Dire la condition palestinienne au théâtre

Une adaptation de l’oeuvre de Ghassan Kanafani · Sept étudiants de l’Académie dramatique du théâtre-cinémathèque Al-Kasaba de Ramallah ont présenté le 2 septembre une adaptation théâtrale du roman Des hommes dans le soleil (Rijjal fil-chams) de Ghassan Kanafani à Ramallah. Ce texte des années 1960 exprime la condition des Palestiniens, leur lente agonie et les fausses promesses d’aide arabe et internationale. Quatre décennies plus tard, les choses ont-elles vraiment changé ?

Le camion de Abou Al-Khayzaran/Fares Abou Saleh (au volant) avec As’ad/Rabi Hanani (passager) et à l’arrière Abou Qays/Shibly Al Baw et Marwan/Shams Assi (avec la valise). Photo Claire Beaugrand.

C’est une puissante adaptation théâtrale qui a été présentée par d’anciens élèves de l’Académie dramatique d’Al-Kasaba1 le 2 septembre dernier à Ramallah, à l’occasion d’une cérémonie de remise de diplômes. Le choix du texte n’est pas le fruit du hasard : Des hommes dans le soleil est une œuvre phare de la littérature palestinienne. Publié à Beyrouth en 1963, le premier roman de Ghassan Kanafani, assassiné à Beyrouth en juillet 1972 par les services secrets israéliens, est une pièce maîtresse de l’œuvre de l’auteur et de la littérature moyenne-orientale, de par les techniques et procédés littéraires employés. Ce texte est surtout empli de symboles : celui de la condition palestinienne, de sa lente agonie et des fausses promesses d’aide - qui n’ont rien perdu de leur puissance ni de leur actualité.

Le roman livre l’histoire dramatique de Abou Qays, Asʿad et Marwan, trois Palestiniens de générations différentes, aux trajectoires singulières, comme trois tableaux juxtaposés mais qui se rassemblent, unis par la misère de leur condition et l’espoir d’une vie meilleure, autour du personnage de Abou Al-Khayzaran. Ce dernier, chauffeur de camion, leur propose un accord pour les faire passer illégalement dans la citerne de son camion, de Bassora à Koweït, sorte d’eldorado pour les Palestiniens. Pourtant le plan échoue et les trois hommes, le vieux maître d’école, le jeune homme qui a laissé sa fiancée et l’adolescent encore imberbe, n’arriveront jamais au pays du pétrole et de leurs espoirs. Pris au piège de leur cachette en métal, dans la chaleur écrasante alors que les démarches à la frontière s’éternisent dans une conversation indécemment futile, ils meurent d’étouffement, sous le regard du lecteur/spectateur renvoyé à sa propre impuissance.

Une œuvre pleine de sens pour les Palestiniens

Kanafani a écrit trois pièces de théâtre : Al-Bab (La Porte) ; al-qubʿa wa-l-nabi (Le Chapeau et le prophète) ; jisr ila l-abad (Un Pont vers l’éternité), mais c’est le plus souvent ce roman qui est adapté au théâtre par les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, d’Israël ou des camps des pays voisins. Du point de vue de la forme, le texte original se compose d’une série de monologues intérieurs qui retracent les histoires individuelles, ce qui facilite sa transposition dans une adaptation théâtrale et fait pleinement sens. Tout en traitant la thématique de la dispersion des Palestiniens après 1948, Kanafani semble par son texte parvenir à les réunir.

Le metteur en scène Bashar Murkus, né en 1992 à Haïfa et diplômé du département des études théâtrales de l’université de Haïfa, propose à travers cette pièce sa lecture du roman. Après des débuts de comédien, Murkus, parmi les plus prometteurs de sa génération, fonde en 2011 la troupe Insan ’ala khachaba (« Un être humain sur scène ») puis écrit deux ans plus tard Al-zaman al-muwazi (Le temps parallèle), qu’il met en scène dans une production du théâtre Al-Midan de Haïfa.

Une souffrance si proche

La mise en scène, adaptée à une telle œuvre, est simple et dépouillée. Les accessoires sont minimaux et un élément domine : le sable, répandu sur la scène. Il transmet d’emblée le sentiment de chaleur torride ressentie sous un soleil écrasant, comme une désolation, un mirage. Les acteurs tracent l’un après l’autre leur chemin en balayant ce sable (comme le fait une famille autour de Abou Qays), mais il revient toujours, disséminé à nouveau, recouvrant chacune des histoires, engloutissant les traces et la mémoire des trois personnages. On ne peut s’empêcher de penser que le sable est aussi une métaphore de l’éparpillement et de la dispersion, comme lorsque les acteurs le jettent, au début de la représentation, et qu’il retombe en pluie.

L’enfermement n’est pas rendu comme tel mais suggéré : le camion et la citerne sont évoqués par un mime, un volant dans les mains de Abou Al-Khayzaran, deux rétroviseurs et une échelle (portés par divers acteurs) pour monter et descendre dans la citerne, piégeant toute la salle dans le spectacle de l’agonie. Enfin si grave soit le sujet, la mise en scène ne manque pas d’humour, qui personnifie le Chatt al-Arab2 par un acteur en vêtements bleus, allongé sur le sol avec une radio qui bruisse et fait entendre les mouvements de l’eau, cadre de l’accord entre les quatre personnages.

L’écho à cette souffrance décrite dans cette œuvre n’est, dans le contexte actuel, pas à chercher très loin : la cérémonie était placée sous le signe de la solidarité avec la population de Gaza à nouveau sous les bombes, mentionnée dans les discours de George Ibrahim, fondateur d’Al-Kasaba et directeur général de l’Académie, ou encore d’Asʿad al-Asʿad, directeur général du théâtre-cinémathèque. L’événement s’inscrivait ainsi dans les opérations culturelles de soutien menées depuis la dernière opération militaire israélienne, dite « Bordure protectrice », en juillet, avec Gaza tuwahhiduna  Gaza nous rassemble ») au Théâtre national palestinien El Hakawati de Jérusalem-Est. En questionnement permanent sur leur rôle et leur fonction dans la société palestinienne, les femmes et hommes de théâtre, des anciennes aux nouvelles générations, cherchent à trouver leur place et apporter leurs réponses par des moyens artistiques.

1Fondée en janvier 2009 en coopération avec l’université des Arts de Folkwang en Allemagne, avec laquelle les liens restent très forts, l’Académie dramatique d’Al-Kasaba bénéficie du soutien de la fondation Mercator et du ministère des affaires étrangères allemand. Grâce au succès de l’Académie au cours de ses trois premières années d’activité, la Welfare Association et le Fonds arabe de développement économique et social lui apportent également leur soutien. Dès sa fondation, les objectifs de l’Académie s’inscrivent dans le travail des femmes et hommes de théâtre palestiniens : éducation artistique, professionnalisation des comédiens et des metteurs en scène, particulièrement des femmes, et développement d’un mouvement théâtral palestinien ancré dans sa société.

2« La rivière des Arabes », dans le delta commun du Tigre et de l’Euphrate.

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