestine ne résonne plus comme une cause universelle pour tout le monde. Un péché d’indifférence universellement partagé.

Plume littéraire et critique sous tous les régimes de l’Égypte moderne, Sonallah Ibrahim est décédé le 13 août dernier. En 2003, il s’était excusé de devoir refuser un prix de la part du gouvernement Moubarak, qui « opprime son peuple, entretient la corruption et tolère la présence d’un ambassadeur israélien alors qu’Israël tue et viole ». Plus de deux décennies plus tard, ses paroles continuent tristement de résonner.

(*Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat)

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1«  Egypt and Israel : Trade Growth Amidst Political Tension  », Zawia3, 25 avril 2025.

2Abdul Karim Salim, «  Lawsuit in Egypt demands Sisi put 1979 Israel peace treaty to referendum  », The New Arab, 23 avril 2025.

3Mohamed Atef, Rabab Azzam, «  The Impact of Boycotting Israeli Products in Egypt  », Zawia3, 25 novembre 2023.

4«  The Argany peninsula  », Mada Masr, 13 février 2024.

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