Journal de bord de Gaza 57

« Parfois, je peine à me rendre compte de l’ampleur du désastre »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un jeune garçon marchant avec des béquilles dans un paysage de destruction. En arrière-plan, on peut voir des bâtiments en ruines et des débris éparpillés, témoignant d'un environnement dévasté. Le sol est recouvert de terre et de petites herbes, créant un contraste avec les restes des structures. L'atmosphère semble sombre et tragique, soulignant la situation difficile dans laquelle se trouve l'enfant.
Al-Bureij, 24 juin 2024. Une personne amputée passe devant des bâtiments détruits par des bombardements israéliens.
Eyad BABA / AFP

Jeudi 10 octobre 2024.

Jeudi, pour me rendre à la maison de la presse, j’ai pris un de ces minibus déglingués, qui datent des années 1990, où on s’entasse les uns sur les autres. C’est un des rares moyens de transport qui restent à Gaza, avec les bétaillères tractées par des voitures ou des ânes, les charrettes, ou les voitures déglinguées où l’on s’installe parfois dans le coffre.

Je profite de ces trajets pour faire raconter leurs histoires aux passagers. Jeudi, j’ai recueilli celle d’un homme qui était monté avec des béquilles. Il était amputé de la jambe droite. C’était un homme d’une trentaine d’années, maigre, l’air fatigué. Je lui ai demandé s’il savait combien de personnes étaient dans le même cas que lui. J’ai été étonné du chiffre qu’il m’a donné, à tel point que j’ai vérifié sur Internet, mais il était juste. D’après l’ONU et le ministère de la santé de Gaza, plus de 10 000 personnes ont en effet perdu un ou plusieurs membres depuis le début de cette guerre. Parmi eux, 4 000 enfants.

Ne plus mener une vie normale

Leurs histoires sont déchirantes. Je me souviens de cette petite fille de trois ans dont tout le monde a vu les images, amputée des deux pieds et d’une main, qui observait avec un regard angélique ce qu’il se passait autour d’elle, et le journaliste en train de la filmer. Elle ne savait pas ce qui lui était arrivé. Vous avez sans doute vu aussi cet enfant qui a perdu ses deux mains. Il essaye maintenant d’apprendre à tout faire avec ses pieds, comme manger ou écrire.

Avant la guerre, on avait eu les dizaines d’amputés des « marches du retour » en 20181, quand des centaines de personnes, surtout des jeunes, manifestaient devant les frontières de la bande de Gaza pour demander de sortir de cette prison à ciel ouvert. Je me souviens très bien comment les snipers israéliens se faisaient plaisir en leur tirant dessus. Ils publiaient des vidéos où ils se vantaient de tirer les manifestants comme des lapins, comme s’ils étaient à l’entraînement. Ils employaient des balles spéciales qui détruisaient les articulations, fracassaient les membres et entraînaient des amputations. On se disait qu’on allait faire face à une génération d’estropiés. Aujourd’hui, tout cela se passe à une bien plus grande échelle.

J’ai lu aussi qu’en ce moment il y a quatre amputations par jour. Nous sommes devenus des statistiques. On parle aussi de 100 000 blessés. Mais quand on dit « blessés », le mot ne signifie pas grand-chose. Blessé, ça ne veut pas dire ici quelques points de suture, mais plutôt : être paralysé à vie, perdre un membre, perdre la vue, devenir sourd… Cent mille blessés, c’est cent mille personnes qui ne pourront peut-être pas travailler, ou se marier, en tout cas, mener une vie normale.

Plus un seul fabricant de prothèses à Gaza

J’ai un ami qui travaille dans un centre de santé sociale. Il me dit : « Tu sais Rami, dans une guerre, pour une personne tuée directement dans les bombardements, quatre autres mourront plus tard de leurs blessures, du manque de médicaments pour soigner une pathologie grave, d’un AVC » Aujourd’hui, on dénombre au moins 42 000 morts mais il y en a sans doute plus, car beaucoup de gens sont encore enterrés sous les décombres. Mais si l’on s’en tient à ce chiffre, et si la guerre s’arrêtait aujourd’hui, ses conséquences feraient porter le chiffre à 200 000 morts.

Pareil pour les blessés. Le nombre de handicapés aura un impact très lourd pour les familles, et sur la société en général. Actuellement, dans toute la bande de Gaza, il y a un manque de soins et de médicaments terrible. Il n’y a plus un seul fabricant de prothèses. Pendant des années, elles étaient fabriquées à l’hôpital Hamad, financé par le Qatar, et au Centre municipal de Gaza, par une antenne de la Croix rouge. Tout cela n’existe plus.

Aujourd’hui, il y a juste cet homme fatigué qui est monté dans le minibus avec ses béquilles. Il me dit avoir entendu parler d’un prothésiste, Salah Selmi, qui a travaillé à l’hôpital Hamad et qui fabrique maintenant des prothèses très artisanales, si je peux m’exprimer ainsi. Il fait ça avec des tuyaux en plastique, comme ceux qu’on utilise pour les égouts. Mon compagnon de voyage raconte :

Je suis allé le voir, mais il m’a dit qu’il n’avait fait que six prothèses, qu’il n’avait plus de matière première, et que de toute façon, il ne voulait pas devenir la référence dans ce domaine, il ne pourrait jamais produire quatre mille prothèses… Le problème c’est qu’on n’a plus de béquilles non plus, ni de fauteuils roulants…

Faire comme si tout allait bien

Dans notre précédente Maison de la presse, nous avions veillé à ce qu’il y ait des rampes pour les fauteuils roulants et des toilettes adaptées pour les personnes en fauteuil roulant. Mais notre local a été détruit par les Israéliens, et la nouvelle maison est située au premier étage. Il nous faut porter les journalistes en fauteuil roulant dans l’escalier. Dans la bande de Gaza, rien n’est fait pour faciliter l’accès des handicapés, alors qu’il y en a tant. « Tu peux trouver des orthopédistes qui officient dans des cabinets qui se trouvent à l’étage, sans ascenseur », me dit l’homme aux béquilles. Évoquant sa vie quotidienne, il ajoute :

Je suis en train de m’habituer petit à petit, mais je sais que ça va être dur. Je suis père de famille, donc je dois subvenir aux besoins de ma femme et de mes enfants. Je n’ai pas envie de me sentir inutile, incapable de leur fournir quoi que ce soit.

Et là, j’ai compris comment ces pauvres gens sont en train de s’adapter petit à petit à une vie diminuée, dans des conditions très dures, sous les tentes, sous de simples bâches, sur du sable, dans les ruines des maisons bombardées.

Comment peuvent faire ces handicapés quand il n’existe plus aucune aide pour eux ? Le rêve de mon compagnon de minibus, c’est une prothèse, et de continuer de vivre. Surtout, il ne veut pas que son fils le voie comme un estropié incapable de faire quoi que ce soit par lui-même. Je me rappelle très bien que lors des marches du retour, j’avais interviewé des jeunes qui avaient perdu leurs jambes, mais qui voulaient quand même mener à nouveau une vie normale. Ils avaient même créé une équipe de foot pour montrer que tout allait bien, qu’ils étaient comme les autres. L’un d’entre eux était coureur cycliste, il avait rêvé de participer aux Jeux olympiques, puis, après sa blessure, aux Jeux paralympiques. Mais il lui fallait une prothèse de sport et un vélo spécial, et c’était impossible à Gaza.

Comme lui, des milliers de jeunes à Gaza, des milliers de familles entières voient leurs rêves partir en fumée. Des milliers de blessés, d’estropiés. Je suis un Gazaoui, mais parfois, je peine à me rendre compte de l’ampleur du désastre, de ce « gazacide » que nous vivons. J’espère que cette guerre va s’arrêter, j’espère que l’homme aux béquilles, à qui j’ai oublié de demander son nom, aura un jour une prothèse ; qu’il pourra s’intégrer dans une vie professionnelle et que son fils sera fier de lui. Et que ce sera pareil pour les milliers d’amputés de Gaza. Mais pour l’instant, personne n’y travaille, même les ONG et la Croix rouge qui s’en occupaient avant. Pour eux, vu la situation, ce n’est pas une priorité.

1Initiées le 30 mars 2018, ces marches ont duré un an et demi.

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