Journal de bord de Gaza 89

« Ce sera une cage dans laquelle nous serons des oiseaux »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Un garçon tient un pigeon sous un rayon de lumière dans un lieu sombre.
Gaza-ville, le 20 avril 2025. Arafat al-Qafarna, l’un des enfants palestiniens déplacés par les attaques israéliennes dans la bande de Gaza, passe son temps à jouer avec un pigeon dans la grande salle de conférence de l’Université islamique, qui a été transformée en abri temporaire, dans la ville de Gaza. Arafat, qui a émigré avec sa famille de la ville de Beit Hanoun, dans le nord du pays, vit avec les oiseaux qu’il a ramenés de chez lui et qu’il nourrit depuis un certain temps.
Mahmoud Abu Hamda / ANADOLU / Anadolu via AFP

Il y a deux jours, j’étais assis en bas de chez moi avec des amis, selon notre habitude, pour discuter de tous les sujets. Avant la guerre, nos discussions se déroulaient autour du thé et du café. Un marchand ambulant apportait les boissons chaudes, ou, s’il n’était pas là, Sabah les préparait, avec du sucre et des gâteaux, et je montais les neuf étages en ascenseur pour aller les chercher. Aujourd’hui, il n’y a plus de marchand ambulant, plus de café, et plus de sucre. Il y en a un peu chez moi, mais je ne peux pas monter neuf étages pour aller prendre quelques verres de thé.

Alors notre conversation quotidienne s’est déroulée sans rien à boire ni à manger. Nous avons vite abordé un sujet : la responsabilité des pères de famille au milieu de ce génocide. L’un des présents, Souhail, que l’on appelle « Souhail le sage » parce que c’est quelqu’un de très réfléchi, nous a parlé d’un de ses amis qui a plongé dans la dépression, car il ne peut pas affronter les regards de sa femme et de ses enfants qui lui demandent à boire et à manger. Avec l’augmentation des prix, on ne trouve rien, et la famine s’installe. Il se sent impuissant, incapable d’assumer sa responsabilité de père de famille. Il est devenu très angoissé, et sa dépression se manifeste par une sorte d’indifférence envers sa femme et ses enfants. C’est-à-dire qu’il sort toute la journée et ne rentre que le soir, pour ne plus entendre les mêmes questions : « Pourquoi n’apportes-tu rien à manger, rien à boire ? Tu n’as pas d’argent ? »

« Moi aussi j’éprouve cette angoisse »

Cela m’a fait réfléchir au cas de beaucoup d’autres hommes, dont je m’aperçois, avec le recul, qu’ils étaient eux aussi en dépression. Cet ami, par exemple, qui m’appelle tous les jours. Tous les jours, pour me poser toujours la même question : « Alors Rami, comment tu vois les choses ? » Il vit dans une angoisse permanente, à cause de ses responsabilités envers sa famille. Moi aussi j’éprouve cette angoisse quand Walid me demande quelque chose à manger ou à boire que je ne peux pas lui donner. C’est le pire des sentiments, de ne pas pouvoir donner à un enfant de trois ans les choses les plus basiques. La dernière fois, il voulait du poulet, et après des bananes, puis des pommes. À chaque fois, je peux seulement lui répondre qu’il n’y en a pas au marché. Alors il me tend le portable en disant : « Si, regarde, il y en a ! » Il voit des images de nourriture sur YouTube. Et je n’arrive pas à lui faire comprendre pourquoi les fruits sont devenus un luxe, qu’on ne peut pas en trouver, parce que nous sommes sous blocus.

Au moins, mon fils n’a pas faim. À la fin de la journée, il est rassasié. Sabah peut encore faire du pain avec le four en argile, sur le palier. Ce qui lui fait une figure toute noire. Je ne peux plus lui mentir comme avant, quand nous vivions sous la tente, lui dire qu’elle est bronzée, qu’elle a les joues roses et que ça lui va très bien. Parce que, maintenant, nous avons un miroir, et après la cuisine elle voit son visage noirci par la fumée du bois de chauffage. Elle me dit : « Donc tu me mentais, j’étais toute noire comme maintenant et je ne le savais pas ! »

« Comment des drogues peuvent-elles entrer à Gaza ? »

J’essaie de m’en sortir en disant que le bois qu’on utilisait là-bas ne fumait pas comme celui d’ici, mais je vois bien qu’elle ne me croit pas. Mais bon, j’ai la chance de pouvoir fournir à ma famille le minimum qui est pour d’autres un maximum inaccessible. J’ai compris pourquoi, quand le dernier ordre d’évacuation est tombé, des pères de famille sont restés sous leur tente, laissant leur femme et leurs enfants partir se réfugier ailleurs. Ils prétendaient qu’ils devaient rester pour « protéger leurs biens », mais, en réalité, c’était pour fuir leurs responsabilités, parce qu’ils ne pouvaient fournir ni à manger ni à boire à leurs enfants, et que cela les déchirait de l’intérieur. J’ai compris que c’était déjà arrivé dans les exodes précédents, quand nous avons été chassés de Gaza-ville, puis de Rafah. Beaucoup d’hommes étaient restés, sous prétexte de veiller sur leurs maisons ; mais en fait, ils ne voulaient pas lire leur humiliation dans les yeux de leurs femmes et de leurs enfants.

D’après « Souhail le sage », de nombreux hommes ont choisi un autre moyen de ne plus voir la réalité, en se droguant. Comment des drogues peuvent-elles entrer à Gaza, alors que le blocus est hermétique ? On entend parler de livraisons par drones, en provenance d’Israël, de médicaments qui rendent les gens dépendants. Je ne sais pas ce que c’est, je ne suis pas un expert. C’est organisé par l’occupant de façon très consciente. Les Israéliens ont un objectif : déchirer le tissu social. Certains parents sont obligés de voler pour nourrir leurs enfants. D’autres se mettent à mendier. Oui, à voler, à mendier.

Les gens s’étaient déjà repliés sur la famille nucléaire, contrairement à nos traditions qui favorisent la famille élargie. Mais maintenant, même ce noyau familial se délite, parce que le chef de famille ne peut plus subvenir aux besoins des siens. Des hommes ne sortent plus de chez eux. Ils s’enferment sous leur tente, ne voient plus personne. Leurs femmes et leurs enfants travaillent, mais eux ne peuvent rien faire. Je comprends très bien ce sentiment, je le ressens quand je ne peux pas donner à mon fils ce qu’il demande. Mais Walid, lui, vit dans un appartement, il dort sur un lit, il est au chaud et il n’a pas faim. Alors que la majorité des gens dépendent totalement de l’aide humanitaire, à l’arrêt depuis deux mois. Il ne leur reste plus qu’à envoyer leurs fils faire la queue devant les tekiyas, les cuisines communautaires, tant qu’elles peuvent encore offrir quelque nourriture.

« Des entrepôts ont été attaqués par des clans armés »

Les tekiyas sont visées par les bombardements israéliens. Plusieurs d’entre elles ont déjà été détruites, tuant des bénévoles et des bénéficiaires. Les pères de famille savent très bien que leurs fils sont en danger quand ils vont se placer dans les files d’attente. Mais le choix est simple : risquer leur vie ou mourir de faim. La pénurie engendre une violence généralisée. Récemment, des entrepôts ont été attaqués à Gaza-ville et à Deir El-Balah par des clans armés. On a compris que ces gens étaient protégés par les Israéliens, comme ils l’avaient fait à Rafah quand le fameux Abou Chabab confisquait l’aide humanitaire, sous la protection des drones israéliens.

Aujourd’hui, il se passe exactement la même chose au centre de Gaza-ville. La dernière attaque a eu lieu contre l’entrepôt d’un supermarché. Cet entrepôt était protégé par des policiers du Hamas en civil. Les assaillants ont tiré, les policiers ont riposté, bloquant les gangsters. C’est à ce moment qu’un drone israélien est apparu et a tiré sur les policiers, tuant deux d’entre eux. Les attaquants ont profité de la situation pour envahir l’entrepôt et le piller entièrement. L’objectif des occupants, c’est de continuer à détruire notre société en favorisant les clans mafieux. Ces derniers ne volent pas parce qu’ils ont faim. Ils possèdent des kalachnikovs, et une « kalach », ça vaut très cher à Gaza en ce moment. En soutenant ces bandits, les Israéliens non seulement nous affament, mais ils instituent un climat de peur, pour pousser les Gazaouis à partir.

« On est en train de perdre le cœur de la société »

Nous vivons un génocide humain, militaire, un génocide par la faim. S’y ajoute un génocide social, qui s’attaque maintenant au cœur de la société, la famille. Cela devient insupportable. On n’y arrive plus. On est en train de perdre le cœur de la société, la famille, les responsabilités et les devoirs du père de famille. C’est le but des Israéliens. Avec eux, rien ne se fait au hasard. Et tout cela se déroule sous les yeux du monde entier. Les Israéliens viennent d’annoncer une nouvelle étape : ils vont conquérir toute la bande de Gaza et pousser toute la population vers Rafah, où de l’aide sera distribuée par l’armée ou par des compagnies privées américaines. Pour recevoir de la nourriture pour sa famille pendant une semaine ou deux — c’est eux qui décideront —, chacun devra avoir une security clearance (un laissez-passer sécuritaire), prouvant qu’il est « propre » au niveau sécuritaire, qu’il n’a pas de lien avec le Hamas.

Ce sera une cage dans laquelle nous serons des oiseaux à qui l’on donnera juste de quoi ne pas mourir de faim et de soif. Le plan, c’est que, le jour où la porte s’ouvrira, les oiseaux s’échapperont vers la sortie qu’on leur désignera. Mais j’espère qu’on va tenir le coup malgré tout. J’espère que quand tout cela sera fini, nous recoudrons le tissu social, et que nous retrouverons une société palestinienne soudée, solide, et comme on dit chez nous, formant une seule main.

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