

Sud de l’Arménie. Dans la crainte de la perte de nouveaux territoires
Au sud de l’Arménie, un corridor de 43 kilomètres attise les convoitises de l’Azerbaïdjan. Tandis que Washington s’invite comme arbitre, les habitants du Siounik redoutent une nouvelle guerre… et la perte de leur terre. Reportage.
Niché dans la région enclavée du Siounik, le petit village de Meghri sommeille paisiblement au bord de la rivière Araks, cette frontière naturelle qui sépare l’Arménie de la République islamique d’Iran. Au bord du cours d’eau, des carcasses rouillées de wagons siglés URSS reposent dans l’oubli. Difficile d’imaginer qu’ils aient un jour servi.
Ancien carrefour du Sud-Caucase, qui desservait l’Azerbaïdjan et le nord de l’Arménie, la gare de Meghri est cloîtrée dans le silence. Le sol est jonché d’éclats de verre et de carrelage fissuré qui craque sous les pas. Le dernier train est parti en 1993, deux ans seulement après l’effondrement de l’Union soviétique. Depuis lors, les frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan restent closes, conséquence d’un conflit dans la région voisine du Haut-Karabakh qui a transformé ces deux pays en ennemis jurés.
En 2023, Erevan avait pourtant dévoilé un projet ambitieux de réhabilitation du rail dans le sud de l’Arménie, mais ce plan très coûteux a rapidement été abandonné. Il n’y a personne à l’horizon, à part des gardes-frontières plantés en haut de miradors et le long des barbelés. Ils appartiennent pour la plupart au Service de sécurité de la Fédération de Russie (FSB), les services secrets russes héritiers du KGB, déployés à la demande d’Erevan.
Le corridor de Trump
Depuis 30 ans, la région du Siounik est restée en marge de tout développement, une stagnation qui, aujourd’hui, alimente les tensions géopolitiques. Avec le soutien de son parrain turc, l’Azerbaïdjan reste déterminé à rouvrir les voies ferrées dans ce qu’elle appelle le Corridor de Zanguezour : les 43 kilomètres de frontière entre l’Arménie et l’Iran.

Galvanisé par ses victoires militaires au Haut-Karabakh en 2023, grâce aux équipements israéliens qu’il achète en masse, le président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, a menacé de se l’approprier par la force à plusieurs reprises. Pourtant, le risque de guerre a reculé le 8 août 2025. Dans un tournant diplomatique inattendu, Bakou et Erevan ont annoncé un accord de paix sous l’égide du président étatsunien Donald Trump.

Ce dernier prévoit de régler la question du corridor par la création d’un couloir de transit routier, ferroviaire et énergétique, pompeusement renommé « Trump Route for International Peace and Prosperity » (« La voie de Trump pour la paix et la prospérité internationales », TRIPP). Cette initiative prévoit une supervision de Washington pendant 99 ans tout en garantissant la souveraineté arménienne — un point non négociable pour Erevan. Toutefois, aucune entreprise étatsunienne n’a encore posé ses valises dans le Sud arménien.
Téhéran à la manœuvre…
Pour l’heure, c’est l’Iran qui marque sa présence sur le terrain. Le long de la route M 2, la seule artère qui remonte vers Erevan, une file ininterrompue de camions aux plaques iraniennes approvisionne le Caucase jusqu’en Russie. L’Iran, qui redoute l’arrivée des États-Unis à ses frontières, a aussi entrepris la construction d’un tronçon d’une nouvelle route destinée à désenclaver le sud de l’Arménie, et ainsi faire transiter son pétrole à bas coût. Des ouvriers iraniens s’affairent jour et nuit pour bâtir et goudronner.

La Russie gère, quant à elle, l’exploitation de la plus grande mine de cuivre du pays, située à 30 kilomètres de là. Cette mine est exploitée depuis 1952 par la compagnie russe Zangezur Copper Molybdenum Combine (ZCMC), principal employeur de la région.
… Bakou aussi
Pendant ce temps, l’Azerbaïdjan avance, lui aussi, ses pions. Des deux côtés de sa frontière avec l’Arménie, les rails ont été posés. Il ne manque plus qu’à faire la jonction. Les habitants assistent, impuissants, à un bras de fer géopolitique qui les dépasse. Plus à l’est, dans ces villages accrochés à la montagne, la frontière avec l’Azerbaïdjan s’est rapprochée à la suite de la perte du Haut-Karabakh en 2023. Ils vivent désormais au quotidien face aux positions militaires azerbaïdjanaises, qui font face aux bunkers construits à la hâte par l’Arménie. La ligne de contact n’est qu’à quelques dizaines de mètres des habitations.
Berger de père en fils, Sasoun, 52 ans, redoute le déracinement. Depuis l’offensive de Bakou au Haut-Karabakh en 2023, sa maison se trouve désormais à la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. « Ils ont pris le contrôle de mes terres, je n’ai plus assez de champs pour faire manger mes animaux », déplore-t-il en reposant sa tête sur son bâton de berger.

De 700 moutons, le troupeau de Sasoun s’est réduit à 200. L’homme aux rides très profondes et au visage buriné ajoute : « On ne peut pas expliquer où est la frontière aux animaux. Parfois je passe à 50 mètres des positions azéries et j’ai peur pour ma vie. » En 2023, la famille de Sasoun a accueilli des réfugiés du Karabakh. « On a peur de vivre le même destin qu’eux. Mais quoi qu’il advienne, je n’abandonnerai ni mes moutons ni mon village. »

Dernier rempart
Un peu plus haut dans les montagnes, au cœur du village de Khnatsakh, la maison de Zina se dresse, silencieuse et marquée par l’usure. À l’intérieur, l’air est lourd, saturé d’humidité et de silence. Zina, mère de trois enfants et atteinte d’un cancer du poumon, parle à voix basse : « Ils nous saluent avec des balles, matin et soir », confie-t-elle, les yeux embués de larmes. Son chien, toujours à ses côtés, semble deviner sa détresse et ne la quitte jamais.

Autrefois animé, le village se vide peu à peu. « Les jeunes partent à Erevan ou en Russie. Mais, moi…, que ferais-je là-bas ? » interroge-t-elle, résignée. « Même ici, les Azéris prétendent que cette terre est à eux. Je n’ai nulle part d’autre où aller », poursuit-elle. « On vit comme des bêtes. »
À ses côtés, Genarik, son mari de 61 ans, enchaîne les cigarettes avec nervosité. « Nous sommes les remparts avant Erevan. La première ligne. Si nous tombons, ils tomberont aussi », lâche-t-il d’un ton grave. Ancien combattant de la première guerre du Haut-Karabagh (1988 -1994) — appelée en Arménie « guerre de libération de l’Artsakh1 » —, il est devenu chauffeur de camion. « L’activité économique était bonne pendant l’URSS », dit-il dans un élan de nostalgie. « Il y avait de grandes usines de textile. Il était facile pour nous d’exporter des marchandises vers le Karabakh et au-delà », raconte-t-il en sirotant un café. « Maintenant, il n’y a plus rien. Personne ne vient nous voir. »

Aujourd’hui, le seul signe d’activité dans la région est la présence de chantiers militaires. Routes, postes d’observation et bunkers sont érigés à la hâte par l’armée arménienne. Des infrastructures défensives qui peinent à rassurer, tant l’écart technologique avec l’armée azerbaïdjanaise reste considérable. Un désavantage qui pourrait peser lourd en cas de nouveau conflit. Tous ici redoutent une nouvelle guerre éclair… et la perte de nouveaux territoires.
1Nom que les Arméniens donnent à la République du Haut-Karabagh.
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