Ankara et Moscou face à l’Occident

L’« eurasisme » fondement du rapprochement russo-turc

Abandonnée par ses alliés occidentaux dans l’imbroglio syrien et rejetée par l’Union européenne, la Turquie cherche sa place dans le monde. Elle se tourne du côté de la Russie, son ennemie ou faux amie de toujours. Pour Recep Tayyip Erdoğan, l’eurasisme n’est pas un choix, plutôt un dernier recours.

Visite de Vladimir Poutine à Ankara, 3 avril 2018
kremlin.ru

En Turquie, les débats sur la place du pays dans le monde se sont longtemps polarisés sur trois axes : le monde arabo-musulman au sud (panislamisme), l’Europe à l’ouest (occidentalisme) et le monde turcique à l’est (panturquisme). Toutefois, depuis la fin de la guerre froide, on assiste à l’émergence d’un quatrième courant, l’eurasisme — Avrasyacilik en turc — qui promeut le rapprochement entre la Turquie et la Russie où il rencontre aussi un écho.

Car, agitée par un sentiment de frustration devant la prééminence de l’Occident sur la scène internationale, la Russie questionne également sa place dans le monde. Le débat oppose les slavophiles, qui voient la religion orthodoxe comme le pivot, les pro-Européens, et enfin les eurasistes, des nationalistes qui ambitionnent de faire de la Russie le chef de file d’un vaste espace de résistance à la prééminence de l’Occident.

Cette idée de réaction face à un Occident menaçant est cruciale si l’on veut comprendre l’eurasisme en Russie et en Turquie. Cette dernière en effet, bien que membre de l’OTAN, subit de plein fouet le pragmatisme court-termiste de ses alliés européens et américains dans la crise syrienne et moyen-orientale.

Dans tous les partis

En Turquie, l’eurasisme apparaît nettement à la fin de la guerre froide. Il est aujourd’hui représenté par le Vatan Partisi (Parti de la Nation) de Dogu Perinçek, qui ne dépasse pas les 2 % aux élections, mais compte de plus en plus d’adeptes dans la haute hiérarchie militaire et chez un certain nombre d’intellectuels. Hostiles à l’Occident, ils accusent notamment les Européens d’avoir, dans le processus de négociation de l’adhésion turque à l’Union européenne (UE), dénaturé leur pays et encouragé la montée de l’islamisme et du nationalisme kurde, les deux « fléaux » qui, selon eux, menacent les fondements du pays. En outre, dans chaque parti, on trouve des tendances plus ou moins significatives préconisant un changement de cap au profit de la Russie.

L’essor d’un tel discours en Turquie surprend, car l’histoire de l’empire ottoman est marquée par une longue litanie de guerres sanglantes livrées contre la Russie, jusqu’à son démembrement facilité par les conquêtes russes. Aussi, pendant longtemps l’image du Russe, très péjorativement traité de « Moskoff », est restée très négative. Dans le prolongement, l’Union soviétique, dominatrice et colonisatrice de peuples turcs dans le Caucase et en Asie centrale a elle aussi été très mal perçue pendant la guerre froide alors que la Turquie était un allié loyal du bloc de l’Ouest contre celui de l’Est. C’est pourtant à la fin de la guerre froide qu’émerge le courant eurasiste.

Un cheminement logique

Le parcours d’Attila Ilhan (1925-2005), intellectuel qui compte parmi ses promoteurs les plus influents permet de comprendre cette évolution d’une partie de l’opinion publique turque. Romancier, chroniqueur grand public, ce poète charismatique peut être qualifié de kémaliste de gauche. Comme toute la gauche turque, il se sent un peu orphelin quand l’Union soviétique se dissout en 1990, et très embarrassé par l’excessif ancrage de la Turquie à l’Occident. Face à cela, avec d’autres eurosceptiques de Turquie motivés par les idéaux nationalistes, communistes ou islamistes, il anime le courant eurasiste qui prône un rapprochement avec la Russie. Avec d’autres penseurs, il réinterprète le passé de la jeune République turque ; il rappelle que Mustafa Kemal (Atatürk ) et Vladimir Ilitch Lénine étaient idéologiquement très proches dans leur combat contre l’impérialisme des puissances occidentales qui aspiraient à dominer, voire morceler les empires russe et ottoman, puis leurs héritières, l’Union soviétique et la jeune Turquie républicaine. Pour lui, le socialisme de Lénine et le kémalisme d’Atatürk étaient alors compatibles et auraient pu former une alliance contre l’Occident dominateur.

Dans ses travaux, Attila Ilhan établit un parallèle entre la révolution trahie en Union soviétique par l’avènement de Joseph Staline et la façon dont en Turquie les idéaux d’Atatürk ont été trahis par son successeur, Ismet Inönü. Autre point crucial dans la pensée d’Attila Ilhan : bien qu’opposé au panturquisme, il va faire connaître les idées d’intellectuels turco-musulmans de l’empire russe et de l’Union soviétique, parmi lesquels Sultan Galiyev qui travailla à la symbiose entre communisme et islam et préconisa une révolution mondiale menée par l’Union soviétique, fondée sur la lutte pour la libération des peuples musulmans soumis à l’impérialisme des pays occidentaux, France et Royaume-Uni notamment.

Le revirement d’Erdoğan

Avec l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) islamo-conservateur en 2002, l’eurasisme perd de l’influence face aux idées libérales pro-européennes prônées par Recep Tayyip Erdoğan durant ses premières années au pouvoir, entre 2002 et 2010. L’AKP ambitionnait alors de faire de la Turquie un pôle indépendant doté de la sphère d’influence de l’ancien empire ottoman. Ainsi, entre 2002 et 2010, la Turquie progresse rapidement dans son dossier d’adhésion à l’UE, tout en soignant ses relations avec les États-Unis, dont le président Barack Obama loue l’exemple pour le monde musulman.

Parallèlement, les procès Ergenekon et Balyoz en 2007 et 2008, qui mettaient en cause des cadres de l’armée soupçonnés de préparer un coup d’État, visaient des cercles militaires et des hauts fonctionnaires proches des thèses eurasiennes, des nationalistes et des eurosceptiques. Or, si ces purges ont porté un coup dur au courant eurasien, elles ne l’ont pas éliminé. De façon diffuse, à partir sans doute de 2011, quand le processus d’adhésion à l’UE se grippe ou quand éclate la crise syrienne, l’eurasisme fait un retour en force. On assiste en même temps à un spectaculaire rapprochement entre la Turquie et la Russie. Depuis le milieu du confit syrien, la Turquie entretient un meilleur dialogue avec Moscou qu’avec ses propres alliés occidentaux. Les liens économiques bilatéraux ne cessent de se consolider et Ankara pousse la coopération militaire avec la Russie jusqu’à envisager d’acheter des missiles S 4000 russes, initiative peu compatible avec son appartenance à l’OTAN. Comment alors expliquer ce rapprochement qui marque une incontestable avancée pour les eurasistes turcs et russes ?

Un changement de doctrine

Depuis quelques années, malgré l’apparente suprématie de l’AKP, le pouvoir politique s’articule dans une coalition très hétérogène. Outre l’alliance officielle entre l’AKP et le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite, divers groupes — y compris de gauche — connus pour leur hostilité à l’Occident soutiennent le gouvernement qui mène une politique mêlant islamisme et nationalisme. Cette cohabitation incongrue entre des forces ethno-nationalistes et socialistes habituellement rivales, qu’on a pu voir en Russie avec Guennadi Ziouganov ou en Yougoslavie avec Slobodan Milošević est inédite en Turquie. Pour expliquer ce paradoxe, il faut s’intéresser à l’évolution du contexte sécuritaire au Proche-Orient et en Turquie.

Durant ses deux premiers mandats, entre 2002 et 2011, Erdoğan s’est montré pro-européen, réformateur, libéral, et a fait voter de multiples lois pour améliorer le sort des minorités, des exclus et marginalisés du système politique turc. Il est alors en bons termes avec les libéraux pro-européens et pro-occidentaux qui soutiennent son projet. Aujourd’hui, par absence d’alternative en matière de sécurité, ou par pragmatisme géopolitique, les nationalistes de Devlet Bahçeli (MHP) le portent dans leur cœur, tout comme le Vatan Partisi de Dogu Perinçek, chef de file du courant eurasien. Alors que son pouvoir actuel repose en partie sur la bonne entente avec les cercles militaires hostiles à l’Occident, Recep Tayyip Erdoğan n’a aucune sympathie pour tous ces courants qui sont devenus ses alliés. Dès lors, il faut s’interroger sur les bouleversements politiques et géopolitiques en Turquie et dans la région qui expliquent en grande partie la conversion d’Erdoğan à l’eurasisme. Car il s’agit bien d’un changement de doctrine, plus que d’une montée en puissance du courant eurasien. Par seul opportunisme ?

Dans la crise syrienne

La crise syrienne est un phénomène majeur concourant à l’essor de l’eurasisme en Turquie. Au début, le pouvoir était certain de réussir à convaincre le régime syrien d’engager les réformes demandées par la rue. Plus de six mois durant, jusqu’à l’automne 2011, c’est la logique du dialogue et de la diplomatie que privilégia Ankara. Le régime syrien, s’enfonçant dans la répression sanglante, força la rupture diplomatique, poussant la Turquie, avec nombre de pays arabes et surtout avec ses partenaires occidentaux, à exiger officiellement le départ de Bachar al Assad. Jusqu’en juillet 2013, la coalition turco-arabo-occidentale n’exclut pas le recours à la force contre le régime de Damas pour faire cesser les violences, stabiliser le pays et entamer la transition. Elle se heurte cependant au refus catégorique de Moscou qui affiche un soutien massif et indéfectible au clan Assad.

Or, à partir de juillet 2013, des dissensions se font sentir dans la coalition de ceux qui œuvraient pour le départ de Bachar Al-Assad. Malgré des effets d’annonce, les États-Unis manquent à leur parole quand le régime syrien franchit la fameuse « ligne rouge » en utilisant des armes chimiques. L’indifférence et l’immobilisme des Occidentaux créent alors une grande frustration en Turquie, alors que le pays accueille de facto des millions de réfugiés et que sa longue frontière est sensible à ce facteur de déstabilisation. Du point de vue turc, le pays a été contraint de rejoindre la coalition opposée à Assad, et s’est retrouvé en première ligne et désormais abandonné par ses alliés pour en gérer seul les conséquences. D’autant plus qu’à partir de l’été 2013, le conflit syrien dégénère et engendre deux phénomènes qui ne vont que s’amplifier : l’émergence du facteur kurde et la montée en puissance de l’organisation de l’État islamique (OEI) qui participent à creuser l’écart entre la Turquie et l’Occident. Sur l’échiquier politique turc, cela contribue au recul des occidentalistes au profit des eurasistes.

La révolution du Rojava et le mépris de l’Occident

Pour la Turquie, plus que le phénomène OEI, c’est la révolution kurde dite de Rojava qui a été perçue comme la menace la plus directe pour sa sécurité. En effet, deux faits liés à la question kurde ont alimenté la réaction de la Turquie. Dans un premier temps, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, considéré par le pouvoir comme groupe terroriste, actif depuis toujours en Syrie, a imposé son contrôle sur toutes les mouvances kurdes de Syrie. Bien que tentés au départ par la participation à la révolution syrienne contre Bachar, les Kurdes de Syrie ont été forcés par le PKK d’adopter une posture hostile à la Turquie. Dans un deuxième temps, au fur et à mesure de l’aggravation du conflit syrien, et de la montée en puissance des forces kurdes en Syrie, le PKK a rompu la trêve, déjà fragile, avec l’État turc, lui-même de moins en moins intéressé par cette trêve.

À l’inverse, en Occident, ce mouvement national kurde de Syrie a été perçu, malgré sa soumission au PKK et au mépris des préoccupations du partenaire turc, comme un allié de terrain privilégié contre le terrorisme de l’OEI. D’où le soutien massif des pays occidentaux, notamment des États-Unis, aux milices kurdes. Cette alliance sur le terrain syrien entre le PKK et les Occidentaux a eu pour effet immédiat de crisper davantage la Turquie, contre laquelle s’est retournée une partie des armes livrées par les Américains aux forces kurdes en Syrie. En choisissant cette alliance, l’OTAN a contribué à faire basculer la Turquie. Petit à petit, l’establishment sécuritaire turc perçoit la Russie comme moins menaçante que l’Occident, ce qui favorise le nouvel essor de l’eurasisme en Turquie. Outre les soubresauts de la politique extérieure turque, la doctrine eurasienne va également être favorisée par l’évolution de la politique intérieure turque.

La nébuleuse de Fethullah Gülen

En effet, aux menaces extérieures, s’ajoute la gangrène intérieure que représente pour le pouvoir la mouvance islamiste de Fethullah Gülen, nébuleuse aussi secrète que puissante, aussi anatolienne que transnationale. L’alliance tacite avec Erdoğan, qui reposait sur la protection de la mouvance par le pouvoir en échange d’une légitimation de ce dernier, subit une première brèche en février 2012. À cette époque, la mouvance de Gülen, infiltrée dans les structures de l’État — notamment les forces de sécurité — s’oppose à l’initiative d’Erdoğan de mener des discussions secrètes avec les cadres du PKK afin de trouver une solution au problème kurde. Des procureurs proches de Gülen lancent un mandat d’arrêt contre l’homme fort d’Erdoğan, Hakan Fidan, chef des services de renseignement turc, qui avait supervisé ces discussions. Dès lors, Gülen n’a de cesse de s’affirmer comme une force politique incontournable et garde-fou contre le pouvoir d’Erdoğan. En décembre 2013, pour le faire trébucher la mouvance guléniste révèle les affaires de corruption touchant l’entourage d’Erdoğan. Le scandale échoue encore à faire tomber le gouvernement AKP. Trois ans plus tard, en juillet 2016, malgré les purges, la mouvance de Gülen participe à une tentative de coup d’État. Un putsch raté qui favorise l’essor du courant eurasien à deux égards. En premier lieu, dès l’annonce et la mise en échec du putsch, le pouvoir désigne la mouvance de Gülen comme étant l’instigatrice. Ce à quoi Gülen réplique que c’est Erdoğan lui-même qui a orchestré ce coup pour mieux se débarrasser de toute forme d’opposition. Nous manquons de recul et de données pour distinguer le faux du vrai, mais il apparait que l’implication des gulénistes dans le putsch est indéniable, et que sa mise en accusation a aiguisé des sentiments anti-américains et servi le courant eurasiste.

Moscou solidaire

En effet, il faut également préciser que, vivant en exil et très actif aux États-Unis depuis 1999, Fethullah Gülen, apparaît comme un suppôt de l’Amérique. Depuis que les relations bilatérales s’étaient tendues, Gülen semblait avoir choisi son camp et critiquait ouvertement la dérive autoritaire d’Erdoğan via ses nombreux réseaux installés aux États-Unis. Par ailleurs, ses prêches, discours et livres de jeunesse sont truffés de références hostiles au rapprochement avec l’Iran et la Russie, associée dans l’inconscient turc au communisme que Gülen a toujours combattu. Enfin, dans les années 2010, toutes les écoles de Gülen actives en Russie avaient été fermées sur ordre de Poutine qui jugeait d’un mauvais œil ce tropisme américain.

Dernier élément, et pas des moindres, qui précipite cette bascule géopolitique vers l’Eurasie : l’Iran et la Russie ont très rapidement condamné la tentative de putsch de l’été 2016, montrant une solidarité sans ambigüité envers le pouvoir, du côté de l’Occident, les prises de position des supposés alliés, n’ont pas exprimé la compassion et la solidarité qu’attendaient les Turcs, qu’ils fussent pro- ou anti- Erdoğan, poussant ainsi indirectement la Turquie vers l’Eurasie.

Un avenir imprévisible

Dans le contexte politique régional instable et imprévisible, il reste difficile de s’exprimer sur l’avenir et la solidité de l’eurasisme en Turquie, mais on peut s’autoriser deux remarques. Son essor actuel en Turquie n’est pas tant le fait de la force de la doctrine, que de la crise profonde dans laquelle se trouve la relation turco-occidentale. La permanence d’un fort sentiment anti-occidental s’est renforcée à la faveur de la conjoncture intérieure et régionale. De plus, elle traverse les clivages politiques.

Enfin, le durcissement du pouvoir politique à Ankara, reflet d’une tendance mondiale, s’inscrit dans la durée, n’offre aucune perspective de normalisation à court terme avec l’Occident, et ouvre un boulevard à Poutine pour ancrer et consolider son influence au Proche-Orient, dont la Turquie demeure un pays pivot essentiel.

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