Journal de bord de Gaza 102

Youssef, 16 ans. Rescapé d’une exécution sommaire

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Une personne blessée, allongée au sol, entourée de mains qui l'aident.
Gaza-ville, le 5 août 2025. Un Palestinien pleure un proche, tué alors qu’il cherchait de l’aide au terminal de Zikim. L’agence de défense civile de Gaza a déclaré que 26 personnes avaient été tuées par des tirs et des frappes aériennes israéliens le 5 août, dont 14 qui attendaient près d’un site de distribution d’aide à l’intérieur du territoire palestinien.
Omar AL-QATTAA / AFP

Dimanche 10 août 2025.

Voici l’histoire de Youssef, le garçon qui a échappé de justesse à une exécution sommaire par l’armée israélienne. Il y en a eu beaucoup depuis le début de l’invasion de Gaza. Mais il est rare que les cibles survivent et décrivent la réalité de ces crimes de guerre.

J’ai rencontré Youssef chez ses parents, là où ils sont réfugiés. Il m’a raconté les faits en détail. C’est un adolescent de seize ans, l’aîné d’une fratrie de quatre garçons et une fille. Le père de Youssef était un éleveur de poulets qui vivait bien de son travail. L’entreprise familiale possédait plusieurs fermes dans l’est de Chajaya, dans le nord de la bande de Gaza. Elles ont toutes été détruites, ainsi que leurs maisons. Comme des centaines de milliers de Gazaouis, la famille de Youssef a été obligée de se déplacer plusieurs fois : vers Rafah, au sud, puis à Al-Mawassi, pour remonter à Gaza-ville, où elle s’est installée dans le quartier de Cheikh Radwan.

Comme la plupart des habitants, la famille a dépensé toutes ses économies et dépend maintenant de l’aide humanitaire, qui comme vous le savez arrive au compte-gouttes. Le 22 juillet, vers midi, Youssef a fait ce que font tous les jeunes à Gaza : il est parti chercher de l’aide. Il avait entendu dire que des camions transportant de la farine allaient entrer par le terminal de Zikim, dans le nord de l’enclave. Voici son récit.

« J’ai vu des morceaux de chair voler en l’air »

« Quand j’ai croisé des gens portant chacun un sac de farine, j’ai su que j’étais arrivé trop tard. Mais ils m’ont dit que d’autres camions allaient passer, pas par la route côtière cette fois, mais dans une rue parallèle, par le quartier Al-Amoudi. J’y suis allé, en même temps que des centaines d’autres. Mais au lieu des camions, nous avons vu arriver un char israélien. J’ai couru me réfugier dans les décombres d’un bâtiment. On était une douzaine à essayer de se cacher là. Le char ne s’est pas arrêté, il a continué sa route, droit devant, vers un autre bâtiment à moitié en ruines, où d’autres personnes s’étaient réfugiées. Il a commencé à tirer. Un deuxième tank est arrivé, il s’est mis à son tour à tirer des obus. Puis un troisième char, mais qui s’est arrêté devant l’endroit où nous essayions de nous cacher.

Il nous avait vus. Le char a tourné son canon vers nous. Trois soldats se tenaient dessus. L’un d’eux a fait signe, avec son fusil M-16, de sortir de notre cache. Il parlait un bon arabe. Je me suis dit que tout allait se passer comme d’habitude : on devrait se déshabiller, pour montrer soi-disant qu’on ne porte pas d’arme, et ils nous laisseront partir. On s’est tous mis en caleçon et on a avancé vers le char. C’est là que la mitrailleuse lourde du tank a commencé à tirer sur les quatre hommes qui étaient juste devant moi. J’ai vu ces gens être coupés en deux par les balles, j’ai vu des morceaux de chair voler en l’air, j’ai vu du sang jaillir partout. C’était épouvantable. J’étais terrifié. J’étais dans un groupe de six ou sept personnes, j’étais le plus jeune et le plus petit, et je me suis caché derrière eux. Je ne savais pas quoi faire d’autre.

Le soldat qui nous avait ordonné de sortir a tiré sur nous avec son M-16. Les hommes qui étaient devant moi tombaient. J’ai ressenti un choc violent à la poitrine et je suis tombé par terre. Je me suis dit tout de suite qu’il fallait faire le mort, parce que le soldat voulait vraiment tuer tout le monde. J’avais peur qu’il tire encore pour m’achever. Je sentais du sang qui coulait de ma bouche et de ma poitrine, et aussi de mon dos. Et puis j’ai entendu des chuchotements, j’ai compris que c’étaient deux hommes qui étaient restés cachés dans les décombres. Les Israéliens ne les avaient pas vus. Ils me disaient tout bas qu’ils ne voulaient pas sortir, et de continuer à faire le mort, parce que sinon le soldat allait revenir me tuer. Je suis resté par terre. Les trois chars encerclaient l’autre bâtiment, et tiraient de temps en temps.

Au bout de deux heures, ils sont partis. Les deux hommes sont sortis de leur cachette. Ils m’ont pris sur leurs épaules. Ils ont rencontré par la suite deux autres hommes. J’ai senti qu’ils m’allongeaient sur un matelas. Tous les quatre m’ont transporté ainsi, en marchant le plus vite possible. On est arrivé à un rond-point d’où partait la rue principale, perpendiculaire à la mer. Là, ils m’ont dit : "On ne peut pas continuer à te transporter, on doit partir vite." Je leur ai demandé d’envoyer un message à mon père, en leur donnant le numéro. Ils l’ont appelé, lui ont dit que j’étais gravement blessé et lui ont donné l’endroit exact où j’étais. Puis ils sont partis. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, jusqu’à ce que mon père arrive. »

« Tu es en vie, c’était notre priorité »

Le père de Youssef savait déjà que son fils était en danger. L’un de ses fils devait l’attendre au rond-point avec un vélo pour transporter un éventuel sac de farine, mais il avait vu les chars un peu plus loin, et il était rentré à la maison. Le père a fait à pied les quinze kilomètres depuis Cheikh Radwan, en prenant de gros risques : l’endroit où l’on avait laissé son fils se trouvait dans une zone interdite par l’armée israélienne. Quand il a vu son père, Youssef s’est évanoui. « J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie en mettant mon t-shirt sur la blessure, raconte le père. Puis je l’ai pris sur mes épaules, et j’ai marché vers la clinique qui se trouve dans le quartier de Cheikh Radwan. » Une quinzaine de kilomètres encore, en portant cette fois son fils inconscient.

À la clinique, ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas les moyens de le soigner. Ils ont appelé une ambulance qui l’a emmené à l’hôpital baptiste (Al-Ahly), qui fonctionne encore un peu. Là, Youssef s’est réveillé. Ils lui ont mis des tuyaux partout, dans le nez, dans le ventre, pour absorber le sang et arrêter l’hémorragie. Il a passé des heures dans le bloc opératoire. Grâce à Dieu, il en est sorti vivant. Mais la balle était toujours dans son torse, non loin du cœur. Le chirurgien m’a dit qu’il n’avait pas les moyens de procéder à cette microchirurgie. Il a dit à Youssef que pour l’instant, il devait vivre avec cette balle dans la poitrine, ce qui voulait dire ne pas trop bouger. Et d’ajouter : « Maintenant, tu dois rentrer chez toi. Nous ne pouvons pas te garder. Tu es en vie, c’était notre priorité. Mais il y a beaucoup d’autres priorités, beaucoup de blessés graves à sauver. »

Des centaines de corps en décomposition

Maintenant, Youssef est chez ses parents. Il est alité, on craint que la balle se déplace et cause une nouvelle hémorragie, ou atteigne le cœur. Youssef est traumatisé, physiquement et moralement. Il est en état de choc. Il a toujours peur. Il tremble en parlant. Il n’a plus le contrôle de ses muscles. Il est incontinent. Il a seize ans et il arrive à peine à survivre. Un garçon de seize ans qui a vu une mitrailleuse déchiqueter des êtres humains, des hommes tomber juste devant lui et qui s’attendait à mourir comme eux.

Youssef aurait besoin d’une évacuation sanitaire urgente pour être opéré à l’étranger. Ils sont des centaines, des milliers de blessés graves comme lui, qui ne pourront être sauvés que dans des hôpitaux réellement en état de fonctionnement.

Des exécutions sommaires de civils, on en entend parler tous les jours. Youssef dit que dans cette zone-là, dont les habitants ont pris la fuite, il a vu des centaines de corps en décomposition, que personne n’a pu venir chercher. Les cadavres sont dévorés par les chiens et les chats errants, ou réduits à l’état de squelettes. La semaine dernière, l’armée israélienne a autorisé un accès temporaire à cet endroit. Des volontaires ont ramené des corps, des os, des squelettes. Beaucoup d’autres cadavres sont toujours sur place.

D’autres témoins disent que les Israéliens creusent des fosses communes au bulldozer pour enterrer les victimes de ces exécutions. La plupart ne sont pas des combattants. Beaucoup sont des jeunes qui, comme Youssef, voulaient seulement rapporter un sac de farine pour que leur famille ne meure pas de faim.

La famine est une arme fatale, plus que les bombardements. Elle pousse les gens à risquer leur vie. Ils n’ont pas le choix. Presque tous les Gazaouis sont dans la même situation que la famille de Youssef, quel que soit leur milieu social. Ceux qui avaient des économies les ont dépensées, et dépendent entièrement de l’aide humanitaire. Et comme cette aide n’entre pas, soit les gens vont participer aux hunger games en tentant de récupérer quelque nourriture dans les centres de distribution de la société israélo-américaine Gaza Humanitarian Fundation (GHF), où l’armée tirera sur eux. Ou bien ils attendent le passage des rares camions qui entrent dans la bande de Gaza, qu’ils prennent d’assaut, les plus forts réussissant à récupérer un sac.

Voilà la vie que nous sommes en train de vivre. Les massacres par les bombardements, les tueries, les destructions des maisons, l’assassinat de ceux qui cherchent de la nourriture. Juste parce que ce sont des Palestiniens qui ne veulent pas mourir.

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