Journal de bord de Gaza 107
« Je ne voulais pas que Walid apprenne que “Israélien” veut dire la mort, le bombardement, le génocide »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec sa famille. Depuis le 25 septembre 2025, ils ont dû à nouveau quitter la ville de Gaza pour Nusseirat. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Dimanche 5 octobre 2025.
Cette fois, je vous écris de Nusseirat, à dix kilomètres au sud de la ville de Gaza. Je vous écris après avoir été obligé de quitter Gaza le 25 septembre.
Nous sommes maintenant dans un appartement que nous a trouvé par un ami, un collègue de la Maison de la presse. Sa famille possède un bout de terrain ici, et un de ses cousins nous loue un appartement entouré de verdure et d’oliviers. Il n’y a pas beaucoup de constructions autour, ce qui nous change du noir et du gris uniformes de Gaza-ville. Aujourd’hui, quand je regarde par la fenêtre, je vois un peu la mer, et du vert. Il y a aussi, bien sûr, des bâtiments bombardés. Mais ce n’est pas comme à Gaza-ville, où je ne voyais, partout, que de la destruction.
Le lendemain de notre arrivée, toutefois, la réalité s’est rappelée à nous. Les Israéliens ont bombardé le marché de Nusseirat, notamment le supermarché très fréquenté d’Abou Dalal. Il y a eu plus de 20 morts.
Sabah et moi avons décidé de partir pour plusieurs raisons. D’abord, ses fils Moaz, Sajed et Anas, qui vivent avec leur famille paternelle, étaient partis pour Nusseirat deux semaines auparavant. Cela déchirait le cœur de Sabah de ne plus les voir. En outre la route pouvait être coupée à n’importe quel moment, nous séparant d’eux peut-être pour longtemps, comme cela s’était passé la première fois, quand nous avons dû partir vers le sud. Je ne pouvais pas dire non à l’amour d’une mère pour ses enfants. Au même moment, la ville de Gaza était presque encerclée. Les chars israéliens étaient arrivés à l’hôpital Shifa, tout près de notre tour, et au rond-point du ministère des finances, qui est également tout près. La majorité des habitants de notre quartier et de notre immeuble étaient déjà partis.
La décision était donc prise. Des amis nous avaient proposé des places dans un camion qu’ils avaient loué. Nous n’avons pas pris beaucoup de choses, seulement des valises et des matelas. Walid était content de partir, parce que je lui avais dit qu’on allait voir ses frères. Il a mis des jouets dans son cartable.
Des familles entières parties à pied
D’habitude, le trajet de Gaza-ville à Nusseirat ne prend pas plus de dix minutes. Nous avons mis quatre heures. Partis à 17h 30, nous sommes arrivés vers 22h. Il y avait d’énormes embouteillages à la sortie de la ville de Gaza, au rond-point Nabulsi, puis à l’entrée de Nusseirat, au niveau du pont de Wadi Gaza. La route était pleine de gens qui fuyaient la mort pour aller vers le sud, en camion, en charrette ou à pied. Des tracteurs tiraient des charrettes, ou un attelage de deux ou trois voitures en panne d’essence, chargés de valises, de vêtements, de jerrycans, de bâches, de matelas et de couvertures. On voyait même des charrettes tirées par un homme et poussées par un autre, sur lesquelles s’entassaient leurs familles et quelques vieux vêtements. Sur le bord de la route, des camions et des voitures tombés en panne. Personne ne pouvait les remorquer, les camions étaient déjà surchargés.
Des familles entières parties à pied s’arrêtaient pour souffler un peu. Certains poussant même des personnes âgées dans des fauteuils roulants, tâche d’autant plus difficile que la route, détruite par l’occupant, est devenue un chemin sablonneux.
Peu après notre départ, je regardais avec Walid le soleil se coucher lentement derrière la mer. La route longe notre magnifique côte, cette côte que Donald Trump veut transformer en « Riviera ». D’un côté, la plage. De l’autre, l’exode d’une foule harassée. Sur la plage, il y a aussi des centaines de bâches, sous lesquelles survivent ceux qui n’ont nulle part où aller. Quel contraste entre ce beau coucher de soleil et cette image de désolation, d’épuisement et de misère…
J’essayais d’attirer l’attention de Walid vers la beauté. « Regarde la belle plage, regarde la mer, regarde le coucher de soleil ! » Mais Walid regardait l’hélicoptère au-dessus de nous qui venait de tirer vers le sol : « Regarde papa, l’hélicoptère tire ! » J’ai répondu : « Oui, on va bientôt voir les parachutes ! » J’essaie encore de lui faire croire que les hélicoptères vont larguer des parachutes d’aide humanitaire, comme des avions l’ont fait par le passé. Walid ne sait pas que nous sommes en train de fuir le pire, de fuir la mort, à cause de l’ultimatum lancé par Trump au Hamas. Si le Hamas ne dit pas oui à son plan, d’après Trump, Israël va « continuer le travail », ce qui veut dire continuer le génocide jusqu’à la déportation de tous les Palestiniens de la bande de Gaza vers l’étranger.
Autour de nous, le dénuement
Une fois arrivés à Nusseirat, nous avons monté nos matelas dans notre appartement. Il se trouve au deuxième étage d’une maison qui en compte trois. Qui en comptait, plutôt. Le dernier étage a été détruit en juin 2024 par l’armée israélienne, lors d’un assaut pour libérer quatre captifs israéliens. Nous nous sommes endormis rapidement, épuisés par cette journée. Le matin, surprise : les fils de Sabah sont tous venus nous rendre visite ! C’était la grande joie pour Walid, pour Sabah, et même pour le bébé Ramzi.
Un instant de joie, mais autour de nous c’était le dénuement. Nusseirat, c’est un ensemble de camps de réfugiés. Des femmes et des enfants étaient assis par terre, dans la rue. Ils attendaient les pères de famille, partis à la recherche d’un lieu où s’installer, n’importe quel endroit où planter leur tente ou leur bâche, un bout de terrain, un garage, ou même le toit d’une maison. On voit beaucoup de tentes sur les toits et en terrasse, mais aussi au milieu des oliviers et des palmiers.
Il y a beaucoup de monde à Nusseirat, contrairement à Gaza-ville qui s’était vidée de ses habitants. Les marchés sont encore ouverts à 22h. Le soir de notre arrivée, avant de m’endormir, je suis sorti et j’ai trouvé un peu de pain et des falafels. Le lendemain, il y avait des fruits ! C’était la première fois que nous en voyions depuis longtemps. Walid était fou de joie, surtout pour les pommes, qu’il adore. Il y avait aussi des bananes et des mangues. Bien sûr, elles étaient vendues à cinquante fois le prix normal. Mais je n’ai pas pu m’empêcher d’acheter quelques pommes et quelques bananes, pour les enfants. Quand Walid a vu les pommes, il a sauté de joie et il a dévoré une pomme en disant « Merci papa ! » Le soir, il m’a serré plus que d’habitude, il m’a donné plus de bisous, en disant : « Je t’aime parce que tu m’as apporté des pommes. » J’avais les larmes aux yeux et le cœur déchiré comme par un couteau. Je n’avais pas emmené mon fils à Disneyland, je lui avais seulement donné une pomme. On est arrivé à un point où ce simple fruit devient le rêve pour un enfant. Et il y en a des centaines de milliers, à Gaza, qui n’ont même pas cette chance.
Les denrées réapparaissent
Le secteur privé commence à faire entrer beaucoup de marchandises dans la bande de Gaza. On a trouvé du chocolat et d’autres fruits, y compris des rutab, des dattes qui ne sont pas encore complètement mûres. Tout cela était introuvable à Gaza-ville. Même quand l’aide humanitaire a commencé à arriver de nouveau, on ne trouvait que du riz, de la farine, des boîtes de conserve et des lentilles, mais ni fruits ni légumes. C’est la première fois qu’on voyait des avocats, par exemple. Le pain va aussi arriver : le Programme alimentaire mondial (PAM) va livrer aux boulangeries, gratuitement, de la farine et du fuel. Les boulangers vendront le sac de pain 3 shekels (75 centimes), alors que, jusqu’ici, on n’en trouvait qu’au prix astronomique de 150 shekels (37,5 euros). Et tout aussi important : les produits d’hygiène sont réapparus. De la lessive, du savon, des shampoings, des couches !
Tout cela était interdit par les Israéliens depuis des mois. Les conclusions de ce revirement sont multiples :
- Les Israéliens ont sans doute cédé à la pression internationale, au moins sur cette question humanitaire.
- Ces marchandises n’entrent que dans le sud de la bande de Gaza, ce qui contribuera à vider encore plus le nord de ses habitants.
- Le Hamas ne détourne pas l’aide publique ou privée, contrairement aux accusations des Israéliens. C’est Israël qui l’empêchait d’arriver.
Tout cela m’aide à convaincre Walid que c’est bien d’être encore en vadrouille — pour la cinquième ou sixième fois, je ne me souviens plus —, puisqu’on peut acheter du chocolat et des pommes, et qu’en plus il a retrouvé ses frères. Parce qu’il m’avait demandé pourquoi on était partis. En même temps, il sait qu’il y a du danger et des bombardements à Gaza-ville. Mais là au moins, je peux lui dire qu’en venant ici, il a trouvé un petit coin de paradis.
Je l’ai aussi emmené cueillir des olives, non loin de notre nouvel appartement. Octobre, c’est la saison de la cueillette. Je voyais la joie et dans ses yeux et dans son sourire. Moi aussi j’étais très content. J’essaie toujours de préserver l’innocence de mon fils en transformant le déplacement, l’humiliation, le danger, la peur, la fuite de la mort en quelque chose de bien. Mais jouer ce rôle devient vraiment épuisant. Surtout qu’à l’âge de Walid, on commence à comprendre ce qu’il se passe.
Je fais beaucoup d’efforts pour que Walid ne découvre pas la réalité. Mais maintenant, il a peur quand il entend les bombardements, quand il voit les F-16 lâcher leurs bombes et quand il sent le sol trembler sous le choc. Heureusement, il ne comprend pas encore qu’on vit un génocide, qu’un ennemi est en train de faire un nettoyage ethnique contre toute notre population palestinienne.
Walid ne comprend pas qu’il y a des gens qui veulent du mal aux enfants et à toutes les personnes qui vivent sur notre terre. Il ne comprend pas que cet ennemi veut tous nous expulser de notre patrie. Que nous quittions Gaza. Mais petit à petit, il commence à appréhender la réalité. Récemment, il m’a dit :
— Papa, il y a des Israéliens dans Gaza-ville.
— Walid, il n’y a pas d’Israéliens. D’où ça vient, ce mot ?
— Oui, tout le monde dit qu’ils sont arrivés chez nous et qu’ils sont en train de tuer tout le monde.
— Non, ce n’est pas vrai. Ce ne sont pas les Israéliens. C’est la police qui vient pour arrêter les voleurs. Il n’y a pas d’Israéliens. Ne répète pas ce mot parce que ça n’existe pas.
— Mais même l’oncle X m’a dit ça
— Oui, mais il ne te dit pas la vérité.
Mais cela devient difficile de continuer à mentir. Je ne voulais pas qu’il apprenne ces mots. Je ne voulais pas qu’il apprenne que « Israélien » veut dire la mort, le bombardement, le génocide. Je voulais qu’il garde son innocence, qu’il vive comme n’importe quel autre enfant sur la terre.
Pour le moment, Walid savoure toujours notre nouvel environnement à Nusseirat. Ses frères ne sont pas tout le temps chez nous, ils viennent juste le matin pour dire bonjour, parfois ils passent une demi-journée avec nous. Mais Walid se fait de nouveaux amis. Il connaît tout le monde maintenant dans le quartier. On l’appelle « Walid le Français ». Souvent, les gens lui parlent en anglais, parce que pour eux, une langue occidentale, c’est forcément de l’anglais. On peut le laisser sortir sans l’accompagner, c’est un quartier de famille, où tout le monde connaît tout le monde. Avec ses nouveaux amis, il va d’un endroit à l’autre. Il peut s’éloigner un peu plus que quand on était à Gaza-ville.
Je suis content qu’il continue sa vie d’enfant, qu’il n’ait pas peur d’aller par-ci, par-là, même quand il entend les F-16, les bombardements, et surtout les tirs d’hélicoptères. Il est en train de devenir ami avec tous les chiens du voisinage. En le voyant, je me dis que, finalement, la décision de partir était la bonne, alors qu’au début j’étais contre. C’est une bonne décision pour tout le monde, pour Sabbouha [forme affectueuse pour Sabah] et ses enfants, pour Walid et pour Ramzi.
J’espère que tout ça va s’arrêter avant que Walid se dise que tout Israélien est forcément quelqu’un qui veut du mal aux Palestiniens. Et qu’il continue à vivre sa vie normalement.
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