La télévision yéménite en temps de ramadan

Un miroir de la guerre · La portée politique des désormais traditionnelles séries et émissions télévisées de ramadan dans le monde arabe n’est plus à démontrer. Quelques instants après la rupture du jeûne, le rendez-vous est partout institué. Dans le contexte de la guerre au Yémen, ces productions croisent le fer, devenant des canaux d’autodérision et de nostalgie, mais aussi des armes de propagande redoutables en faveur de la confessionnalisation de la société.

L’émission « Aks Khat » (Le contrevenant) de Muhammad Al-Rubu

Dans un paysage médiatique aussi polarisé que le sont la politique et le terrain militaire, les émissions — en particulier humoristiques — proposées au public yéménite depuis le début du ramadan 2019 sont rarement neutres. Elles s’inscrivent volontiers dans une stratégie belliqueuse qui s’insère directement dans les logiques portées et financées par les puissances régionales. Ces séries permettent de prendre la température d’un Yémen en surchauffe, traversé par des lignes de tensions extrêmes.

Entre nostalgie et satire

Depuis quelques années, trois rendez-vous particuliers se sont imposés auprès d’un public avide de divertissement et en manque d’échappatoires. Chacune de ces trois productions est diffusée sur des chaînes privées. La série de Muhammad Qahtan et Salah Al-Wafi, avec la fameuse actrice Sali Hamada, s’intitule cette année Ghurbat al-bun (L’aliénation du café). Cette production mélodramatique traite essentiellement de questions sociales. Diffusée sur Yemen Shabab, une chaîne identifiée comme proche des Frères musulmans et qui émet depuis la Turquie et la Jordanie, la série reste néanmoins peu intéressée par les questions politiques. Fait assez exceptionnel, elle parvient, de ce fait, à être filmée au cours de l’année dans les zones contrôlées par les houthistes. Son succès à travers l’ensemble de la société s’explique sans doute par la capacité des auteurs à développer un regard nostalgique sur le passé du Yémen, ici au début des années 1980. Elle intègre chants traditionnels et danses tribales. Cette vision n’est pas exempte de dimensions politiques, mais elle propose comme idéal une nation unie, au moins sur le plan culturel. Elle dépasse ainsi bien des clivages, y compris entre nord et sud, sunnites et zaydites.

Ghurbat al-bun
Episode 1

L’émission « Aks Khat » (Le contrevenant) de Muhammad Al-Rubu, proche d’Al-Islah, mais considéré comme la voix des Yéménites ordinaires, est plus moderne dans sa forme, inspirée par l’émission satirique égyptienne de Bassem Youssef. Enregistrée à Mareb, elle est elle aussi diffusée sur la chaîne Yemen Shabab et précède Ghurbat al-bun, immédiatement après la rupture du jeûne. L’émission d’Al-Rubu développe pour sa part un contenu politique évident. Sous le format du stand-up de montages vidéos et de chants parodiques, son propos revendique une propension à critiquer l’ensemble des partis. Le premier épisode de cette année ciblait l’exil saoudien du président Abd Rabbo Mansour Hadi et son incapacité à revenir au pays.

« Aks Khat » (Le contrevenant) de Muhammad Al-Rubu, premier épisode

Le deuxième se penchait sur les houthistes et leur idéologie (un thème important s’il en est dans l’humour d’Al-Rubu), le troisième s’amusait du piètre état de la compagnie aérienne nationale Yemenia et le quatrième moquait l’âge avancé du personnel politique. Sa présence à Mareb, c’est-à-dire dans une zone qui a acquis une certaine autonomie, lui permet une indépendance de propos qui sied bien à une population yéménite volontiers désabusée et qui aime manier l’autodérision. Le propos n’est certes pas neutre, génère parfois des controverses, mais chacun reconnait à Al-Rubu une capacité à diversifier les cibles de ses sketchs.

« Aks Khat », deuxième épisode

Ressorts confessionnels

Le troisième rendez-vous télévisé important du mois de ramadan depuis plusieurs saisons est celui qui charrie le plus de contenu politique et génère un débat houleux. L’émission « Ghagha » (Blablateurs) de l’humoriste Muhammad Al-Adhrai, basé en Arabie saoudite, a fait de la caricature des houthistes l’objet central de ses saynètes, les associant directement à l’Iran et au chiisme. Lors des saisons précédentes, Muhammad Al-Adhrai apparaissait fréquemment grimé en mollah, entretenant volontiers la confusion entre le zaydisme duquel se réclament les houthistes et le chiisme duodécimain duquel le zaydisme est pourtant distinct sur le plan du dogme et de l’histoire.

Muhammad Al-Adhrai déguisé en chiite dans l’émission « Ghagha »

L’émission, créée en juin 2016, est diffusée sur la chaîne Suhayl, propriété de Hamid Al-Ahmar. Désormais réfugié à Istanbul, le cheikh Hamid a été une cible importante de l’offensive houthiste à partir de 2014. Il incarnait la collusion entre certaines tribus du nord du Yémen avec les Frères musulmans et les milieux d’affaires. Député du parti Al-Islah et ancien affidé de l’Arabie saoudite, il a été progressivement marginalisé par le nouveau pouvoir saoudien, mais sa chaîne continue à œuvrer en parallèle avec la propagande saoudienne, continuant sans doute à bénéficier de quelques subsides. « Ghagha » est en effet tourné à Riyad. Considérant le contrôle qu’exerce la monarchie des Al-Saoud sur l’espace médiatique dans son pays, il n’est pas exagéré de considérer que la liberté de l’humoriste est ici encadrée et sert une entreprise particulière.

« Al-Adhrai est un front à lui tout seul », écrivait Wameedh Shaker sur sa page Facebook après avoir visionné la dernière vidéo de l’humoriste. Par sa sentence, cette militante libérale, qui ne peut être accusée de sympathie pour les houthistes, soulignait la violence de cet humour, arme aussi efficace, et sans doute aussi problématique, que les multiples fronts armés ouverts contre les rebelles houthistes à travers le pays. En effet, le contenu des premiers épisodes de la saison 4 de « Ghagha » est une charge virulente qui véhicule une variété de stéréotypes contre la catégorie des sada, descendants du Prophète, de laquelle est issue la famille Al-Houthi. « Ghagha » joue sans conteste la carte de la confessionnalisation entre sunnites et chiites, mais aussi entre tribus et sada (aussi appelés Hachémites).

En surjouant les travers supposés de deux sada, assis dans un salon qui complotent en buvant de l’alcool, fumant et mâchant du qat, l’humoriste développe une logique qui n’est pas sans rappeler celle qui préside aux caricatures antisémites. Son propos assimile sans nuance l’ensemble des sada aux houthistes, les renvoyant implicitement à leurs origines extra-yéménites. En effet, dans la généalogie tribale mythique, les hommes de tribus qui composent l’essentiel de la population descendent de la figure de Qahtan, ancêtre des Arabes du sud. Les sada, pour leur part, sont issus de la lignée d’Adnan, ancêtre des Arabes du nord et sont censés ne s’être installés au Yémen qu’après l’avènement de l’islam. En soulignant cette dimension, cette généalogie nie en quelque sorte leur appartenance à la nation yéménite pure. Représentants du parti de l’étranger, les Hachémites seraient dès lors des ennemis de l’intérieur. Pour souligner ce propos, Al-Adhrai, dans un passage chanté, dit notamment : « Ne laissez pas un esclave de l’Iran faire couler le sang d’un peuple qahtanite ».

La logique que porte Muhammad Al-Adhrai s’inspire très directement d’un courant idéologique qui, à la faveur de la guerre, a pris de l’importance au Yémen, rompant explicitement avec une certaine concorde entre les groupes confessionnels et ethniques. L’émission fait écho en effet au mouvement anti-hachémite porté notamment par l’écrivain Sam Al-Ghubari, auteur de al-Qabila al-Hashimiyya. Alf sana min al-dam (La tribu hachémite, mille années de sang). Ce dernier affirme volontiers dans ses nombreuses interventions médiatiques et sur les réseaux sociaux que son combat n’est pas limité à la lutte contre les houthistes, mais s’élargit au rôle des Hachémites, que certains souhaitent littéralement expulser du Yémen. Que la propagande soutenue par l’Arabie saoudite s’appuie sur de telles logiques de confessionnalisation ne surprendra certes pas beaucoup, mais « Ghagha » signale combien les promesses de réforme et de rupture avec le discours (tant politique que religieux) qui encourage les tensions confessionnelles restent illusoires.

Un paysage éclaté

Cette confessionnalisation n’est certes pas uniquement portée par le camp anti-houthiste. Les médias du mouvement rebelle, dont la chaîne Al-Masira ainsi que l’ex-chaîne nationale soufflent eux aussi fréquemment sur les braises des tensions entre chiites et sunnites. Al-Masira a toutefois opté ce ramadan pour une approche qui se veut consensuelle : l’humour avec Bidun ihraj (Sans gêne) utilisant les traditionnelles caméras cachées, la discussion moralisatrice avec Al-Hasal (Le produit) qui met en avant par exemple l’urgence de l’éducation, moquant alors les dysfonctionnements de l’enseignement au Yémen ou invitant à imiter le modèle japonais, et enfin l’histoire avec le mélodrame Hikayat al-jad al-hakim (Les histoires du sage grand-père). Tel n’avait pas été le cas les saisons précédentes avec la série Gharbala (Tri), humoristique, mais dont la trame était directement marquée par le contexte de guerre, s’attaquant notamment aux Saoudiens et à leurs alliés.

Le paysage des productions télévisées pendant le ramadan n’est toutefois pas binaire. À l’opposé du spectre pro-houthiste mais développant un discours hostile aux Frères musulmans, les médias saoudiens se sont invités dans le débat début mai 2019. Sur la chaîne MBC, la militante Tawakkul Karman, prix Nobel de la paix 2011 a fait l’objet dans l’émission « Hyperloop » d’une caricature rapidement considérée comme infâmante, y compris par bien des opposants de l’activiste yéménite, récemment exclue du parti Al-Islah, mais toujours soutien des Frères musulmans. L’excès de sa description en pleurnicheuse avide d’argent (du Qatar !) en vue d’insulter l’Arabie saoudite a pu être décrit comme un « manquement à l’éthique ». Sur les réseaux sociaux, le propos a fréquemment choqué. Dans une société conservatrice et encore marquée par les règles traditionnelles de respect et d’honneur, le fait que Tawakkul Karman soit une femme a sans doute rendu les réactions du public à sa caricature plus épidermiques. Cet épisode signale néanmoins combien l’humour, comme la fiction en général, acquiert en contexte de guerre une dimension particulière, devenant une arme comme un autre, un espace où tous les coups sont permis.

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