Journal de bord de Gaza 108
« Deux ans après, on est toujours vivants »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec sa famille. Depuis le 25 septembre 2025, ils ont dû à nouveau quitter la ville de Gaza pour Nusseirat.
Vendredi 10 octobre 2025.
Jeudi matin, vers 1h30 du matin, j’ai reçu un appel téléphonique de mon ami Hekmat, un collègue de la Maison de la Presse qui m’a dit : « D’après les fuites des négociations de Charm El-Cheikh, il y a aura sans doute dans les heures à venir un accord entre le Hamas et Israël, et un cessez-le-feu. » Comme j’ai une mauvaise connexion Internet à Nusseirat, où j’ai dû me déplacer encore une fois, surtout la nuit, je compte beaucoup sur Hekmat pour obtenir des informations, car il se trouve dans une zone mieux couverte. Il a continué à m’appeler toutes les dix minutes. Vers 2h, il m’a dit : « Apparemment c’est approuvé. »
J’ai éprouvé un sentiment bizarre. D’abord un soulagement. J’ai regardé Sabah, Walid et Ramzi dormir sur leurs matelas posés à même le sol, et je me suis dit : « Deux ans après, on est toujours vivants. » C’est un grand exploit de faire partie des survivants de ce génocide. Je n’ai pas pu m’empêcher de réveiller Sabah pour lui dire : « La guerre est finie ! » Elle m’a répondu : « Arrête de plaisanter ! » Elle ne voulait pas y croire. J’ai insisté : « Mais si, il y a un accord ! On verra après pour les détails, mais dans l’immédiat, il y a un cessez-le-feu. » J ’ai vu les larmes de joie briller dans ses yeux. Un sentiment d’euphorie, comme pour toute personne qui attendait la mort et qui apprend qu’elle va finalement continuer à vivre.
La joie se mêlait à la prudence
Bien sûr, des centaines de milliers de Gazaouis ont perdu leurs amis, leurs proches, leurs familles, leurs enfants, leurs parents. Mais même avec ces pertes immenses, le fait de rester en vie, d’échapper pour l’instant au rouleau compresseur israélien qui nous pousse vers le Sud, c’est un grand exploit pour la population de Gaza. J’ai essayé d’envoyer des messages au plus grand nombre de personnes possible, malgré la mauvaise connexion. Je voulais partager la nouvelle. Tout le monde l’attendait, pas seulement à Gaza, mais dans le monde entier. Tous ceux qui veulent la justice pour le peuple palestinien.
Je n’ai pas pu me rendormir, évidemment, et la journée a été longue. Comme je savais que j’allais être sollicité par de nombreux médias, j’ai pris la route pour Deir El-Balah, où se trouve la Maison de la presse. C’était la première fois que j’y retournais depuis mon retour à mon appartement de Gaza-ville.
J’ai repris une « bétaillère », cette charrette tirée par une voiture à bout de souffle. Comme je le faisais à l’époque, j’ai pris le pouls de l’opinion en écoutant les conversations des voyageurs qui s’y entassaient. Évidemment, tout le monde ne parlait que du cessez-le-feu. La joie se mêlait à beaucoup de prudence. « Ce n’est pas encore fait », disait un passager. Les autres approuvaient. Nous n’oublions pas les mauvaises expériences. Le cessez-le-feu de janvier, conclu, déjà, sous la pression de Trump, a été violé unilatéralement par Nétanyahou en mars, et le génocide a repris. Plusieurs accords entre le Hamas et les Israéliens ont fait long feu. D’ailleurs, des bombardements ont encore eu lieu pas loin de là où j’habite maintenant, à côté du corridor de Netzarim, à l’entrée de Nusseirat.
Des jeunes disaient ne pas vouloir rentrer tout de suite au Nord. « La dernière fois qu’on a essayé, pendant le dernier cessez-le-feu, on s’est fait bombarder. » Il y avait aussi une dame qui avait dû quitter sa maison de la rue Al-Nafaq, dans la ville de Gaza. Elle était enseignante, son mari travaillait à l’UNRWA. Elle espérait que le cessez-le-feu lui permettrait de rentrer chez elle, « mais je ne sais pas si ma maison est toujours debout ». Son quartier, Cheikh Radwan, a été la cible de ces énormes bombes roulantes, de vieux blindés téléguidés et bourrés d’explosifs. Elle a essayé de vérifier sur des images satellites, qu’on peut consulter sur le net, mais elle n’a pas réussi à voir sa maison, et elle n’a pas plus d’informaions. Elle espère la fin de la guerre à cause de l’épuisement moral, mais aussi financier. Son mari gagne 1 700 dolllars à l’UNRWA, un bon salaire à Gaza. « Mais on n’en touche que la moitié, à cause des changeurs. » Le salaire de son mari est versé sur son compte à Ramallah. Mais comme je l’ai déjà raconté, l’argent liquide est rare ici. Les banques ont fermé et seuls les « changeurs », en cheville avec les banques de Ramallah, disposent de cash. On leur vire une somme, et pour verser le liquide ils prennent une commission de 35 à 50 %, suivant les périodes. L’enseignante voudrait trouver un logement à louer à Nusseirat, mais les propriétaires demandent de payer le loyer en liquide. Le couple a du mal à acheter des fruits pour ses enfants et ses petits-enfants. Alors elle peste contre les « profiteurs de la guerre ».
Une autre dimension de tristesse
Un autre passager de la bétaillère, un jeune commerçant, s’est senti visé et a voulu se défendre. Il vend des produits d’hygiène, dont des couches pour les bébés. Dernièrement, on en a vu entrer pour la première fois depuis longtemps, mais à des prix très élevés. Il en a gardé une partie pour sa fille, malgré le prix. Il regrette que des centaines de milliers de personnes ne puissent pas se les offrir.
Mais on n’est pas des profiteurs On achète la marchandise par transfert bancaire, et on vend aussi par transfert bancaire.. Pour faire entrer la marchandise — quand les terminaux sont ouverts —, cela coûte beaucoup d’argent. Il faut payer le grossiste, et les équipes de protection des camions, sinon ils sont pillés… Voilà pourquoi la marchandise est chère. Je faisais de meilleurs bénéfices avant la guerre, quand je vendais à des prix normaux, parce que j’avais beaucoup de clients.
Ainsi allaient les conversations dans la bétaillère, entre protestations contre le manque de tout et espoirs ténus de retour à la normale. Un groupe de jeunes se demandait si leurs cousins étaient toujours en vie, ou bien morts sous les décombres. Ils sont restés dans la ville de Gaza malgré l’ordre d’évacuation récent. Pas de nouvelles depuis. Les jeunes attendaient le cessez le feu pour aller voir. « Et s’ils sont morts, on les enterrera dignement. » Ainsi va la mort à Gaza.
Il faudra plus qu’un cessez-le-feu pour dissiper l’incertitude qui nous mine depuis deux ans. L’incertitude des bombardements, des déplacements, du siège, d’avoir de quoi se nourrir ou non. Nous ne pouvons plus penser, ni prendre de décisions. Et puis même si ce cessez-le-feu est réel, on basculera dans une autre dimension de tristesse.
Une deuxième guerre que nous allons affronter
Gaza ne va pas panser les plaies, elle va les rouvrir. Nous réenterrerons nos morts qui sont sous les décombres, nous reverrons nos maisons qui ont été détruites avec tous nos souvenirs, tous nos amis, toute notre vie.
C’est une deuxième guerre que nous allons affronter. Mais toujours dans l’incertitude. Nétanyahou pourra violer le cessez-le-feu ou l’accord à tout moment. Quand je suis arrivé au bureau, j’ai fait plusieurs interventions pour des radios et des télévisions. Je me suis retrouvé avec d’autres invités, une en Israël, un autre à Paris, qui disait qu’il fallait stopper le terrorisme du Hamas, que tout cela c’était à cause du Hamas, que tout avait commencé le 7 octobre 2023. Toujours la même chose : quand on est israélien, on voit les choses à l’envers. On ne voit pas qu’on est l’occupant, on ne voit pas qu’on a pris la terre des autres. On ne voit pas qu’on est en train de continuer à s’étendre et de prendre les terres des autres. On ne voit pas qu’on est en train de torturer les autres, de bombarder les autres. J’ai parlé de génocide, ça n’a pas plu. J’ai ajouté :
Ce que nous voulons, nous Palestiniens, c’est la justice. La justice est définie par le droit international. Les Nations unies ont dit qu’un génocide avait lieu. La Cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt contre Nétanyahou pour crime de guerre et crime contre l’humanité. Les résolutions de l’ONU disent que les Palestiniens ont droit à l’autodétermination et à un État dans les frontières de 1967.
Un des invités a répondu : « Ce journaliste qui parle de Gaza, parle du terrorisme d’État d’Israël, mais ne parle pas du terrorisme de l’Autorité palestinienne. Il ne parle pas de la deuxième Intifada. » J’étais un peu étonné. S’agissait-il d’ignorance ou de naïveté ?
La victime n’aurait donc pas le droit de se défendre ? On ne devrait pas utiliser les armes quand on est occupé ? On ne devrait pas utiliser le droit international ? Il faudrait seulement se taire et écouter ce que dit le plus fort ? Si c’est de la naïveté, il devrait parler aux victimes pour voir la réalité : qu’ils sont des occupants et nous les occupés, qu’ils sont en train de prendre notre territoire et que le monde entier qualifie d’occupation la présence israélienne dans les territoires palestiniens. Que la plupart des pays ne reconnaissent pas l’annexion de Jérusalem. Quant au « plan Trump », son application reste floue.
Pour l’instant, tout ce que veut la population palestinienne, c’est que le génocide s’arrête une fois pour toutes. Rien n’est moins sûr. Je crains la réaction de Trump maintenant qu’il n’a pas reçu le prix Nobel de la paix. J’ai peur qu’il dise en substance : « Je n’ai pas eu mon prix, alors Nétanyahou peut finalement recommencer et aller jusqu’au bout. » Avec ce personnage, tout est possible. Et tout cela ajoute à l’incertitude.
Tout le monde parle des otages israéliens et des deux mille prisonniers palestiniens qui vont être libérés. Mais on oublie trop souvent qu’il y a des dizaines de milliers de Palestiniens torturés et soumis à des conditions de détention jamais vues dans les prisons israéliennes. Tout le monde sait ce qu’il se passe dans la prison de Sde Teiman, mais peu de médias en parlent.
Pour l’instant, je le répète, il faut que le génocide s’arrête et que le projet israélien de déporter les Palestiniens de Gaza tombe à l’eau. La population de Gaza va rester à Gaza, en Palestine. Et il y aura toujours une Palestine.
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