À Soueïda, en Syrie, Druzes et Bédouins face à face, côte à côte

L’explosion des tensions entre les deux communautés a provoqué la mort de plus de 1 400 personnes en huit jours et le déplacement de quelque 192 000 personnes. Safi, druze, et Leith, bédouin, ont fui. Deux adolescents nés de part et d’autre d’une fracture ancienne. Pris dans une guerre nourrie par la peur, la marginalisation et les vieilles rancunes.

Des soldats marchent le long d'une route, près de véhicules militaires et d'arbres.
Gouvernorat de Soueïda, le 19 juillet 2025. Les forces de sécurité du gouvernement syrien ont mis en place un poste de contrôle afin d’empêcher les combattants bédouins et tribaux d’atteindre la ville de Soueïda, le long d’une route dans la province de Soueïda, au sud de la Syrie.
Sam HARIRI / AFP

La mâchoire de Safi est déformée. Une balle lui a traversé le visage. Il est druze, âgé de 19 ans, et ne sourit plus que des yeux. Il n’avait qu’un téléphone dans la poche quand on lui a tiré dessus, à bout portant, près de l’hôpital Watan, en plein centre-ville de Soueïda. Son père a été tué le même jour. Leith a 17 ans. Il est bédouin. Marcel blanc, regard d’acier. Il a couru entre les balles avec son oncle pour fuir son village de Chahba, dans le gouvernorat de Soueïda. Six membres de sa famille sont morts. Ces deux récits s’ancrent dans un conflit brutal qui éclate le 13 juillet 2025.

Ce jour-là, à Soueïda, un marchand druze est enlevé par des Bédouins qui avaient installé des barrages sur la route reliant Soueïda à Damas. En représailles, des Bédouins sont kidnappés. En quelques heures, les tensions communautaires tournent à l’affrontement. L’armée syrienne et les forces de sécurité interviennent le 15 juillet. Des tribus bédouines armées, venues de Deraa — capitale de la province rurale et tribale du Haurane — où elles s’étaient rassemblées, entrent dans la ville pour aider leurs « frères opprimés ». Les combats se généralisent. Des civils sont victimes d’exactions. Israël bombarde Damas — aux abords du palais présidentiel, de l’aéroport militaire de Mezzeh et le Sud syrien — « en soutien des milices druzes », exhortant les forces gouvernementales à se retirer de la zone. Ce qu’elles font, et un cessez-le-feu est signé le 21 juillet. Le lendemain, les autorités syriennes annoncent qu’elles vont enquêter sur ces massacres et s’engagent à en punir les auteurs.

Carte de la Syrie, montrant Damas et la région de Soueïda.
Carte de la Syrie

En Syrie, les Druzes représentent environ 3 % de la population. Mais à Soueïda, ils forment 90 % des habitants. Cette minorité religieuse, dont la foi repose sur un syncrétisme entre philosophie grecque, islam et christianisme, est concentrée dans cette province depuis le XIXe siècle. Les Bédouins, qui appartiennent au courant sunnite — majoritaire en Syrie —, représentent 3 % de la population locale. Souvent marginalisés, soupçonnés de sympathie avec la rébellion ou les groupes islamistes, les Bédouins accusent le régime Assad et les milices druzes de les avoir exclus de la société.

Soueïda, refuge de nombreux déplacés sunnites depuis 2011, voyait ses équilibres déjà mis à l’épreuve. En huit jours — plus de 1 400 morts, majoritairement druzes, des maisons brûlées, des familles exilées —, la coexistence a pris feu.

Histoire de Safi, Druze de Soueïda

Passionné de documentaires, Safi, bouille d’étudiant aux yeux marron, avait monté sa petite société de production à Soueïda. Le 16 juillet, il sort chercher du pain pour sa mère et sa sœur. Il entend des cris, voit un tank et un drapeau noir. Peut-être l’Organisation de l’État islamique (OEI) ? Il n’a pas le temps de comprendre.

Trois balles le frappent — au bras, au visage, à la jambe. Il rampe sur 50 mètres au sol puis s’effondre sur le dos. Il se souvient du soleil de ce milieu d’après-midi et de crier. Fort. Les tirs continuent. Un étudiant en médecine le trouve et l’emmène sur un brancard à l’hôpital Watan, à quelques mètres, lui aussi ravagé par les combats. Son père est tué le même jour.

Le quartier d’Al-Qaria, où il vit, est devenu une zone de guerre. Quatre jours après le cessez-le-feu, aux abords de l’hôpital où il est soigné, la brise fait remonter une odeur de mort. Dans l’entrée du bâtiment, du sang séché sur le sol. Les murs sont criblés de balles. Il interrompt les infirmiers venus le soigner pour terminer son récit. « Ils m’ont visé délibérément », insiste-t-il. Quand il évoque le gouvernement qui avait promis de protéger les minorités dans le pays, il parle de « trahison ». Il est retourné chez lui. Sourd d’une oreille, défiguré et incapable de se déplacer seul.

Safi raconte l’histoire qu’on lui a transmise. Il évoque l’année 2000, « les couteaux, les disputes de terres ». Cette année-là, un Bédouin tue un Druze dans un conflit foncier. En représailles, des manifestations éclatent dans Soueïda. Mais ce sont les manifestants druzes qui tombent sous les balles du régime. Ce mitraillage reste un traumatisme fondateur de la méfiance des Druzes envers l’État et de leurs rapports à la communauté bédouine. Safi n’était pas né. Il n’a rien vu. Mais il a fait siennes ces rancœurs : « Depuis ce moment-là, avec les Bédouins, on se dit bonjour. C’est tout. » Après 2011, le fossé s’est creusé.

Deraa a été le foyer de la révolution syrienne, où les premières manifestations éclatent après l’arrestation de jeunes ayant inscrit sur un mur un slogan contre le régime Assad : « Ton tour arrive, Docteur1. » La police syrienne rafle les tagueurs, les retient quarante-cinq jours et leur fait subir sévices et tortures. Pendant ce temps, l’étincelle de Deraa embrase le pays.

Dans les premières années du soulèvement, de nombreux Bédouins ont manifesté, soutenu les déserteurs, parfois rejoint les groupes armés. À Soueïda, les Druzes, eux, sont restés majoritairement neutres au début du conflit. Le régime a fermé les yeux face à la montée des milices locales, en échange d’un calme apparent et en y voyant une possibilité de diviser la population.

Dès 2015, les premières incursions djihadistes apparaissent dans la région. Le 25 juillet 2018, une série d’attaques revendiquées par l’OEI fait plus de 250 morts à Soueïda. Cet épisode ancre chez les Druzes une peur durable des communautés sunnites environnantes. Au cours de la guerre civile syrienne, la population s’arme massivement. Chaque maison druze possède désormais une arme, symbole de défense, d’honneur, de survie.

À Soueïda, la contrebande a prospéré. Le sud de la Syrie est devenu un couloir stratégique pour la drogue de synthèse, le captagon. Ce trafic, vital pour l’économie de guerre du régime Assad, a exacerbé les rivalités locales. Le contrôle des routes, des checkpoints et des cargaisons de drogue a renforcé les milices, toutes communautés confondues — et alimenté la militarisation du territoire.

Après la chute du régime d’Assad le 8 décembre 2024, plusieurs dépôts d’armes ont été pillés dans le Sud. L’heure des vendettas était venue. Safi est convaincu qu’on veut les tuer car druzes : « Ils nous considèrent comme infidèles, pas comme des musulmans. » À Soueïda, un milicien druze affirme, en parlant des Bédouins : « Ils sont sunnites. Ce sont les mêmes que ceux qui ont massacré nos familles. »

Histoire de Leith, Bédouin de Chahba

À 17 kilomètres plus au sud, le lendemain du drame vécu par Safi, les forces de sécurité syriennes et les tribus bédouines se retirent de Soueïda, laissant le champ libre aux représailles. La communauté visée : les Bédouins sunnites, du même courant religieux que le président intérimaire de Syrie, Ahmed Al-Charaa. Les milices druzes encerclent Chahba, quartier mixte jusqu’alors. Des vidéos d’exécutions sommaires visant les Druzes circulent. L’une d’elles montre huit hommes non armés exécutés sur un rond-point du centre-ville. Sur une autre, deux hommes armés crient : « Tu es druze ? », avant d’ouvrir le feu sur un vieil homme dans la rue. Sur d’autres images, des Druzes se font raser la moustache de force, symbole d’honneur dans leur culture. Le 10 août, le média Suwayda 24 diffuse une image de vidéosurveillance datée du 16 juillet, tournée à l’hôpital national de Soueïda. On y voit des hommes en uniforme — dont certains portent les insignes de services de sécurité intérieure ou de la défense — abattre un secouriste bénévole dans un couloir. Ces images renforcent l’hypothèse d’une implication directe des forces liées au gouvernement dans les violences visant des civils, principalement druzes.

À mesure que la communauté druze compte ses morts, la colère monte — et se retourne contre les civils bédouins. Leith parle de miliciens druzes lourdement armés postés dans un immeuble qui surplombe le quartier, derrière sa maison. « Ils nous ont dit : “Vous avez deux heures pour évacuer.” Mais vingt minutes plus tard, ils ont commencé à tirer. » Leith supplie son père de fuir. Il refuse : « Je ne quitterai pas la maison où nous avons grandi. Va. Si je meurs, que Dieu te garde en vie. » Avec son oncle, Leith grimpe à l’arrière d’une moto. Les balles sifflent. Il sent son cœur battre. Fort. Dans sa fuite, il voit une femme enceinte tuée. Son fils à ses côtés, démembré. Lui et son oncle se cachent dans les champs pendant six heures, avec des femmes, des enfants.

Quand il revient chez lui, quelques jours plus tard, Chahba est méconnaissable. Du sang dans les rues. Une chaussure au sol devant la mosquée. Une femme crie : « C’est celle de mon mari ! » Leith est emmené pour identifier des corps. Le premier : un jeune de son quartier qui s’est marié une semaine plus tôt. Puis sa grand-mère, 95 ans. Son oncle. Sa tante. Leurs enfants de 7 et 15 ans. Encore une tante. Six membres de sa famille. Il apprend que sa mère, son père et ses frères ont survécu.

Quelques jours plus tard, à la suite du cessez-le-feu déclaré le 21 juillet sous l’égide des États-Unis, l’armée organise l’évacuation de 1 500 familles bédouines. À Izra, dans la province voisine de Deraa — à 90 % sunnite —, les réfugiés bédouins sont accueillis avec des tirs de joie. Mais Leith ne célèbre rien. « On quittait notre terre comme si elle ne nous appartenait plus. »

Leith se souvient. « Quand il n’y avait plus de pain, pendant la guerre, les Druzes recevaient des rations du régime Assad. Nous, on nous envoyait ce qu’il restait. » Il parle sans s’animer, comme on récite un proverbe. « Même les enfants savent qu’ils sont bédouins. Et ce que cela signifie : rien. », ajoute une professeure bédouine, à ses côtés dans l’école d’Izra, transformée en dortoir pour les déplacés bédouins.

La méfiance entre communautés s’est construite au fil des années. Sous Hafez Al-Assad, la province de Soueïda était stable. Les élites druzes occupaient des postes importants dans l’appareil d’État. Les Bédouins, eux, restaient à la marge : éleveurs, journaliers, mal recensés, sans influence politique. Conflits fonciers, pastoraux, rivalités sur l’eau et accès aux terres ont longtemps opposé Druzes sédentaires et Bédouins nomades. Ces tensions rurales, anciennes, ont nourri un ressentiment enfoui.

Leith a grandi avec. « On nous punit depuis 2011, parce qu’on a soutenu la révolution. Parce qu’on est bédouins. » Il le dit sans haine dans la voix. Mais avec lassitude. « Ils ne nous considèrent même pas comme des citoyens de seconde zone. Plutôt comme des insectes. »

« Il lui a sauvé la vie »

Leith vit maintenant à Damas. Il partage une chambre dans un hôtel avec son cousin de 17 ans, qui a perdu toute sa famille. Ils jouent à FIFA sur le téléphone. Sont fans du Real Madrid. Mangent des glaces. Vont au marché. Ils essaient d’avoir encore l’âge qu’ils ont. Le jeune bédouin regarde au-dehors, et demande, en parlant d’une cohabitation avec les Druzes : « Toi, tu pourrais vivre avec ceux qui ont tué ton père ? Ta famille ? Impossible. » Il le dit clairement : « Je ne rentrerai que si l’État contrôle Soueïda. Sinon, ils nous tueront. »

Safi, lui, cherche un passeport. Il veut partir. « Je ne me sens plus en sécurité ici. » Trop de douleur, trop de blessures. La situation est tendue ; des combats sporadiques ont lieu dans la campagne. Soueïda reste coupée du pays. « Ma confiance dans ce nouveau gouvernement est en dessous de zéro, confie-t-il. Et les Bédouins ? La plupart, je ne peux pas leur faire pleinement confiance. C’est quelque chose dans le regard. »

La nuance viendra d’un oncle de Leith, parlant de sa fille de 17 ans, pendant les affrontements : « Un voisin druze l’a portée hors des flammes. Puis il est revenu la chercher. Je ne sais pas pourquoi il l’a fait. Il lui a sauvé la vie. »

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

1Bachar Al-Assad est ophtalmologue de formation.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.