Nouvelle

Orbite autour d’une vision

Orient XXI a traduit de l’arabe une nouvelle de Hisham Bustani, tirée de son avant-dernier recueil Muqaddimaton la budda min’ha li fana’én mu’ajjal Prélude inévitable à une mort en sursis »), publié en 2014 par les éditions Dar Al-Ayn li Nachr.

Dessin de couverture de « Prélude inévitable à une mort en sursis »
Éditions Dar Al-Ayn li Nachr, 2014 (en arabe)

W

Il y a quelque chose entre nous...

Non ce n’est pas la caméra fixée au coin du mur et dont l’œil nous aspire et nous renvoie vers un écran lointain.

Je tends la main à travers la distance qui me sépare de toi... Mes doigts traversent normalement, mais ne t’atteignent pas, ne te touchent pas…comme si tu étais toujours un peu plus loin que l’image esquissée par mon cerveau. Comme si tu étais derrière un voile d’eau. Peut-être es-tu dans une autre atmosphère, plus dense que l’air qui m’entoure. Une atmosphère pesante, comme celle qui a englouti mes camarades sur le champ de bataille. Ils sont tous morts alors que moi — à l’instar de quelques rares personnes — je reste là, confiné dans ces quelques vers, sans mourir : « Une nuit, si tu devais te retrouver allongé dans cette chambre de malade, redoutant le noir, mais n’osant allumer ; tends l’oreille : ma voix pourrait bien venir t’apaiser »1.

Ils ne sont plus que simples souvenirs, alors que je continue de traverser les époques, pétri par les bouleversements.

Mais toi, comme tu parais sereine, sans râles de mort ni manque d’oxygène. Ton visage est rose, il irradie d’un sourire confiant. Tes yeux semblent paisibles, et n’était sur ton regard l’effet des braises de l’âtre, on pourrait croire que tu dors les yeux ouverts.

Mais voilà que tu fermes les paupières : dors, maintenant, dors...

V

Il va et vient durant la nuit. Il pense pouvoir pénétrer mon univers. Parvenir jusqu’à moi. Il croit que son avion pourra atterrir sur ma piste, mais en moi se trouvent de nombreux aéroports, dont partent et où reviennent de multiples désirs, et dont les avions ne cessent de voler.

Lorsque je dépose ma tête sur l’oreiller, il apparaît. Je ne vois pas grand-chose au début. J’entends seulement. J’entends un souffle léger, un mouvement furtif, puis une main me tapote doucement l’épaule. Une fois, deux fois, puis se retire. Je ne l’aperçois pas encore. J’essaie de persuader mes paupières de rester closes, et mon cerveau qu’il ne fait que rêver. En vain.

Je le vois à présent. Il est grand. Tranquille. Il porte des vêtements de soldat, et un casque. Son visage est suspendu au milieu d’un halo blanc dans le noir total de la chambre. Il n’a pas d’yeux. Ses lèvres s’entrouvrent un moment comme s’il voulait dire quelque chose. Alors je ferme les yeux, et quand je les ouvre de nouveau, il n’est plus là. Je souris. Ce n’est pas un sourire de bonheur. C’est un sourire d’assurance qu’il va revenir et que la nuit ne va pas m’engloutir, tout bonnement, dans sa solitude.

Le matin, à genoux, je cherche les traces de ses pas sur le parquet. Je refais son parcours dans la chambre, tel que ma mémoire l’a enregistré. Je vérifie si l’un des objets dans la chambre a pu bouger, ne fût-ce qu’imperceptiblement. Et lorsque je me déshabille pour prendre mon bain, je regarde attentivement la courbe de mon épaule, ses doigts y ont peut-être laissé une empreinte.

W

Je n’aime pas parler. Ma longue vie m’a appris l’endurance, la patience et le silence.

Que dire à la balle qui siffle à votre oreille pour aller se loger dans la cuisse d’un ami avant qu’il ne saute dans la tranchée ? Que dire à l’officier qui vous demande votre nom puis vous gifle avant que vous ne murmuriez la réponse ? Que dire à l’avion qui largue ses bombes à une hauteur de centaines de mètres et dont le pilote ne peut discerner les traits de votre visage, pas plus que vous ne pouvez le dévisager ? La guerre m’a appris que le silence pouvait vous sauver la vie et que la parole, le plus souvent, pouvait y mettre fin. C’est sans doute parce que je suis taiseux que mon existence a été prolongée au-delà de celle des autres.

À Elle, elle seule, j’aurais voulu dire des choses. Mais elle est impatiente. Elle ne veut pas attendre l’achèvement de ma lune. Elle ferme les yeux, met fin à la vision. Et je ne suis plus.

Je voulais lui dire que la sérénité n’est pas un sentiment passager. La sérénité, c’est la lente accumulation de cicatrices qui s’assemblent doucement et laissent une quiétude, une froideur, et une puissance. La sérénité ressemble à ces lourds porte-clés de chambre dans les vieux hôtels, usés par le toucher d’innombrables passagers, mais qui demeurent à jamais solides, à vous fendre le crâne.

V

Il y a quelque chose entre nous...

Non ce n’est pas la caméra fixée au coin du mur, que j’ai posée là pour tenter de piéger ton image. Ce n’est pas non plus le recueil où tu apparais chaque fois que j’aborde ce poème.

La tranchée est profonde, mais pas assez pour protéger les soldats des doigts de la grande faucheuse qui vient. Je la vois bien, de l’endroit où je me trouve, au-dessus des pages, j’observe les escadrilles en vol qui arrivent, avec un vent aussi froid que le tranchant d’une lame. Pourquoi toute cette cruauté ? Ces poèmes sont-ils des offrandes en souvenir de ceux qui ont brûlé ? Le poète voulait il bercer les corps des survivants, afin qu’ils s’assoupissent, comme celui qui dort là-bas, jeté au bord du val, le visage putréfié, les cheveux mêlés à l’herbe… et qui ne tremble pas, lui, ne ressent ni le froid, ni la douleur, ni la fatigue, ni l’effroi, rien de ce que ressentent ceux qui le regardent ?

Vous lisait-il ses poèmes, au cours de ces nuits agitées par les tempêtes de neige ? Ont-ils pu sauver l’un d’entre vous d’une mort lente par le froid ?

Les poèmes n’ont pas brûlé dans la guerre, ils n’ont pas été transpercés par des éclats d’obus, ils n’ont pas été criblés de balles.

L’un des hommes a réussi à faire passer en secret ces feuillets, avec toute leur cargaison, et voilà que tous ses compagnons s’en échappent clandestinement, jour après jour, à la recherche du temps qu’il leur reste à vivre. Je sais que tu es l’un de ces soldats. Je sais que tu as eu une mort abominable. Je sais que tu viens à moi en t’extrayant de toute l’horreur confinée entre ces deux couvertures pour me dire quelque chose. Mais moi, j’en ai assez lu.

W

Elle ferme toujours les yeux quand je m’apprête à parler.

Je voudrais traverser jusqu’à elle, habiter son corps, mais elle ferme les yeux au moment décisif où j’ouvre la bouche. L’on dit que c’est par le nez que l’âme quitte le corps. Je n’en sais rien. Balivernes sans doute. Mais je sais que mes paroles peuvent entrer en elle par les pupilles des yeux. Je pourrais alors me reposer, déposer toutes les tempêtes tourbillonnantes que je porte en moi dans ce passage vers une autre personne où elles pourraient se poursuivre...

Elle ne m’a pas entendu. Et moi j’avale ma phrase, chaque fois. À quoi cela servirait-il qu’elle apprenne mon secret, sans que lui en soit transmis en même temps l’essence, le fond, l’expérience tout entière ? À quoi bon ? Sans doute croit-elle que l’odeur du livre suffit, sa chair brûlée, sa dépouille verdâtre en décomposition... Tout cela est fort bien, mais si elle ne parvient pas à voir deux yeux à la place des trous noirs, alors elle ne pourra jamais avoir d’ombre sur la terre, de reflet dans le miroir, elle restera errante dans ce monde confus, sans défense, elle restera sans savoir.

Elle ne saura pas que c’est moi qui ai écrit ce livre qu’elle parcourt chaque nuit. Moi qu’elle convoque à chaque lecture, à chaque scansion, à chaque martyr, à chaque souvenir. J’ai encore des poèmes que je n’ai pas dits, des camarades qui sont tombés, dont je n’ai pas révélé la souffrance et la mort, je le leur avais pourtant promis, c’est ma dette à leur égard. Le monde est une dette qui pèse sur le poète, je veux régler ma dette, pouvoir enfin me reposer…

Si seulement tu ouvrais les yeux, si seulement tu écoutais ce que j’ai à te dire....

1« One night, if thou shouldst lie in this Sick Room,
Dreading the Dark thou darest not illume,
Listen ; my voice may haply lend thee ease. »,
tiré de Poèmes de Wilfried Owen, poète britannique rendu célèbre par ses vers sur la guerre écrits durant la première guerre mondiale. Il fut tué une semaine avant l’annonce du cessez-le feu en novembre 1918.

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