
Mercredi 5 février 2025.
Comme vous le savez, je n’ai pas Internet à la « Villa ». Je pouvais avoir une petite connexion dans la rue, mais depuis que tout le monde est parti, je dois attendre d’être au bureau, à la Maison de la presse, pour avoir les nouvelles. Avant, j’en avais aussi par les passagers de la bétaillère, qui nous sert de moyen de transport. Mais depuis le cessez-le-feu et le retour au nord de la quasi-totalité des déplacés, il n’y a pratiquement plus de charrettes. Ce mercredi matin, j’ai fait le trajet à pied.
J’ai dû attendre d’être arrivé au bureau pour apprendre l’info de la nuit : « Rami, tu as entendu les déclarations de Trump ? » J’étais choqué, mais pas étonné de cette sortie de la part d’un homme qui ne voit le monde qu’à travers des opportunités de business. Il ne voit pas les êtres humains qui sont devant lui. C’est l’homme le plus fort du monde, celui qui a la main sur le bouton qui peut détruire le monde entier. L’homme qui se permet de dire qu’il veut annexer le Canada et le Groenland, affronter la Chine et le Mexique, et plus encore. Je n’étais donc pas étonné de l’entendre affirmer que Gaza passerait sous la tutelle des États-Unis, ou même lui « appartiendrait » pour en faire « la Côte d’Azur du Proche-Orient ». Apparemment, quand on habite dans une grande tour, on ne voit pas comment les gens vivent en bas. Trump vit dans sa bulle de businessman, entouré de milliardaires, comme Elon Musk. Il ne peut pas comprendre ce que signifie être occupé, résister contre l’occupation, et vouloir rester chez soi.
« Ses euphémismes ne trompent personne »
Ce qui est curieux, c’est que Trump veut construire chez lui le plus grand mur du monde pour stopper l’immigration, et demande en même temps aux Palestiniens d’émigrer. Il ne comprend pas que, malgré ces quinze mois pendant lesquels nous avons vécu sous les bombes et subi des massacres, des boucheries, des « israéleries », des tueries, nous voulons toujours rester à Gaza. Oui, des gens sont partis, parce qu’ils avaient peur de la mort, pour fuir la machine de guerre. Ils ont payé de grosses sommes à une agence égyptienne. Mais ça n’a rien à voir avec l’émigration massive que Trump a en tête.
Autour de moi, on réagit par l’humour. Les blagues circulent : « Combien il va nous payer pour qu’on parte ? Moi, je ne pars pas à moins de deux millions de dollars. — Moi, je n’irai pas en Égypte, je préfère les États-Unis. » D’autres demandent en rigolant : « Est-ce qu’il veut que le Hamas parte avec nous, ou qu’il reste ici ? Et les autres factions de la résistance, elles vont aussi aller en Égypte ? » On traite les déclarations de Trump par l’ironie, tout en sachant qu’il faut vraiment le prendre au sérieux.
Au moins, il est clair. Il dit ce qu’il pense, il met tout sur la table. Ses buts sont déclarés. Il dit : voilà, je vais régler le problème de cette façon. Et là, on comprend très bien que les vrais buts de guerre ne sont plus sous la table, mais dessus, en plein jour. C’est ce que je dis depuis le début de la guerre : le but des Israéliens, dont Trump se fait l’interprète, ce n’est pas d’éradiquer le Hamas, ni de libérer les prisonniers israéliens, mais d’expulser toute la population de Gaza vers le Sinaï ou d’autres lieux. Les euphémismes de Trump —, « raisons humanitaires » au lieu de nettoyage ethnique, « chercher une meilleure vie pour eux » — ne trompent personne.
À Jénine, la même stratégie qu’à Gaza
Malheureusement, le terrain est fertile pour ce projet Trump - Nétanyahou. La période de la mort est terminée — pour l’instant —, mais elle a fait place à la phase de la non-vie. Ce nouvel épisode est entièrement sous contrôle des Israéliens. Les gens vivent toujours dans les rues, aucune aide n’entre pour la reconstruction, pas même des tentes ni des caravanes. Il y a toujours des problèmes d’eau et d’électricité. Il n’y a plus ni jardins d’enfants, ni écoles, ni universités, ni système de santé, ni système d’éducation, ni systèmes de secours. Il n’y a plus rien à Gaza. Les Israéliens ont bien compris qu’en fermant la porte, il y aura des gens qui choisiront de partir. Pour ne plus revenir ? Je crois que les gens n’envisagent pas un départ définitif ; ils veulent revenir à Gaza, ou en Palestine en général.
On qualifiera ces départs de « volontaires ». On vous tue, on détruit tout, même la prison dans laquelle vous êtes enfermé et, s’il ne vous reste que la solution de l’exil, on dit « ce n’est pas nous qui vous avons poussés dehors, c’est votre décision ». Malheureusement, c’est la position de la « communauté internationale ». Personne ne dénonce réellement un plan de transfert, un nettoyage ethnique. Pendant la guerre, on a assisté à un génocide en direct, 24 heures sur 24, et personne n’a osé l’arrêter. Je crois que ce sera la même chose avec le transfert forcé, s’il est présenté comme « volontaire ». Personne ne dira non à l’Amérique, papa de l’enfant gâté Nétanyahou.
C’est pour cela que je crains vraiment qu’à la fin, on voie une émigration importante. Beaucoup de gens veulent partir pour échapper à la non-vie, pour l’avenir de leurs enfants. J’ai déjà dit que Trump allait ouvrir les portes de Gaza. Je crois que les conditions s’y prêtent maintenant. Et pas seulement à Gaza. Voyez ce qu’il se passe actuellement en Cisjordanie. Les Israéliens sont en train de vider le camp de réfugiés de Jénine, en appliquant la même stratégie qu’à Gaza : terroriser les habitants, détruire les infrastructures et les maisons, tuer tout le monde. Avec bien sûr le feu vert du monde entier, qui regarde sans bouger. Et après on lit des déclarations affirmant « nous sommes contre le nettoyage ethnique ». Mais vous ne faites rien contre ces déplacements. Vous ne faites rien contre l’arrogance de l’occupation, qui se déroule dans l’impunité totale.
La Palestine ne sera jamais une principauté de Trump
Nous sommes toujours dans une période critique, entre la reprise ou non de la guerre, le passage ou non à la deuxième phase des négociations, et sans savoir quelle méthode employer. Et c’est là que Trump dévoile ses vrais buts de guerre, qui sont aussi ceux d’Israël : envoyer les Palestiniens ailleurs, surtout en Égypte, voisine de Gaza, et en Jordanie, voisine de la Cisjordanie. L’Égypte, avec ses quelque 115 millions d’habitants, peut bien en absorber 2 millions de plus. La Jordanie, c’est un peu différent, car une arrivée massive de Palestiniens romprait un équilibre démographique délicat entre Jordaniens d’origine palestinienne et les autres ; un danger pour le trône.
Certes, la Jordanie déclare refuser d’accueillir un exode palestinien, tout comme l’Égypte. Mais il faut compter avec la carotte de Trump. On parle de 170 milliards de dollars (163 milliards d’euros) pour chaque pays, plus 100 milliards de dollars (96 milliards d’euros) pour les Palestiniens qui vont se déplacer. Je crois que cela peut jouer, car le départ des Palestiniens pourrait ne pas se faire brusquement. On ne verrait pas deux millions de personnes faire la queue au terminal de Rafah. Trump a quatre ans pour organiser cela. Je crains que, pour échapper à la non-vie, les Gazaouis qui le pourraient paient pour sortir, comme pendant la guerre où on pouvait quitter Gaza moyennant 5 000 dollars (4 800 euros) par adulte et 2 500 dollars (2 400 euros) par enfant, versés à une « agence de voyages » égyptienne.
Mais je compte quand même sur la volonté des Palestiniens. Je crois à leur appartenance à cette terre. Je crois que personne ne veut vraiment quitter la Palestine. Je crois qu’un jour, on va reconstruire Gaza et la Palestine. Et qu’on va piquer des touristes à l’Occident. Ceux de la Côte d’Azur, parce qu’on a la plus belle plage du monde. Et les autres, parce qu’on a les lieux religieux historiques les plus importants, et puis le désert et la montagne. La Palestine ne sera jamais une principauté de Trump, elle ne sera jamais le château de Trump au Proche-Orient. Elle sera le château des Palestiniens, la Côte d’Azur des Palestiniens, et l’État palestinien.
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