Journal de bord de Gaza 103

« Cette fois, il n’y a pas de plan B »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Un chemin au milieu des ruines, une personne en fauteuil roulant avance lentement.
Gaza-ville, 14 août 2025. Un garçon palestinien tire un fauteuil roulant devant des bâtiments détruits dans le quartier d’Al-Tuffah.
Omar AL-QATTAA / AFP

Samedi 23 août 2025.

Le ministère de la guerre israélien a déclaré son intention d’occuper la ville de Gaza, « le dernier bastion du Hamas ». À chaque fois qu’ils occupent une ville, ils disent la même chose : « C’est le dernier bastion. » Ils ont fait ça avec Jabaliya, avec Beit Lahiya, avec Rafah. Et maintenant c’est Gaza-ville.

Le problème, c’est que 2,3 millions de Gazaouis vivent déjà dans 20 % de la surface de la bande de Gaza, les 80 % restants étant occupés par l’armée israélienne. Après l’occupation de Gaza-ville, ces 2,3 millions de personnes seront confinées dans seulement 10 % de la surface de l’enclave, c’est-à-dire 35 kilomètres carrés.

Depuis cette annonce, je ne cesse de recevoir des appels téléphoniques, de mes amis et de beaucoup d’autres gens : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? Est-ce que c’est sérieux ? Est-ce qu’ils vont vraiment faire ça ? » Sabah, ma femme, me pose la même question. Je donne des réponses optimistes : « Non, ils ne vont pas occuper la ville de Gaza, c’est le moment ou jamais pour arriver à un cessez-le-feu ! » Mais en mon for intérieur, je sais que tout est possible.

Quand Israël s’apprêtait à occuper Rafah, Joe Biden, Emmanuel Macron et d’autres leaders occidentaux avaient dit : « Rafah, c’est une ligne rouge. » Mais Israël, l’enfant gâté de l’Occident, avait fait comme il voulait, et regardez ce qu’est devenue Rafah : un champ de ruines. Avec Nétanyahou, il n’y a pas de ligne rouge. Tant que la guerre dure, sa vie politique aussi. Mais c’est difficile à dire aussi brutalement. Alors, je ne trouve pas d’autre réponse pour ma famille et mes amis.

Prendre la route avec juste un sac sans savoir où aller

Tout le monde me demande aussi si j’ai une idée de « plan B », comme d’habitude. Malheureusement, cette fois-ci, il n’y en a pas. Ni pour moi, ni pour les centaines de milliers de personnes qui n’ont nulle part où aller. Au début de la guerre, quand on était forcé de partir, il y avait des solutions : aller vers le centre de la bande de Gaza, vers Deir El-Balah, ou vers le sud, Khan Younès, Rafah, Al-Mawassi… Dans ces villes et leurs environs, il restait de la place, des pièces à louer, des terrains où planter une tente. Aujourd’hui, c’est presque impossible.

Certains ont trouvé à se loger là-bas chez des amis, dans des entrepôts, dans des garages, au cas où il faudrait partir. Comme nous, ils ont déjà vécu le déplacement. Ils ne veulent plus prendre la route avec juste un sac sans savoir où aller, et être obligés de repartir de zéro, trouver une tente, un endroit où s’installer, des vêtements, etc. Mais des centaines de milliers d’autres n’ont pas cette possibilité. Et surtout, il n’y a plus de place. D’autres amis sont allés en reconnaissance à Al-Mawassi, la zone proche de la mer, au sud, où s’entassent des centaines de milliers de gens, pour tenter de négocier un bout de terrain encore vide, où planter une tente. C’est pratiquement impossible. Le terrain privé où nous avions installé notre tente avec celles de cinq autres familles, à Deir el-Balah, est complètement occupé.

Et donc, je n’ai pas de plan B. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je n’aime pas diffuser l’inquiétude et la peur autour de moi, et surtout pas à ma femme et à mes enfants. Je sais que Sabah va lire ce texte, et mes amis aussi. Malheureusement, nous n’avons pas le choix. Nous n’avons nulle part où aller, ni comment y aller. Le seul moyen pour rejoindre le Sud maintenant, c’est la route côtière, où les voitures sont interdites. De toute façon, il n’y a ni voitures ni essence. Donc il faudrait partir à pied, ou dans des charrettes tirées par des animaux, ou dans les tuk-tuks qui fonctionnent encore.

La déportation sera la seule issue

Mais pour aller où ? C’est cela qui fait peur aux Gazaouis. L’armée israélienne bombarde les quartiers de Chajaya, de Zeitoun et de Sabra. Elle est en train d’encercler la ville de Gaza au nord, au sud et à l’est. À l’ouest, c’est la mer. Et comme les gens savent qu’ils n’ont aucune solution, nombre d’entre eux préfèrent refuser les ordres d’évacuation et mourir chez eux.

Je sais très bien que nous sommes à un carrefour. Soit c’est la fin de la guerre, soit c’est la déportation vers l’étranger. Il n’y a pas de troisième option. Si nous sommes forcés de partir, ça va être à Rafah, à l’endroit que le ministre de la guerre israélien appelle « ville humanitaire ». C’est-à-dire que l’on sera enfermés dans un camp immense installé sur les ruines de Rafah, gardé par les militaires, sous des tentes, dans des conditions inhumaines. Alors, pour des « raisons humanitaires », des pays accepteront de nous accueillir. La déportation sera la seule issue. Bien sûr, on n’utilisera pas le mot de déportation ni de nettoyage ethnique. On dira « proposer une meilleure vie à ces pauvres Palestiniens qui vivent dans des conditions terribles ».

Voilà. C’est ça, ou la fin de la guerre, ce que tout le monde espère.

Les Israéliens n’attendaient qu’une excuse pour mettre ce plan en œuvre

Le Hamas se trouve confronté à un Nétanyahou qui pose sans cesse de nouvelles conditions pour l’arrêt des massacres. Mais autour de moi, j’entends de plus en plus les gens dire que le Hamas doit cesser de négocier face à un ennemi qui a toutes les cartes en main et qui joue avec l’existence même de la population de Gaza. Ils se demandent : « Qu’attend le Hamas pour hisser le drapeau blanc ? » Le Hamas, en tant que mouvement, n’a rien à perdre. C’est la population qui paye la facture. Bien sûr, dans cette population, il y a la base populaire du Hamas. Mais en tant que politiciens, ils n’ont rien à perdre. Le problème, c’est que nous, les Orientaux, ou les Arabes en général, nous refusons, par fierté, de reconnaître nos défaites militaires, surtout devant un occupant. Après Hiroshima, l’empereur japonais a hissé le drapeau blanc, disant que s’il ne le faisait pas, il ne resterait plus aucun Japonais. Et que le Japon ne pourrait exister sans les Japonais. Pareillement, la Palestine ne serait rien sans les Palestiniens.

Mais le Hamas garde son idéologie de libération de la Palestine par la résistance armée. Il n’a pas appris des autres factions nées bien avant lui, surtout du Fatah, qui avait lui aussi expérimenté la voie de la résistance armée, puis l’avait abandonnée pour arriver, peut-être un jour, à la création d’un État palestinien. Le Hamas croit toujours que le drapeau blanc signifierait que la résistance a échoué, et que la Palestine ne sera jamais libérée. Ils pensent qu’ils ne peuvent pas convaincre leur base de cesser la lutte armée. Ils préfèrent donc que le bateau coule avec tout le monde dedans, pour qu’on ne dise pas que c’est seulement le Hamas qui a perdu et capitulé, c’est la population tout entière. Ils préfèrent la destruction totale de la bande de Gaza, et la déportation de toute la population de Gaza. Malheureusement, cette pensée a coûté beaucoup à la population palestinienne. On pouvait éviter tout ce que l’on est en train de vivre actuellement. On pouvait éviter ces massacres. On sait depuis le premier jour, depuis le 7 octobre, que le vrai but de la guerre, c’est la déportation de 2,3 millions de personnes. Les Israéliens n’attendaient qu’une excuse pour mettre ce plan en œuvre. Il ne fallait pas la leur fournir. Surtout face à un monde silencieux, avec des États-Unis complices qui offrent à Israël tout le soutien possible, militaire, financier et politique.

La population de Gaza n’est coupable de rien. Elle veut seulement résister à l’occupation et rester sur la terre de Palestine. Mais avec le choix de la lutte armée, tout le monde est perdant. Le Hamas dira qu’il a résisté jusqu’à la dernière minute, jusqu’au dernier morceau de terrain, mais qu’il a été victime de la complicité du monde entier avec Israël. C’est grave si le Hamas pense de cette façon-là. Parce que c’est la Palestine qui va perdre. Il n’y aura plus de Palestine. Gaza sera une ville israélienne. Et peut-être une « riviera » américaine. Tout le monde aura perdu, y compris le Hamas, même s’il ne voudra pas le reconnaître. Depuis que le Hamas est au pouvoir à Gaza, ce sont toujours les Israéliens qui ont déclaré le début et la fin des guerres. La guerre de 2009 a fait 1200 morts. La guerre de 2014, plus de 2 000. La guerre de 2019, des centaines de morts. La bande de Gaza est sous blocus depuis 17 ans. Presque plus rien n’y entre. Mais le Hamas déclarait toujours la victoire, parce qu’il était toujours là, et la population aussi. Peut-être. Mais cette fois, il n’y aura plus de Palestiniens.

Voilà le carrefour : ou l’effacement de l’existence palestinienne à Gaza, ou l’arrêt de la guerre. Je m’adresse à ceux qui négocient à l’étranger au nom de 2,3 millions de personnes. Je leur demande de prendre en considération que la défaite ou la victoire se jouent avec l’existence des Palestiniens. Je leur dis que ce n’est pas une honte d’arrêter le combat, quelles que soient les conditions, quand on affronte une armée surpuissante qui nous massacre tous les jours. Nous vivons un génocide, un nettoyage ethnique, et une famine sous les yeux du monde entier, au XXIe siècle. Ce n’est pas une honte de décider de respirer un peu.

On sait très bien qu’un jour la Palestine sera libérée. On sait très bien qu’un jour la justice régnera, que les Palestiniens auront leurs droits. L’histoire en témoigne, la logique, la nature en témoignent : l’injustice ne dure pas éternellement. Mais en attendant, il faut préserver ce que l’on a. Il faut faire la distinction entre le courage et la sagesse. La sagesse, parfois, demande beaucoup de courage. La sagesse d’arrêter, même en sachant que l’on va perdre en tant que mouvement de résistance. Mais on gagnera parce que l’être palestinien restera sur sa terre de Palestine. On pourra reconstruire, on l’a déjà fait plusieurs fois. Le seul fait d’exister, de rester sur le sol de Palestine sera une grande victoire.

Justement, les Israéliens savent très bien que le vrai danger pour l’existence d’Israël et pour la libération de la Palestine, c’est le Palestinien. Et c’est pour cela qu’ils essayent par tous les moyens de nous expulser, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie. Ils savent très bien qu’ils sont des occupants sur une terre qui ne leur appartient pas. Il faut arrêter ce flot de sang. C’est un message pour le Hamas. Même si Nétanyahou change les paramètres au dernier moment, ce n’est pas grave. Il est le plus fort, il impose ses conditions. En acceptant ces conditions, on gagnera : il n’y aura plus de déportation, ni à Gaza ni en Cisjordanie. Il n’y aura plus de prétextes pour Nétanyahou de déporter les 2,3 millions de personnes ni d’annexer Gaza à Israël. Et les Palestiniens seront toujours là.

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