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Journal de bord de Gaza 95

« Obeida est mort. Il avait 18 ans »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Un homme âgé se penche, entouré de débris et de poussière.
Camp de réfugiés palestiniens de Bureij, dans le centre de la bande de Gaza, le 15 juin 2025. Un Palestinien s’examine pour voir s’il est blessé alors que de la fumée s’échappe après une frappe israélienne. L’agence de défense civile de Gaza a déclaré que 16 personnes ont été tuées lors d’opérations militaires israéliennes dans le territoire palestinien le 5 juin, la plupart d’entre elles attendant de l’aide.
Eyad BABA / AFP

Il s’appelait Obeida. Il avait 18 ans. C’était l’aîné des fils de la sœur de Sabah, ma femme. Elle avait six enfants, trois fils et trois filles.

Obeida est mort. Il a été tué dans ces Hunger Games1 qu’Israël nous fait jouer dans la réalité.

À Gaza, le « jeu » consiste à demander à de jeunes gens d’aller chercher de l’aide humanitaire, avec le risque d’être tués s’ils vont trop loin à droite ou à gauche, dans un espace dont seul l’occupant connaît les limites.

Obeida était obligé de participer à ce jeu. Parce que ni lui ni sa famille n’avait mangé de pain depuis trois jours. La famille de Obeida est originaire de Chajaya, quartier de l’est de la ville de Gaza. Comme la majorité de ses habitants, ils s’étaient déplacés plusieurs fois, pour finir sous une tente dans la cour d’une école de Gaza-ville. Obeida allait presque tous les jours tenter sa chance dans le centre de distribution monté par une compagnie américaine dans le « corridor de Netzarim », cette bande de terre de six ou sept kilomètres de large qui coupe la bande de Gaza en deux, au sud de Gaza-ville. Il espérait, à chaque fois, trouver un sac de farine ou un colis de nourriture pour sa famille.

Il demandait pardon à sa mère pour avoir tenté sa chance

Ce jour-là, sa grande sœur Bara, qui s’était mariée un ou deux mois auparavant, était venue rendre visite à sa famille, sous leur tente. Il lui a dit : « Aujourd’hui, on dit qu’il y a des pois chiches dans les colis. Je vais essayer d’en attraper un pour te faire des qdama  ». C’est le nom qu’on donne aux pois chiches grillés, au four ou sur le feu. Il voulait en offrir à sa sœur qui les aimait. C’était le seul cadeau qu’il pouvait lui faire pour sa première visite après son mariage. Traditionnellement, cette visite est une occasion de fête, on invite du monde, on prépare de grands repas, on offre à la jeune mariée ses plats préférés. Bien sûr, c’est impossible aujourd’hui à Gaza. Les fêtes sont réduites à presque rien. Bara s’était mariée rapidement, dans la salle de classe d’une école servant d’abri à des centaines de déplacés.

Mais Obeida tenait à ses qdama, pour le symbole. Et à un sac de farine, pour qu’on ait du pain pour le retour de la mariée. Le soir du 10 juin, il est parti pour le centre de distribution de la compagnie israélo-américaine. Il n’est pas revenu. Il a fait partie des dizaines de personnes qui ont été tuées dans cette zone. Un obus de char a explosé juste à côté de lui, un éclat l’a frappé à la tête. Il était encore conscient quand on l’a emmené à l’hôpital. Pendant tout le trajet, a dit un secouriste, il voulait qu’on demande à sa maman de lui pardonner. Il savait qu’il allait mourir, et il demandait pardon à sa mère pour avoir tenté sa chance. Malheureusement, les hôpitaux manquent de tout à Gaza. On n’a pas pu le sauver, de même que tant d’autres jeunes.

Son seul crime était de vouloir nourrir sa famille. Obeida avait la vie devant lui. Il avait des ambitions. Il aurait dû passer le bac cette année, si le système scolaire n’avait pas été détruit. Il aurait voulu suivre des études supérieures, selon la tradition de Gaza où l’éducation est une valeur de premier plan. Un tankiste israélien en a décidé autrement.

« Pourquoi tu ne me donnes pas de pain ? »

Charif, un de mes voisins, est mort deux jours plus tard, pour les mêmes raisons. Son histoire est typique de la plongée dans la misère de quartier, habité par la classe moyenne et moyenne supérieure de Gaza. Charif avait 35 ans, il était marié et père de trois enfants, deux garçons et une fille, âgés de trois à douze ans. Il habitait un « immeuble familial », une maison de cinq étages, mitoyenne de ma tour, où vivaient, comme c’est courant à Gaza, plusieurs ménages de la même famille. Le bâtiment avait été bombardé au début de la guerre, à cause des nombreux panneaux solaires sur le toit, qui alimentaient l’immeuble et des supérettes des environs. C’étaient des cibles prioritaires pour les Israéliens, qui cherchaient à détruire toutes les sources d’électricité.

Les deux derniers étages de l’immeuble avaient été détruits, et les cousins de Charif qui y habitaient ont dû s’installer sous des tentes, au pied du bâtiment. Sharif et sa famille étaient restés dans la maison, leur appartement restant plus ou moins habitable. Lui avait endossé très tôt ses responsabilités de père de famille, après la disparition de son père il y a une dizaine d’années. Il avait une entreprise de réparation de climatiseurs et de réfrigérateurs. Mais depuis deux ans, en l’absence d’électricité, plus aucun climatiseur ni aucun frigo ne fonctionne, donc plus de travail. Charif avait dépensé toutes ses économies. Un soir, son fils de trois ans a dit à sa maman qu’il avait faim. Il voulait du pain. Et il en voulait à sa mère : « Pourquoi tu ne me donnes pas de pain ? »

C’est en entendant cette phrase que Charif a décidé d’aller, avec un cousin, vers cet endroit qu’il savait être un piège, ce centre de « distribution d’aide humanitaire », cette zone des Hunger Games où les Israéliens regardent les gens se précipiter pour chercher à manger et les tuent de sang-froid. Charif et son cousin ont appliqué une méthode répandue à Gaza : ils sont partis le soir et se sont allongés dans le sable pour dormir, non loin du centre, pour être parmi les premiers servis à l’ouverture des portes. Pendant leur sommeil, ils ont été pris pour cibles par un char. Charif, touché à la tête, est mort sur le coup. Son cousin, grièvement blessé, est à l’hôpital. Il laisse derrière lui sa femme et ses trois enfants. Son seul crime était de vouloir donner à manger à ses enfants.

Le monde entier est spectateur

Nous sommes en train de vivre un génocide, ce mot que beaucoup de gens refusent d’employer parce qu’ils considèrent qu’il est réservé à un seul peuple. Moi, je peux vous dire qu’on est en train de vivre un gazacide, un palestinocide, un génocide « spécial Palestiniens », « spécial Gazaouis », avec des méthodes de tuerie et des boucheries comme on n’en a jamais vu : bombardements 24 heures sur 24, jour et nuit. Un arsenal militaire inédit qui tue les gens dans leurs maisons, sous leurs tentes, dans les écoles, les hôpitaux, dans la rue. Des déplacements forcés d’un quartier à l’autre, du nord vers le sud, de l’ouest vers l’est, de l’est vers l’ouest, de l’ouest vers le sud. Affamer les gens, anéantir le système de santé, laisser mourir lentement, sans soins, les patients atteints de maladies graves et les blessés.

Comme dans la série Hunger Games, le monde entier est spectateur. Sauf que cette fois ce n’est pas de la fiction. Nous sommes en train de mourir, physiquement, psychologiquement et moralement. Les enfants souffrent de malnutrition, dans les rues, sous des tentes ou des bâches. Nous buvons de l’eau sale, nous n’avons pas de vêtements, aucun produit d’hygiène. Nous n’avons plus rien à manger, plus d’argent. Ceux qui en ont encore sur leur compte en banque à Ramallah doivent passer par des bureaux de change pour obtenir du cash. Des profiteurs de guerre qui prennent maintenant une commission de 50 %. Les Israéliens ont détruit les écoles et les universités pour faire de nous une population pauvre, humiliée et ignorante, des barbares, des animaux qui courent derrière un colis de nourriture.

Mais nous sommes des êtres humains. Obeida et Charif avaient « choisi » de risquer leur vie, parce que leurs enfants criaient famine, comme des centaines d’autres personnes, représentant toutes les couches de la société de Gaza. Il y a parmi eux des hommes et des femmes, des entrepreneurs, des médecins, des architectes, des ingénieurs. Des êtres humains comme les autres, qui éprouvent le pire sentiment pour un père ou une mère de famille le jour où ils entendent leurs enfants dire « j’ai faim » et ils ne peuvent rien lui donner à manger. Personne ne peut comprendre cette douleur s’il n’en a pas fait l’expérience. Quand ton fils n’a pas mangé depuis trois jours et te demande juste un morceau de pain que tu ne peux pas lui donner, tu souhaites, comme on dit chez nous, d’être avalé par la terre, de ne plus exister. Alors les gens vont dans ces zones-là, où ils savent qu’ils vont être tués par les obus des chars, par les drones quadricoptères, par les tirs des snipers. Ils le savent et ils y vont. Parce que, de toute façon, ils sont morts. Tués par l’armée israélienne ou morts d’être incapables de nourrir leurs enfants ; morts en tant que père ou mères de famille.

Je n’arrive pas à dire l’impuissance

La population de Gaza est en train de vivre la mort. Nous sentons la mort. Nous entendons la mort. Nous touchons la mort. Nous respirons la mort. La mort est partout. Nous essayons quand même de survivre, enfin de simplement rester en vie parce que nous voulons donner la vie à nos enfants. En même temps, nous cherchons la mort parce que nous savons quen dans ces zones où l’on distribue l’aide humanitaire, on va être visé, bombardé, tué. On essaye quand même. La vie devient un mélange de mort et de vie. De vie parce qu’on respire, mais de mort parce que tout l’est autour de nous. Nous vivons une « israélimination » par tous les moyens : militaires, médiatiques, psychologiques.

J’entends souvent des journalistes dire : « On n’a pas de mots pour décrire ce qu’il se passe. » Mais c’est leur métier de dire les choses avec des mots. Et ces mots existent. Il ne faut pas avoir peur de les utiliser. Il faut donner un nom à ce génocide. Les Israéliens sont en train de détruire un peuple, ses habitations, ses hôpitaux, ses universités, ses écoles, son agriculture, son histoire archéologique, ses infrastructures. Et ses êtres humains. C’est un gazacide, un palestinocide. Leur intention est claire : nous déporter et/ou nous exterminer. Nous affaiblir à tel point que nous accepterons l’exil. Mais nous sommes toujours là.

Il est vrai que les mots peuvent parfois manquer. Je n’arrive pas à dire la souffrance de voir un enfant affamé, un proche, un voisin affamé et qu’on ne peut pas aider. Je n’arrive pas à dire l’impuissance, la sensation de paralysie qui m’envahit devant l’impossibilité de faire quoi que ce soit face à cette punition collective, la non-vie dans la mort. Les gens risquent leur vie de toute façon. Ils sont morts. On a vu des images de blessés emmenés à l’hôpital en serrant toujours dans leurs bras un sac de farine taché de leur sang, parce que ce sac, c’est trois ou quatre jours de vie pour leurs enfants. Le pain devient le principal aliment. Il fournit au moins l’impression d’être rassasié.

Les massacres de la farine continuent. Les « centres de distribution d’aide » restent ouverts. Et les Israéliens continuent à tirer sur ceux qui s’en approchent, quand l’envie leur en prend. Ils tuent ainsi entre dix et vingt personnes chaque jour. Trente-huits tués depuis ce matin, 16 juin, devant un centre de Rafah. Douze le 15 juin. Plus de 300 morts et de 2 600 blessés devant ces centres, selon le ministère de la santé.

Alors, dans ces circonstances, la guerre lancée par Israël contre l’Iran ne fait pas partie des préoccupations des Gazaouis. Comme la plupart d’entre eux, je n’ai appris la nouvelle que le 14 juin, après deux jours de coupure totale des télécommunications. Mais la seule chose dont parlent les gens 24 heures sur 24, ce sont les centres de distribution : « Est-ce qu’ils sont ouverts ou fermés aujourd’hui ? Est-ce que de l’aide humanitaire va passer ? » Ils ne demandent même plus s’il va y avoir une trêve, si la guerre va s’arrêter.

Tout ce que je suis en train de vous dire, vous ne pouvez pas vraiment le comprendre. Vous n’avez jamais ressenti cette impossibilité de donner la vie à un enfant. Vous ne pouvez pas vraiment comprendre ces images de dizaines de milliers de personnes se précipitant pour « jouer » dans ces Hunger Games, où c’est le plus fort qui gagne dans la bousculade, et où ils perdront peut-être la partie, c’est-à-dire leur vie.

C’est la pire méthode de tuerie et d’humiliation. La pire méthode d’extermination.

1NDLR. Hunger Games est une série de livres de science-fiction écrite par l’autrice Suzanne Collins et adaptée au cinéma. Elle décrit les aventures de Katniss Everdeen qui doit participer aux Hunger Games (Jeux de la faim), un combat à mort télévisé dans lequel des adolescents sont contraints de s’entretuer afin de divertir les dirigeants d’un régime totalitaire.

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