Lundi 14 décembre, peu avant 17 heures, un imposant contingent de forces de l’ordre se déploie dans le centre-ville de Rabat. Toutes les artères menant au boulevard Mohamed V où se trouve le Parlement sont bloquées afin d’empêcher une manifestation contre la normalisation (attatbii) des relations entre le Maroc et Israël prévue à cet endroit. Les quelques personnes qui s’étaient retrouvées sur les lieux avant le rendez-vous sont rapidement dispersées par la police. Pourtant, la veille, des centaines de personnes brandissant des drapeaux du Maroc et des portraits du roi avaient pu manifester sur la même place, sous les regards bienveillants de la police, pour soutenir « les décisions de Sa Majesté », sous les cris « Le Sahara est marocain ! », ou de « Vive le roi ! »
« Même le chef du gouvernement n’était pas au courant »
La décision d’établir les relations diplomatiques avec l’État d’Israël était dans l’air depuis plusieurs semaines, mais son annonce et la manière dont elle a été communiquée (quelques tweets du président Donald Trump jeudi 10 décembre suivis d’un communiqué royal) ont pris de court observateurs, acteurs politiques et simples citoyens. « Personne n’a été consulté et personne n’a été mis au courant. Ni le Parlement ni aucun parti politique n’a été ne serait-ce qu’informé de cette décision », assure, sous le couvert de l’anonymat, un dirigeant du Parti justice et développement (PJD, islamiste, au gouvernement). « Même le chef du gouvernement [Saad-Eddine Al-Othmani] a appris la décision en lisant une dépêche de la MAP », l’agence de presse officielle, ajoute la même source.
Peu de temps après que Donald Trump a twitté sa décision de reconnaitre la « souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental », un communiqué du palais royal diffusé par l’agence marocaine de presse (MAP) confirmait la nouvelle :
Sa Majesté a informé le président américain de la détermination du Maroc :
➞ à faciliter les vols directs pour transporter des juifs d’origine marocaine et des touristes israéliens depuis et vers le Maroc ;
➞ à reprendre des communications officielles bilatérales et des relations diplomatiques dans les plus brefs délais.
Ni le Parlement, ni le gouvernement, ni les partis politiques n’ont eu vent de cette nouvelle et le roi n’a adressé aucun message pour expliquer à son « cher peuple », par le son et par l’image, les dessous d’une décision stratégique qui a eu l’effet d’un tremblement de terre. Car la question palestinienne a toujours occupé une place importante dans la diplomatie du royaume (le roi Mohamed VI est président du Comité Al-Qods, chargé de veiller sur la préservation de Jérusalem). Et les situations en Palestine et au Sahara occidental sont considérées comme deux causes sacrées par beaucoup de Marocains. De plus, le pays compte une diaspora juive en Israël de près d’un million d’âmes qui n’a jamais pu renouer avec ses origines.
Résultat, les quelques minutes d’euphorie qui avaient suivi les tweets de Trump ont cédé la place à un sentiment général de joie gâchée après l’annonce, par le Palais, de la nature de la « contrepartie ». Des incidents spontanés, mais limités ont éclaté le lendemain, 11 décembre, lors de la prière du vendredi : à Fès, par exemple, quelques dizaines de fidèles ont été dispersés par la police à la sortie d’une mosquée, et à Settat, entre Casablanca et Marrakech, un jeune brandissant une pancarte a été arrêté le même jour à l’intérieur de la mosquée.
Le ministre des affaires étrangères Nasser Bourita a été chargé de justifier auprès des médias la volte-face du royaume :
Le Maroc a toujours ouvert ses portes et n’a jamais interdit une manifestation culturelle, politique, scientifique ou sportive qui impliquait une participation d’Israël. L’hymne national israélien a été joué à plusieurs reprises lors de manifestations sportives accueillies par le Maroc. C’est un contexte qui n’existe nulle part ailleurs. L’importation de concepts du Moyen-Orient n’est donc pas toujours appropriée dans le cas du Maroc
a-t-il déclaré au quotidien Le Monde.
C’est sur les réseaux sociaux que les réactions ont été les plus marquantes. Ceux qui ont le plus applaudi la normalisation sont des mouvements amazighs qui considèrent, à l’instar du militant Mounir Kejji, qu’il s’agit là d’« une faute qui vient d’être réparée », et que la diplomatie marocaine aujourd’hui est « beaucoup plus réaliste ».
Du reste, les partisans de la normalisation focalisent sur la « reconnaissance américaine de la souveraineté du Maroc » sur le Sahara occidental en la présentant comme un « triomphe de la diplomatie » du royaume, mais sans évoquer la contrepartie, beaucoup moins heureuse compte tenu de la sensibilité au sort des Palestiniens constante pour les Marocains.
« On ne peut pas être plus sionistes que les sionistes eux-mêmes »
En revanche, l’essentiel de la société civile, de l’Association marocaine des droits humains, la plus grande ONG du pays, au Syndicat national de la presse marocaine en passant par une flopée d’associations islamistes, la normalisation est dénoncée sans ménagement, et présentée parfois comme une « trahison ». « On ne peut pas être plus sionistes que les sionistes eux-mêmes », a lancé Sion Assidon, ancien directeur de Transparency-Maroc et ancien coordinateur du mouvement BDS-Maroc, après l’interdiction de la manifestation de Rabat à laquelle il a essayé de participer avec d’autres militants laïcs. Il faisait allusion à la phrase « Nous ne pouvons pas être plus Palestiniens que les Palestiniens », prononcée par le ministre des affaires étrangères le 4 février, et depuis reprise par les « influenceurs » du régime.
Parmi les réactions notables, celle des dirigeants du parti islamiste de la justice et du développement (PJD) qui dirige depuis 2012 la coalition gouvernementale et qui a toujours appelé à criminaliser la normalisation avec Israël. Le 23 août 2019, son secrétaire général et actuel chef du gouvernement Saad-Eddine Al-Othmani affirmait en bombant le torse : « Nous refusons toute normalisation avec l’entité sioniste parce que cela l’encouragerait à aller plus loin dans la violation des droits du peuple palestinien ».
Moins de trois mois plus tard, sa réaction après la décision royale était donc très attendue : « Je voudrais, déclare-t-il le 14 décembre à Al-Jazira, affirmer à mes frères palestiniens que le Maroc unifié et fort est d’autant plus capable de soutenir la cause palestinienne […] Nous avons des constantes quant à notre position vis-à-vis de la cause palestinienne et nous lui resterons fidèles ». La Jeunesse du PJD, dont le secrétaire général Mohamed Amekraz est ministre du travail, a pour sa part pris position contre la normalisation, ce qui permet au PJD de ne pas rompre complètement avec sa base électorale.
Mais la réaction la plus troublante est celle de la plupart des partis politiques, tétanisés par le palais. À l’exception de deux formations de la gauche non gouvernementale, le Parti socialiste unifié (PSU) et la Voie démocratique qui ont clairement dénoncé la décision, c’est silence radio, y compris dans les rangs de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) qui se réclame de l’héritage de Mehdi Ben Barka et considère que la question palestinienne fait partie de son identité politique.
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