Palestine — Colombie. Gustavo Petro défie Washington et Tel-Aviv

Affichant sa solidarité avec Gaza lors d’une marche à New York, le président colombien a vu son visa révoqué. Dénonçant les exécutions extrajudiciaires au Venezuela menées par les États-Unis sous le prétexte de lutter contre le narcotrafic, il essuie des menaces de sanctions économiques. Et s’inscrit dans la continuité des luttes anti-impérialistes.


Deux hommes, l'un en costume et l'autre en tenue traditionnelle, signent un livre ensemble.
New York, 26 septembre 2025. Rencontre entre le président colombien Gustavo Petro (à gauche) et le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) António Guterres (à droite).
Présidence colombienne / Facebook

«  Gustavo Petro est un baron de la drogue qui encourage la production de stupéfiants en Colombie  », a déclaré le président étatsunien Donald Trump sur son réseau Truth Social le 19 octobre. Un mois plus tôt, il avait déjà qualifié le président vénézuélien Nicolás Maduro de «  narcotrafiquant  », justifiant ainsi le déploiement de navires étatsuniens dans les Caraïbes. Depuis le 2 septembre, sept frappes militaires, sans preuve ni mandat, ont été menées sur des navires au large des côtes vénézuéliennes, faisant une trentaine de morts. Le 15 octobre, il annonçait avoir autorisé la CIA à opérer sur le territoire vénézuélien.

Autant d’actes qui illustrent la montée des tensions entre Washington et les gouvernements de gauche d’Amérique du Sud. Celui de Gustavo Petro, figure anti-impérialiste et critique des ingérences étatsuniennes dans la région, est dans le viseur. D’autant que celui-ci s’illustre aussi en pourfendeur coriace de la guerre menée à Gaza par Israël, soutenue par les États-Unis. Et le fait savoir jusque sur le sol étatsunien : le 26 septembre, le président colombien marche en soutien à Gaza dans les rues de Manhattan, à New York. Mégaphone à la main, drapé d’un keffieh et accompagné du chanteur britannique Roger Waters, il salue la foule en arabe, scande des slogans pour la Palestine et déclare qu’il prendra lui-même les armes si nécessaire. Il a ensuite exhorté les soldats étatsuniens à « obéir à l’humanité plutôt qu’à Trump ».

«  Je n’ai pas besoin d’un visa américain  »

L’opposition colombienne a dénoncé un comportement indigne d’un chef d’État et quelques heures plus tard, Washington annonçait la révocation de son visa. Petro a aussitôt répliqué sur X  : «  Dire qu’il ne faut pas tirer sur l’humanité n’est pas un crime. Je n’ai pas besoin d’un visa américain.  »

Au-delà des coups d’éclat, Gustavo Petro prend des décisions politiques lourdes d’engagements. Dans la foulée de son homologue brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, il est l’un des premiers hommes d’État à accuser Israël de commettre un génocide des Palestiniens, lors d’une déclaration le 20 février 2024. Il rejoint la plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour pénale internationale (CPI), consommant, le 1er mai 2024, la rupture des relations diplomatiques de son pays avec Israël. Il a également suspendu les exportations de charbon vers Israël, et cofondé le Groupe de La Haye, une coalition de pays du Sud global engagé dans des «  mesures juridiques et diplomatiques coordonnées  » pour faire respecter le droit international en Palestine, dont il a accueilli une réunion à Bogotá en juillet 2025.

Le 1ᵉʳ octobre 2025, après l’interception par Israël de la flottille humanitaire Sumud — à bord de laquelle se trouvaient deux Colombiennes —, Gustavo Petro annonce sur X l’expulsion immédiate de la délégation diplomatique israélienne en Colombie.

La droite colombienne s’en est vivement indignée, tandis que la gauche a salué ce geste. Une semaine plus tôt, lors de la dernière assemblée générale des Nations unies, son discours a été l’un des plus remarqués sur la question du génocide à Gaza et aussi l’un des plus commentés, notamment dans le monde arabe. Constatant que la diplomatie avait échoué à mettre fin aux crimes israéliens en Palestine, Gustavo Petro a retenu l’option de la lutte armée. Il a ainsi proposé la création d’une force internationale de volontaires, sous l’égide de l’Assemblée générale des Nations unies, et non du Conseil de sécurité dominé par ses cinq membres permanents. Petro a souligné qu’il ne devait pas s’agir de simples Casques bleus, mais d’« une armée puissante composée de pays qui refusent le génocide ». Il a appelé l’Organisation des Nations unies (ONU) à passer de la neutralité proclamée à l’action concrète.

Pour une partie de la gauche, en Colombie comme à l’étranger, Petro, premier président colombien issu de la gauche, incarne un leader du Sud global engagé pour la justice et la défense des peuples opprimés. Mais à dix mois de la fin de son mandat, et dans un pays fragilisé économiquement, sa position divise.

Ses opposants, à l’image de la journaliste et femme politique conservatrice Vicky Dávila, candidate à la présidentielle en 2026, lui reprochent de « se préoccuper davantage du Proche-Orient que de la Colombie ». La droite et l’extrême droite, dans leur volonté de reconquérir le pouvoir, l’accusent d’avoir isolé le pays de ses alliés historiques, les États-Unis et Israël. L’une de leurs principales figures, María Fernanda Cabal, du Centre démocratique, parti national-conservateur, est allée jusqu’à le qualifier de traître : «  Rompre des relations pour des raisons idéologiques et non pour les intérêts de l’État est un acte de trahison envers la nation  », a-t-elle écrit sur X le 2 octobre 2025, après l’expulsion de la délégation diplomatique israélienne.

Unis par la lutte contre l’impérialisme

Dans sa jeunesse, Gustavo Petro a milité au sein du Mouvement du 19 Avril (M-19). Créé 1974, son nom fait référence à la fraude électorale qui a privé le candidat de gauche Gustavo Rojas Pinilla de la victoire à l’élection présidentielle le 19 avril 1970, au profit de son concurrent du Front national, alliance du Parti conservateur et du Parti libéral. Les membres du mouvement de guérilla, dénonçant le verrouillage du pouvoir, avaient choisi la lutte armée pour instaurer une «  véritable démocratie  » et construire une «  patrie libre  ».

Le M-19 s’est toujours tenu aux côtés des peuples arabes et africains dans leurs luttes de libération nationale dans les années 1970. Le mouvement concevait sa propre lutte de manière similaire : une rébellion contre l’impérialisme étatsunien, mais aussi contre le colonialisme interne en Colombie. Le M-19 disait vouloir combattre ce système reposant sur les inégalités, les injustices et la dépossession foncière, pour restituer les droits des majorités et construire un État social et démocratique. Il a d’ailleurs entretenu des liens de collaboration avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), le Front Polisario sahraoui et le Congrès national africain (ANC) du Sud-Africain Nelson Mandela.

Lorsqu’il est interrogé sur son attachement à la cause palestinienne, le président colombien met en avant «  l’immense injustice subie par le peuple palestinien depuis 1948  ». «  Dans cette logique, explique l’historienne colombienne Lina Britto, professeure à la Northwestern University à Chicago, la Palestine et la lutte du peuple palestinien s’inscrivent dans la continuité des grandes luttes qui, selon Gustavo Petro, restent inachevées et auxquelles il se sent toujours lié. Petro ne s’est jamais détaché de cet héritage : il cherche aujourd’hui à le réactiver, dans son discours public comme dans sa pratique politique.  »

Le «  cousin  » israélien

En tant qu’ancien membre d’un mouvement armé de gauche, Gustavo Petro a été témoin du rôle d’Israël dans la «  guerre sale  » menée par l’État colombien contre les mouvements socialistes, ainsi que de son appui aux groupes paramilitaires d’extrême droite.

L’historienne Lina Britto rappelle que «  de manière indirecte, dans l’ombre, mais aussi parfois de façon très directe, Israël a été un acteur impliqué dans [le] conflit  » armé colombien, qui, durant cinquante ans, du milieu des années 1960 jusqu’à l’accord de cessez-le-feu définitif en 2016 entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement, a impliqué guérillas marxistes, groupes paramilitaires de contre-insurrection et forces armées. Elle précise : « Israël et la Colombie ont entretenu une relation étroite, mais peu visible, car elle s’est développée à travers des canaux techniques et institutionnels, souvent discrets. Peu de gens en ont réellement conscience.  » Elle ajoute : «  En réalité, il s’agissait d’une relation triangulaire entre les États-Unis, Israël et la Colombie.  »

Si les liens entre Israël et la Colombie se sont consolidés au début des années 1980, dans le contexte de la guerre du Liban, ils avaient commencé bien plus tôt en Amérique du Sud. Après la guerre opposant Israël à l’Égypte, la Jordanie et la Syrie en 1967, plusieurs régimes militaires latino-américains, notamment l’Argentine, le Honduras et le Guatemala, ont tissé avec lui des alliances politiques, idéologiques et économiques étroites.

Israël, allié technique de la contre-insurrection

Au début des années 1980, sous la pression de dynamiques internes et internationales, les dictatures du Cône Sud (la zone australe du continent sud-américain) amorcent des transitions démocratiques, tandis que les régimes militaires d’Amérique centrale s’engagent dans des processus de paix. C’est alors que la Colombie entre en scène et devient un nouvel allié  : voyant ses partenaires traditionnels s’affaiblir, Israël cherche à élargir son influence dans la région. Au même moment, en Colombie, le narcotrafic s’est déjà enraciné — d’abord avec la marijuana, puis avec la cocaïne. Ces nouveaux pouvoirs illégaux et les classes émergentes qui en tirent profit cherchent à renforcer leurs dispositifs de sécurité pour se protéger des menaces perçues : la guérilla et les mouvements de gauche.

Fort de l’expérience qu’il tire de son propre statut de force d’occupation coloniale, Israël devient un allié stratégique, fournisseur de savoir-faire, de technologies et d’armements. Mais son implication va bien au-delà : il contribue à façonner des structures paramilitaires contre-insurrectionnelles. Des figures comme l’ancien gradé de l’armée israélienne Yaïr Klein ou l’ancien agent du Mossad Rafi Eitan (1926-2019) incarnent cette collaboration entre formation de groupes armés, ventes d’armes et conseils à l’État. Le premier, à travers sa société de mercenaires Hod Hahanit (Fer de lance, en hébreu), a notamment formé les frères Carlos et Fidel Castaño, créateurs des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), l’une des organisations paramilitaires les plus sanguinaires de Colombie1. Le second a été conseiller du président Virgilio Barco Vargas (1986-1990) et a élaboré pour lui un plan visant à décimer l’Union patriotique (UP), un parti créé en 1985 et réunissant d’anciens guérilleros des FARC, des militants du Parti communiste et des membres de la société civile. Selon une enquête de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, lancée en 2021, quelque 6 000 militants ont été assassinés ou ont disparu.

Comme le souligne Lina Britto, «  cette histoire révèle une compatibilité idéologique entre certaines droites colombiennes et israéliennes qui, dans le contexte des années 1980, se sont rencontrées et ont noué des liens durables de coopération et de soutien mutuel  ». Depuis lors, Israël est demeuré un partenaire clé de la Colombie. Au début des années 2000, sous la présidence du conservateur Álvaro Uribe, cette relation s’est encore renforcée dans le cadre de la politique de «  sécurité démocratique  », faisant de la Colombie un important client des technologies militaires israéliennes.

Ainsi, pour Lina Britto, lorsque Gustavo Petro parle d’Israël, il ne se réfère pas à un acteur lointain, mais à un partenaire de longue date — presque «  un cousin  » — avec lequel la Colombie entretient des liens économiques, militaires et politiques profonds.

Dans ce contexte, Petro, fidèle à son idéologie et à son parcours, s’aligne naturellement du côté de la Palestine et défend la souveraineté d’une Colombie que son voisin du Nord cherche ouvertement à déstabiliser. Une attitude qui rappelle les heures les plus sombres de l’ingérence étatsunienne dans les affaires internes de la région, lorsqu’il s’agissait de favoriser des gouvernements dociles, en ligne avec les intérêts de Washington. La droite colombienne, pour sa part, demeure fidèle à cette alliance avec les États-Unis et Israël. Les élections prévues en mai 2026 seront déterminantes.

1NDLR. En 2001, le gouvernement colombien a jugé Yair Klein et l’a condamné à 11 ans de prison pour avoir «  instruit et entretenu des camps pour participer à la formation de groupes terroristes  ». En 2007, il est arrêté à Moscou sur la base d’un mandat émis par Interpol. Sa demande d’extradition par la Colombie a été rejetée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a estimé que la Colombie ne pouvait garantir sa sécurité physique.

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