Journal de bord de Gaza 66

« Il faut tourner la page de la division »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre deux hommes qui s'étreignent de manière émotive au milieu de décombres. En arrière-plan, il y a des restes de bâtiments détruits, avec des morceaux de métal et des débris éparpillés. L'ambiance semble très chargée d'émotion, suggérant une perte ou un chagrin. Les expressions des hommes témoignent d'une connexion forte et d'un besoin de réconfort dans un moment difficile.
Al-Mawasi, le 5 décembre 2024. Des Palestiniens inspectent les dégâts à Mawasi au lendemain d’une attaque israélienne.
BASHAR TALEB / AFP

Samedi 7 décembre 2024.

Aujourd’hui, dans la bétaillère, la charrette qui sert de transport en commun dans la bande de Gaza dévastée, on a parlé de la possibilité du cessez-le feu, et de la réconciliation entre le Fatah et le Hamas. Les « passagers » n’étaient pas optimistes. Parmi eux, beaucoup enviaient la situation des Libanais. Ils bénissaient le Hezbollah d’avoir accepté un cessez-le-feu, alors qu’il aurait pu continuer le combat. Quelqu’un disait :

Même s’ils ont encaissé des coups durs avec l’assassinat de Hassan Nasrallah et de tous les membres du commandement militaire, ils avaient encore la possibilité d’aller jusqu’au bout. Ils ont montré que leurs roquettes pouvaient atteindre Tel Aviv, même si on ne peut pas comparer les dégâts qu’ils font, avec la destruction qu’engendre l’armée d’occupation, et les 4 000 morts libanais.

Ainsi, ils étaient plusieurs à penser que le Hamas devrait prendre exemple sur le Hezbollah, qui a accepté un retrait israélien de façon graduelle, pendant 60 jours, sans exiger un cessez-le-feu définitif. Car jusqu’à présent, le Hamas exige un retrait israélien de la bande de Gaza et un cessez-le-feu total. La majorité des gens qui étaient dans la bétaillère pensaient que la priorité, c’était l’arrêt immédiat de la guerre. Selon eux, le retrait israélien de « l’axe de Philadelphie », la frontière avec l’Égypte, et de la route de Netzarim, qui sépare désormais le nord du sud de la bande de Gaza, pourrait faire l’objet d’une deuxième phase.

Un autre conflit après le cessez-le-feu

Moi, comme d’habitude, je ne disais rien. J’écoutais, et je constatais que l’opinion avait changé. Il y a trois ou quatre mois, dans la même bétaillère, les gens réclamaient un retrait immédiat et total des Israéliens, la reconstruction et le retour chez eux. Aujourd’hui ils ne désirent plus qu’une chose : que les massacres s’arrêtent. Et surtout, surtout, que l’aide humanitaire puisse entrer. Parce qu’aujourd’hui, la famine qui s’est déjà largement installée au Nord commence aussi dans le Sud. Et ça c’est insupportable.

C’est dire à quel point les Israéliens ont réussi à faire baisser notre niveau d’exigences. La majorité des gens qui étaient dans la bétaillère étaient des déplacés, comme moi, mais pour eux ce n’était pas grave s’ils ne rentraient pas tout de suite chez eux. « Qu’on y retourne dans un mois, mais que la guerre s’arrête maintenant », disait l’un d’eux.

Un autre affirmait que Trump voulait la fin des combats au Liban et à Gaza, avant le début de son mandat. Je partage cette opinion, mais les gens ne savent pas qu’après un cessez-le-feu, on enchaînera sur un autre conflit, qui a déjà commencé : une bataille entre le Hamas et le Fatah, qui se réunissent en ce moment au Caire. Deux voies sont possibles : la voie de la réconciliation entre le Fatah et le Hamas, avec la présence des factions, surtout le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). Et une deuxième, qui fait l’objet de discussions : une sorte de commission administrative qui va être reliée à l’Autorité palestinienne, au gouvernement de Mohamed Mostafa. On débat sur la prise en charge des salaires des quelque 35 000 personnes embauchées par le Hamas après sa prise du pouvoir à Gaza en 2007. Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne (AP), s’y refuse par crainte de problèmes avec le gouvernement israélien d’extrême droite, qui retient déjà, sur les taxes qu’il perçoit au nom de l’AP, l’équivalent des sommes versées par celle-ci aux familles de martyrs, les combattants tués par l’armée israélienne.

Résultat, l’AP n’arrive plus à verser à ses fonctionnaires que 70 % de leur traitement, voire parfois 50 %. Mais les responsables de l’AP espèrent que cette mesure sera abrogée après la guerre, et que si l’AP se voit confier la gestion de la bande de Gaza, elle gèrera aussi les terminaux d’importation de marchandises depuis Israël, et donc percevra, là aussi, des taxes. C’est là-dessus que portent les négociations, sur la création d’une commission qui répartirait ces sommes.

Ils n’ont même pas pensé à parler de réconciliation. Tout ce sang qui a coulé, tous ces morts, tous ces enfants orphelins, tous ces amputés, tous ces morts de faim, n’est-ce pas assez pour faire la paix entre le Hamas et le Fatah. N’est-ce pas assez pour que le Hamas fasse des concessions, qu’il cède le pouvoir à l’AP, reconnue internationalement ? Une telle réconciliation ôterait à Netanyahou tout prétexte pour empêcher l’aide humanitaire de parvenir à Gaza, et pour confier le pouvoir aux clans plus ou moins mafieux de Gaza.

Au nom de toutes les victimes

Si on veut parler du lendemain de la guerre, pourquoi ne pas commencer aujourd’hui ? Pourquoi est-on en train de reporter les décisions ? C’est la population de Gaza qui est en train de payer la facture. Je ne comprends ni l’attitude ni du Fatah, ni celle du Hamas. Pourquoi arriver à s’asseoir à la même table pour gérer la division, et non pour y mettre fin ? Pourquoi ne pas dire qu’on va laisser le gouvernement de Mohamed Mostafa gouverner Gaza ? Après, tout le reste est négociable. Mais le Hamas veut rester au pouvoir. Pourquoi vouloir tout le pouvoir et refuser de le partager, de coopérer ?

Cela fait plus de 17 ans que la division se renforce chez nous, au niveau géographique, social, économique, même dans notre mentalité. N’est-il pas temps de se réconcilier ? Le Hamas croit qu’il peut tenir le coup et continuer à vivre et à contrôler Gaza. C’est vrai qu’ils seront toujours là après la guerre, et qu’il faudrait deux ou trois ans à l’armée israélienne pour l’éradiquer. Mais le Hamas, affaibli sur le plan militaire, l’est aussi sur le plan économique. L’Iran et le Hezbollah n’ont plus les moyens de l’aider, et le Hamas ne peut pas appliquer des taxes sur les rares entrées d’aide humanitaire, ce que les Gazaouis ne comprendraient pas. Je ne comprends pas son attitude, et je crois que la population de Gaza est en train de changer d’avis et de penser comme moi.

Le Hamas et le Fatah doivent au moins arriver à une réconciliation. Il faut tourner la page de la division, il faut pardonner, au nom de toutes les victimes et de la destruction de Gaza. Il faut écrire une nouvelle page pour affronter l’occupation, pour reconstruire la bande de Gaza, pour reconstruire l’être humain. Nous sommes détruits à l’intérieur, et nous le serons encore plus si nous restons divisés.

Je dis tout cela, mais j’ai vraiment mal au cœur de constater que, même entre nous, nous n’arrivons plus à nous tolérer. Je crois qu’il faut un peu de sagesse des deux côtés, et surtout un peu de tolérance, même si le Hamas manque de maturité politique. Après la réconciliation, on pourra tenir des élections, on pourra faire beaucoup de choses, mais il faut commencer par le premier pas. C’est mon message aux deux parties. On ne peut pas vivre dans la rancune. Nous éprouvons de la rancune contre le monde entier parce que nous nous sentons abandonnés par le monde entier. Mais il faut pardonner, et écrire une nouvelle page pour arrêter cette guerre. Pour reconstruire l’être humain et reconstruire Gaza.

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