Journal de bord de Gaza 76

« Les rôles sont toujours inversés »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre une scène de rassemblement où un homme porte un enfant dans ses bras. Il semble vigilant et protecteur. En arrière-plan, il y a un groupe de personnes qui brandissent des drapeaux et expriment leur engagement ou leurs émotions. Des arbres et des structures sont visibles en arrière-plan, suggérant une ambiance de protestation ou de manifestation. L'atmosphère semble chargée en émotions.
Khan Younès, 8 février 2025. L’un des prisonniers palestiniens libérés lors du cinquième échange dans le cadre du cessez-le-feu à Gaza. Il embrasse son jeune enfant alors qu’il est porté sur les épaules d’un homme à son arrivée à l’hôpital européen. Cent quatre-vingt-trois prisonniers détenus par Israël devraient être libérés plus tard dans la journée.
Eyad BABA / AFP

Lundi 10 février 2025.

Après le cinquième échange de prisonniers, il y a deux jours, les Israéliens se sont retirés de l’axe de Netzarim, qui séparait depuis le début de la guerre le Nord de la bande de Gaza du Sud. Cet « axe » n’était pas seulement une route. C’était un de terrain d’une superficie de 75 km² et de 7 km de large, qui traversait la bande d’est en ouest, du rond-point Naboulsi jusqu’au pont de Wadi Gaza. Après ce retrait, les Israéliens resteront présents à Gaza dans une « zone tampon » qui s’étend sur 1,5 km de large à l’est, le long de la frontière avec Israël, et au sud le long de « l’axe de Philadelphie », qui sépare Gaza de l’Égypte.

Cela veut dire que l’on peut désormais aller du sud au nord, ou du nord au sud, à pied ou en voiture. C’est une grande joie pour les 1,5 million d’habitants de la partie nord, qui comprend la ville de Gaza. Ceux qui possèdent des voitures peuvent maintenant les utiliser en étant sûrs de pouvoir faire l’aller-retour. Jusqu’ici, on pouvait passer du sud au nord avec un véhicule, mais pas revenir avec. Or, de nombreux Gazaouis qui sont revenus au nord ne s’y installent pas pour le moment, après avoir constaté que leur maison a disparu et qu’elle se trouve au milieu d’un champ de ruines.

Toutefois, un point de contrôle est toujours présent sur cette route nord-sud, où les voitures sont fouillées par des agents appartenant à une société de sécurité privée américaine ou à la commission qataro-égyptienne, chargés de contrôler le cessez-le-feu. Les gens dont les maisons se trouvaient à l’endroit de l’axe de Netzarim ont voulu rentrer chez eux, mais c’était impossible : toute la zone avait été aplatie par ce séisme, cet « israélisme » qui a tout anéanti. Ainsi la joie est-elle toujours teintée de tristesse.

Les prisonniers ont subi le blocus, comme les Palestiniens

Pour notre part, nous n’allons pas rentrer tout de suite chez nous, dans notre tour de Gaza-ville. C’est vrai, mes amis restés là-bas ont nettoyé notre appartement. Mais avec le bombardement des derniers étages, il n’y a pas de citerne d’eau. J’attends donc qu’on en installe. Même s’il n’y a pas d’électricité, on fera neuf étages à pied, mais on ne peut pas se passer d’eau. Surtout, on va attendre l’accouchement de Sabah, parce qu’ici, au sud, nous avons au moins les hôpitaux de campagne des ONG.

Je voudrais aussi vous parler du dernier échange de prisonniers. Les médias israéliens se sont dit choqués par leur état, certains allant jusqu’à les comparer aux survivants des camps de concentration. Des formules reprises sans distance par de nombreux médias occidentaux. Il est vrai que ces trois derniers prisonniers ne ressemblaient pas à ceux qui avaient été libérés auparavant, et qui apparaissaient en bonne forme. On voyait qu’ils étaient malades. Pourquoi étaient-ils dans cet état ? Parce qu’à l’endroit où ils étaient détenus, ils ont subi le blocus mis en œuvre par leur propre armée, comme les Palestiniens de Gaza. Quand il n’y a pas à manger, il n’y a pas à manger. Et leurs conditions de vie étaient peut-être plus dures parce qu’ils devaient vivre cachés.

Certes, leurs conditions de détention étaient dures. Mais eux n’ont pas été torturés, comme l’ont été les prisonniers palestiniens entre les mains d’Israël, et dont on parle beaucoup moins. Les médias se sont mobilisés pour décrire le retour des prisonniers israéliens dans leurs familles, beaucoup moins pour celui des Palestiniens qui ont passé des années dans les prisons israéliennes. Je peux parler de ceux que j’ai rencontrés à Gaza. Eux, personne ne songe à les comparer avec d’autres victimes. Mais moi, je peux vous dire que ces gens-là me faisaient penser aux images des otages ukrainiens libérés par les Russes. Ceux-là, on les avait beaucoup vus sur les écrans de télévision. Mais toujours pas les Palestiniens. Pourtant, comme les Ukrainiens, ces hommes sont très amaigris et portent des marques de torture sur les mains, les pieds et le dos. Beaucoup de prisonniers palestiniens libérés n’ont pas pu retrouver leurs familles, car elles avaient été décimées pendant cette guerre. L’un d’entre eux pensait au contraire que les siens avaient disparu, parce que les Israéliens lui avaient dit : « On a tué toute ta famille ». D’autres ne peuvent plus marcher. D’autres encore ressemblent à des squelettes.

Aux côtés des prisonniers de longue durée, il y avait aussi ceux qui avaient été arrêtés plus récemment. Parmi eux, des enfants de moins de 18 ans et des femmes. Sans oublier ce qu’on appelle la détention administrative : les Israéliens s’arrogent le droit d’emprisonner n’importe qui, sous n’importe quel prétexte, sans qu’il soit connu de l’accusé qui n’a pas droit à un procès. Cela dure six mois… renouvelables à vie. Il y a des gens qui ont passé quatre ou cinq ans en prison sans jugement, car ils représenteraient « un danger pour Israël ». De ceux-là, on ne parle guère. Mais on parle des trois prisonniers, parce qu’ils sont israéliens.

Le projet pour Gaza sera bientôt appliqué à la Cisjordanie

Des milliers d’autres Palestiniens croupissent toujours dans les prisons israéliennes. Je le répète, nous n’avons pas les yeux bleus ni les cheveux blonds, mais nous sommes des êtres humains. Nous souffrons de l’occupation depuis 76 ans. À Gaza, nous sommes non seulement sous occupation, mais aussi sous blocus. Nous avons vécu une guerre de quinze mois, et un génocide vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pourtant, les rôles sont toujours inversés. La victime est le criminel et le criminel est la victime. L’occupant devient l’occupé, et l’occupé est transformé en occupant. C’est la fin de la guerre, mais rares sont ceux qui parlent des violations de l’accord de cessez-le-feu par Israël. Particulièrement du protocole humanitaire qui devait être mis en place, et l’aide d’urgence pour les abris. On devait faire entrer des tentes et des caravanes, qui sont indispensables car 80 % de la population de Gaza n’a plus d’endroit où vivre. Mais Israël s’y est opposé.

Les tentes qui se trouvent dans la bande de Gaza sont en très mauvais état. Notre « villa », déjà endommagée par la bombe qui était tombée juste à côté, a été déchirée en deux morceaux par la dernière tempête. Toute l’installation que nous avons bricolée – la douche, la cuisine, etc. – a été emportée par le vent, il n’en reste plus rien. En voyant que la météo annonçait un vent fort, comme le mistral à Marseille, j’avais anticipé et cherché un logement. J’en ai trouvé un à Nusseirat. Des dizaines de milliers de Gazaouis qui ont perdu leurs abris précaires, des bâches ou des tentes, n’ont pas eu cette chance. Ils n’ont pas non plus les moyens de louer, avec les prix qui ont explosé.

Aujourd’hui, des milliers de familles ont besoin d’un toit, alors que 20 % seulement de la bande de Gaza a échappé à la destruction. Et les Israéliens bloquent toujours l’entrée des tentes et des caravanes, ainsi que de l’aide nécessaire pour construire les abris. Pareil pour tout ce qui est lié à l’énergie : l’accord stipulait de faire passer 50 camions de fuel par jour, mais il en passe seulement entre 5 et 10. Du matériel médical pour les hôpitaux devait aussi arriver. Au moment où j’écris ces lignes, il n’en est toujours rien. Par conséquent, le système de santé fonctionne toujours très partiellement.

C’est la nouvelle arme israélienne : nous laisser dans la rue, dans la misère, dans la non-vie, pour faire aboutir le plan Trump : que tout le monde parte le jour où ils ouvriront la frontière. Ils veulent que chacun se résigne à s’exiler pour l’avenir de ses enfants, parce qu’il n’y a plus ni écoles ni universités, et pour une meilleure santé, puisqu’il n’y a presque plus d’hôpitaux.

C’est pour cela qu’il y a beaucoup de points d’interrogation sur le passage à la deuxième phase. Je crois que les Israéliens vont prolonger à plusieurs reprises la première phase, le temps de libérer tous leurs prisonniers. Pendant cette période, ils ne lèveront pas le blocus.

Mais je compte toujours sur les Palestiniens et sur notre sens d’appartenance à cette terre. Il y aura toujours au moins une minorité de Palestiniens qui resteront sur cette terre, quoi qu’il arrive. Et je parle de toute la Palestine. Le projet israélo-américain pour Gaza sera bientôt appliqué à la Cisjordanie. C’est ce qui est en train de se passer à Jénine, à Tulkarem, à Naplouse. Mais là aussi, on en parle rarement. Et quand on le fait, on ne se rend pas compte de l’ampleur des opérations. On ne s’y intéresse que si un Israélien est tué ou kidnappé, ou si une attaque contre Israël est perpétrée depuis la Cisjordanie. En tout cas, nous resterons ici, même si nous n’avons rien à boire ni à manger.

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