Pour une critique matérialiste du salafisme

Contre une lecture culturaliste du salafisme, contre une lecture orientaliste qui cherche des explications dans les textes du Moyen Age, l’ouvrage d’Azmi Bishara, Qu’est-ce que le salafisme ? (en arabe) propose une critique matérialiste et radicale de ce phénomène.

Boris Horvat/AFP

Le grand jeu de l’histoire, c’est à qui s’emparera des règles, qui prendra la place de ceux qui les utilisent, qui se déguisera pour les pervertir, les utiliser à contresens et les retourner contre ceux qui les avaient imposées. Michel Foucault, Dits et écrits I , Éditions Gallimard, 2001 (1971) .

Évoquer une « théorie critique » du salafisme, c’est souligner la nécessité d’une approche qui déconstruit le salafisme et le salafisme djihadiste, à travers le prisme social et non pas culturel. Une « théorie critique » de ce phénomène nous impose une lecture sociale. Même si celle-ci doit nous entraîner dans le labyrinthe du patrimoine culturel comme le font les tenants de la tradition, elle ne saurait nous extraire de la réalité ; elle ne fait, au contraire, que nous y replonger.

C’est cette approche, opposée à une lecture culturaliste du phénomène salafiste, que nous retrouvons dans un essai récent d’Azmi Bishara intitulé « Qu’est-ce que le salafisme ? » Le livre démontre, à travers une double critique du phénomène, l’inanité de toute analyse consistant à imputer l’existence de l’organisation de l’État islamique (OEI) à l’islam.

Cet immuable discours orientaliste

Critique tout d’abord du récit occidental, orientaliste, raciste, qui institue une étiologie culturaliste du terrorisme dit islamiste, le considérant comme un produit naturel de l’islam. C’est bien ce récit qui domine le discours actuel en Occident et régit la relation aux musulmans dans toutes ses turbulences. Un discours que Mohamed Arkoun avait déjà critiqué comme n’abordant pas l’étude de l’islam avec le sérieux requis. En d’autres termes, dans un tel discours, une telle imagologie1 fermée, l’islam n’apparaît pas comme un objet digne d’étude conceptuelle. Ainsi peut-on lire dans « Qu’est-ce que le salafisme ? » :

Les études orientalistes sont prisonnières sur le plan épistémologique d’un modèle prédéterminé, qui fonde la dualité Orient/Occident sur des considérations essentialistes, voire ethnicistes. Cette vision a pu imprégner les études historiques, sociologiques, linguistiques et notamment anthropologiques. Elle envisage l’islam (avec l’article défini) comme une entité en soi, d’essence permanente sous l’apparente complexité, qui réduit le musulman à un simple “homo religiosus”.

Nous faisons ainsi face à un jugement préconçu, constamment reproduit par le discours dominant. Et il n’est nul besoin de vivre parmi les « mahométans » comme a voulu le faire Friedrich Nietzsche autrefois pour juger ce discours, car nous sommes face à un discours qui ne voyage pas, qui se contente de juger de loin. De pré-juger, précisément. Lénine disait très justement que « l’ignorance est plus proche de la vérité que ne l’est un jugement préconçu ».

Fondamentalisme, un concept étranger

Le jugement préconçu est perceptible à travers la langue qu’il utilise et les concepts qu’il manipule. L’« Autre » ne mérite pas d’être appréhendé par la recherche de concepts qui lui seraient propres. Il suffirait de remplacer le mot « loi » par le mot « charia » dans les écrits des Lumières, chez Emmanuel Kant, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Voltaire ou les déistes anglais dans les textes relatifs aux juifs pour dire aujourd’hui de l’islam ce que l’on disait hier du judaïsme.

Il n’y a sans doute pas de mal à recourir, dans la tentative de décrire la réalité des autres, aux mêmes concepts que l’on a produits pour sa propre réalité, mais le faux universalisme dont parlait Pierre Bourdieu contamine jusqu’à la langue qu’il utilise. Dans son livre, Bishara en donne un exemple avec la notion de fondamentalisme liée au contexte protestant, réfractaire à l’ambiguïté, comme l’a montré l’un de ceux qui se sont penchés sur la question, le sociologue Donald Levine2. Or, projeter sur la culture arabo-islamique une telle notion ne tient pas compte de la contradiction flagrante qu’elle peut présenter avec le contenu positif de l’ambiguïté dans cette culture (comme étant la possibilité d’une lecture multiple d’un phénomène, NDLR).

Le jugement préconçu n’appréhende pas l’Autre dans sa vérité. Mais il le dépouille également de sa langue en lui imposant sa propre acception du salafisme, comme une essence absolue et immuable. C’est ce que réfute Bishara en expliquant qu’il y a plusieurs sortes de salafismes : confessionnel, réformateur ou djihadiste. Il analyse le phénomène à travers ses apparitions factuelles dans l’histoire en s’abstenant de dériver vers une sorte de supra-histoire, celle que l’on retrouve dans les lectures culturalistes (lesquelles ne se réfèrent pas à l’histoire justement).

Une relation hypertrophiée au patrimoine religieux

Mais la critique d’Azmi Bishara n’épargne nullement le récit salafiste lui-même, qu’il déconstruit de l’intérieur en dénonçant sa relation hypertrophiée au patrimoine religieux. Il nous présente une critique exhaustive du courant wahhabite et montre comment son prosélytisme fait injure au passé comme au présent, à la religion comme aux êtres humains, aux morts comme aux vivants, puisqu’il exalte d’une part — avec fanatisme — un passé imaginaire et refuse d’autre part toute forme d’ijtihad3.

Dans son étude intitulée « Le Maghreb comme horizon de pensée » publiée dans la revue Les Temps modernes en 19774, Abdelkebir Khatibi estimait que le traditionalisme était un oubli des traditions, et produisait de ce fait un islam appauvri, qui n’était qu’une confiscation, voire une négation de l’islam en tant que civilisation et culture. Et l’on pourrait ajouter en tant qu’éthique.

Un islam « pur » et imaginaire

Ce qui caractérise par-dessus tout cet islam-là ou plutôt cette déformation idéologique de l’islam c’est le rapport sélectif aux grands textes. Rapport qui exerce une violence à leur encontre. Azmi Bishara n’exagère point quand il dit qu’« il ne s’agit donc nullement de préserver les traditions et le patrimoine. Le salafisme djihadiste sous ses diverses appellations s’attache plutôt à les détruire par les outils d’un islam supposé ‟ pur” tel qu’il l’imagine et le reproduit ». Le penseur palestinien ramène ainsi le salafisme djihadiste et ses différentes apparitions à leur contexte historique, réfutant l’argument d’une « histoire des idées » indépendante qui en serait le fil conducteur. Étudier aujourd’hui le salafisme djihadiste en le faisant remonter à Ibn Taymiyya comme le font de nombreuses universités occidentales, c’est faire preuve de charlatanisme et de pensée magique sous couvert de discours rationnel ou prétendument tel, qui fait dire au patrimoine ce qu’il ne dit pas. En politisant le passé, un tel discours altère les questions d’actualité, car il les pose en dehors de leur contexte socio-historique. Il pérennise en même temps la tutelle du centre sur la périphérie.

Des dieux bien terrestres

Ces « dieux (qui) ont soif », dont se sert Anatole France pour dénoncer la terreur au temps de la Révolution française, plongent en réalité leur origine bien loin dans le ventre de la terre et de sa souffrance. Il s’agit de dieux bien terrestres comme le disait Nietzsche. Ainsi, au lieu de faire le procès de l’aliénation, de dénoncer les rapports de production, le maintien des relations de dépendance entre le centre et la périphérie, l’exportation des crises, le pacte colonial qui pérennise le sous-développement et son corollaire le despotisme, le discours salafiste met-il en avant la nécessité de revenir au passé, en parfaite harmonie d’ailleurs avec le rôle régressif qui lui a été choisi par le centre. Un « retour » qui perpétue notre éloignement de la réalité.

En affirmant que le discours salafiste n’est pas une répétition du même « texte » fondamentaliste à travers Ibn Hanbal, Ibn Taymiyya, Ibn Abdel Wahab ou d’autres encore, Bishara rejoint sans nul doute la sociologie critique exprimée par Bourdieu dans un court article intitulé » « Les abus de pouvoir qui s’arment ou s’autorisent de la raison »5. Bourdieu y jette la lumière sur le faux universalisme de la pensée occidentale et ses tendances impérialistes, qui ne font que perpétuer l’irrationalisme de la périphérie.

Mais Azmi Bishara ne se contente pas de relier les symptômes à la maladie, il ne se laisse pas enfermer dans une étiologie sociale, il va jusqu’à déconstruire l’identité de cet irrationalisme. Il s’agit d’une identité éradicatrice qui ne retourne pas vraiment au passé, mais à un passé créé de toutes pièces, un passé né du présent et de ses contradictions. Il s’agit d’une violence contre l’islam lui-même.

D’où la nécessité de faire une distinction méthodologique dans cette théorie critique entre religion et religiosité. La fabrication d’ancêtres modèles, leur création imaginaire, fait en effet partie de l’industrie culturelle de l’âge néolibéral. Elle exprime une religiosité qui est intimement liée au sous-développement. Samir Amin écrivait que les peuples dits sous-développés comprennent la religion d’une manière sous-développée. Il explicitait dans un autre contexte la perpétuation par le système mondial des conditions du sous-développement de la périphérie6. Azmi Bishara ne se trompe guère lorsqu’il dit que parler d’un « retour à la religion » relève de l’ idéologie. Disons qu’il est aussi de nature imaginaire. C’est une illusion de retour à une illusion d’origine. Nous ne retournons pas aux sources. Nous ne faisons que régresser.

1NDLR. Méthode d’étude de la représentation de l’Autre, de l’étranger et son influence sur les écrits, en particulier littéraires.

2Donald N. Levine, The Flight From Ambiguity : Essays in Social and Cultural Theory, University of Chicago Press, 1985.

3NDLR. Effort de réflexion et d’interprétation des textes.

4Abdelkebir Khatibi, « Le Maghreb comme horizon de pensée », Les Temps modernes, no. 375 (1977) ; p. 7-20

5Francfort, octobre 1995, in : Contre-feux (Raisons d’agir, 1998) ; p. 25-26

6cf ouvrage collectif de Abdel Bassit Abdel Mooti, Samir Amin, Haïdar Ibrahim Ali entre autres contributeurs, intitulé « La mondialisation et les transformations sociales dans le monde arabe » Centre de recherches sociologiques arabes, Le Caire, Librairie Madbouli, 1999 (en arabe).

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