Journal de bord de Gaza 86

« Je voudrais vous parler du journaliste Ahmed Mansour »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Khan Younès, le 8 avril 2025. Des personnes en deuil se recueillent devant le corps du journaliste Ahmed Mansour dans le complexe médical Nasser
AFP

Jeudi 10 avril.

Aujourd’hui, je voudrais vous parler du journaliste Ahmed Mansour. Vous avez sans doute vu l’image atroce de ce journaliste palestinien de Gaza, assis sur une chaise où il brûlait vif dans un bombardement israélien. Ce bombardement a visé la tente où il se trouvait, avec d’autres journalistes. Il y a eu trois morts en tout. Deux journalistes, Ahmed Mansour et Helmi Al-Fakaawi, et un homme qui se trouvait à proximité. Neuf autres journalistes ont été blessés, certains grièvement… Et cette image a fait le tour du monde. Ce n’est pas la première fois que les Israéliens utilisent ce genre d’armes incendiaires. On avait déjà vu des images de gens calcinés après un bombardement.

Quant aux journalistes, plus de deux cents d’entre eux ont été tués par l’armée israélienne depuis le début de la guerre, selon l’ONG Reporters sans frontières. Certains ont été tués avec toute leur famille. Parfois, ce sont leurs familles qui ont été assassinées, comme cela s’est passé pour Wael Al-Dahdouh, le correspondant de la chaîne Al-Jazira, qui a perdu de nombreux proches dans des frappes ciblées. Malheureusement, beaucoup de médias étrangers traitent cette guerre contre le journalisme en adoptant plus ou moins la vision israélienne. Comme ceux qui ont mis en avant, dans leurs titres, qu’Ahmed appartenait à un « média affilié au Djihad islamique, considéré comme terroriste par de nombreux pays ».

C’est vrai, et à la fois ce n’est pas vrai. Oui, Ahmed travaillait pour Falastin Al-youm, (« Palestine Today » — « Palestine aujourd’hui ») depuis la fin de ses études de journalisme, il y a dix ans. Oui, ce média est lié au mouvement du Djihad islamique. Mais d’après ses amis, Ahmed était l’un de ces nombreux journalistes qui ne partagent pas l’idéologie de leur employeur, Fatah, Hamas ou autres. Pour faire leur travail, ils n’ont guère d’autre solution, la plupart des médias de Gaza dépendent plus ou moins d’un mouvement politique.

« Il avait peur de finir comme eux »

Ahmed Mansour était marié et père de trois enfants. Il avait vécu les mêmes souffrances que tous les Gazaouis. Lui, ses parents et toute sa famille ont été déplacés plusieurs fois. Sa famille est de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, et ils avaient fini par vivre sous une tente dans la zone d’Al-Mawasi, que l’armée d’occupation présente comme une « zone humanitaire sûre » tout en la bombardant régulièrement. Lui, il a voulu rester sur le terrain, dans la région de Khan Younès, avec d’autres confrères.

Plusieurs sont morts sous la même tente, à côté de l’hôpital Nasser. Ils s’étaient regroupés là pour une bonne raison : beaucoup de journalistes se positionnent à côté des hôpitaux, parce que c’est là qu’ils trouvent l’information. Quand ils voient les blessés arriver, ils peuvent demander aux ambulanciers où le bombardement a eu lieu, combien il y a de morts, etc., et tenter d’aller ensuite sur place. Cela se passe ainsi près de tous les hôpitaux qui fonctionnent encore plus ou moins dans la bande de Gaza comme l’hôpital Al-Shifa, l’hôpital indonésien, l’hôpital Al-Maamadani, l’Hôpital baptiste3, au nord, l’hôpital Al-Aqsa à Deir El-Balah… Ces regroupements sont connus des Israéliens. Tout comme les véhicules professionnels des médias, tels que ce van SNG (Satellite News Gathering)4 surmonté d’une grosse antenne et d’une parabole, utilisé pour les directs par la chaîne Al-Quds al-Youm Al-Quds Today » — « Jérusalem aujourd’hui »), qui a été pris pour cible par un missile le 26 janvier dernier devant l’hôpital Al-Awda.

Ses occupants sont morts brûlés. Ahmed Mansour s’était rendu sur place. D’après ses amis, il était accablé. Il se demandait comment ils étaient morts, comment ils avaient vécu cet instant, ce qu’ils avaient souffert. Il le disait, il avait peur de finir comme eux.

« Je pense souvent à Pierre Brossolette »

Ce qui me rend triste, c’est cette façon de prendre le point de vue israélien pour traiter de ce qu’il se passe à Gaza. D’adopter la vision du plus fort. Nous sommes sous occupation. L’occupant traite les occupés de « terroristes ». N’importe quelle personne occupée est un terroriste. Le Hamas ? Des terroristes. Le Fatah, le parti fondé par Yasser Arafat ? Des terroristes. Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne et de l’État palestinien ? Un terroriste. Toute personne qui dénonce l’occupation ? Un terroriste.

Les journalistes français qui répercutent ce mot devraient se rappeler que la France a connu l’occupation, et que les Allemands et le gouvernement collaborateur justifiaient leurs crimes en désignant leurs victimes comme des terroristes. Les résistants étaient des terroristes. Les journalistes étaient des terroristes. Aujourd’hui, ce sont des héros, car ils ont dénoncé les massacres de l’occupant et de ses complices et œuvré à la Libération. Parmi eux, il y avait des journalistes. Je pense souvent à Pierre Brossolette, aujourd’hui au Panthéon. Bien sûr, les circonstances et les personnalités étaient différentes, mais il était journaliste, comme Ahmed Mansour. Lui aussi, il était appelé « terroriste ». Tous deux ont vécu sous l’occupation, ont assisté aux massacres et aux bombardements. Brossolette était un haut dirigeant de la Résistance, mais il a aussi écrit dans des journaux clandestins et parlé à de nombreuses reprises au micro de la BBC. Tous deux sont morts. Pierre Brossolette, arrêté, s’est suicidé pour ne pas parler sous la torture.

C’était un Européen, donc un héros. Ahmed Mansour était Palestinien, donc il gravitait forcément autour d’un mouvement « terroriste ». Tout ce qui est palestinien doit être diabolisé. Quand on est occupé, il est normal de résister, par les actes ou la parole. Je ne comprends pas ce double standard, alors que les deux peuples ont connu l’occupation. Peut-être parce que, nous, on ne nous considère pas comme des êtres humains. Peut-être, comme je le dis souvent, parce qu’on n’a pas les yeux bleus et les cheveux blonds. Mais je crois que défendre sa patrie, c’est le droit de toute personne qui connaît le goût amer de l’occupation. Honorer Brossolette tout en condamnant Mansour, c’est renier l’héritage universel de la résistance à l’oppression. Le courage ne change pas de nature selon la géographie ou l’identité du résistant. Ce qui change, c’est le regard que l’on choisit de porter.

« Nous finissons toujours par être des victimes coupables »

Tuer des journalistes de façon atroce, c’est un peu toléré, il ne faut pas en faire un grand scandale, parce qu’ils sont « proches des groupes terroristes ». Je ne parle pas de tous les journalistes occidentaux, je sais qu’il y en a qui font leur travail de façon professionnelle. Mais il y en a trop qui adoptent la vision israélienne. Imaginons qu’un journaliste ukrainien soit tué de la même façon, ciblé par les Russes à cause de son métier. On l’aurait qualifié de « proche d’un mouvement terroriste » ? Nous, les Palestiniens, nous finissons toujours par être des victimes coupables. Beaucoup de médias participent à cette inversion des rôles. La victime devient le bourreau, le bourreau devient la victime, l’occupant devient occupé et l’occupé devient l’occupant.

Mais les menteurs seront jugés par l’histoire. Un jour, Ahmed Mansour et beaucoup de ses confrères seront dans un Panthéon. Ils seront honorés comme héros par les mêmes journalistes occidentaux qui les ont accusés de travailler pour des « médias terroristes ». Ils comprendront que la justice et les normes de l’humanité n’ont ni géographie ni couleur. On honorera ces journalistes qui sont en train de mourir les uns après les autres parce qu’ils parlent de la réalité, qu’ils transmettent les images des massacres. L’occupant ne veut pas de témoin, il ne veut pas que les massacres et les boucheries soient retransmis dans le monde entier. On tue les messagers, puis on les diabolise.

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L'image représente la couverture d'un livre intitulé "Journal de bord de Gaza" de Rami Abou Jamous. Au-dessus du titre, on trouve l'indication "Prix Bayeux 2024". La couverture illustre des silhouettes de bâtiments, avec une représentation graphique qui suggère un paysage urbain. Il y a également des éléments visuels, comme une flamme, qui ajoutent une dimension symbolique au contenu. En bas, une figure semble assise, renforçant le caractère personnel et poignant du récit. Le tout est présenté avec un design minimaliste et des couleurs sombres.

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia

1NDLR. Connu aussi sous le nom d’hôpital Al-Ahli.

2NDLR. Véhicule autonome de journalisme électronique-numérique de liaison satellite ou TNT/DVB-T.

3NDLR. Connu aussi sous le nom d’hôpital Al-Ahli.

4NDLR. Véhicule autonome de journalisme électronique-numérique de liaison satellite ou TNT/DVB-T.

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