Les Druzes, une communauté sous tension en Syrie

L’arrivée au pouvoir à Damas d’Ahmed Al-Charaa, issu des rangs djihadistes, a exacerbé les tensions politiques au sein de la communauté druze en Syrie. Aux cheikhs Youssef Jarbou et Hamoud Al-Hanawi, favorables à un dialogue avec les nouvelles autorités, s’oppose l’influent chef spirituel des Druzes de Soueïda (sud du pays), Hikmat Al-Hijri, hostile au pouvoir central. De profondes divergences que le voisin israélien attise et cherche à mettre à profit.

Des hommes en vêtements sombres se serrent la main dans une pièce avec des fenêtres.
Soueïda, 28 décembre 2024. Le Cheikh Hikmat Al-Hijri, chef spirituel de la communauté druze en Syrie, est photographié à Qanaouate, siège de la présidence spirituelle druze.
Ali Haj Suleiman / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

Depuis la chute de Bachar Al-Assad, le 8 décembre 2024, les tensions autour de la communauté druze se sont amplifiées. Si les affrontements avec les populations bédouines de la ville de Soueïda et sa province, survenus du 13 au 19 juillet, sont les plus meurtriers, ils n’étaient pas les premiers. Des heurts, alimentés par la diffusion sur les réseaux sociaux d’un enregistrement audio contenant des propos injurieux à l’encontre du prophète Mohammed et attribué à un religieux druze, Marwan Kiwan, avaient déjà eu lieu les 28 février et 30 avril 2025 dans les localités de Jaramana, dans la banlieue est de Damas, et d’Achrafieh Sahnaya, au sud-ouest de la capitale. Par solidarité, des miliciens druzes de la ville de Soueïda s’étaient alors mobilisés pour défendre les leurs. Ils avaient cependant été repoussés par des tribus bédouines sunnites affiliées au groupe militaire Rassemblement des tribus du Sud.

Ces tensions sont souvent interprétées comme étant de nature communautaire. Cependant, les réduire à cette seule grille de lecture reviendrait à ignorer leurs dimensions politiques. Elles illustrent les difficultés rencontrées par le gouvernement de transition d’Ahmed Al-Charaa pour déployer son autorité dans la ville de Soueïda et l’intégrer à l’État. Elles ne peuvent toutefois être comprises sans tenir compte des dynamiques sociétales et politiques qui traversent la communauté druze depuis 2011.

On ne peut non plus minimiser le rôle de la lutte d’influence que se livrent les acteurs régionaux, comme la Turquie et surtout Israël, qui, dans un Proche-Orient en pleine recomposition, cherchent à imposer un nouveau rapport de force sur le terrain syrien. En se présentant comme le protecteur de la communauté druze de Syrie et en soutenant des acteurs religieux particulièrement hostiles au pouvoir de transition, comme le cheikh Hikmat Al-Hijri, Tel-Aviv cherche à s’assurer un appui local et à aviver les tensions intercommunautaires.

L’héritage de l’Histoire

Les Druzes de Syrie ont joué un rôle majeur dans la lutte pour le projet national d’un État arabe unifié de Fayçal, puis contre la présence coloniale française. La Grande Révolution syrienne (1925-1927) a été menée par le Sultan Pacha Al-Atrache (1891-1982), chef national druze, refusant les plans de partition et la création d’un État druze indépendant (1921-1936) imposé par la puissance mandataire française. Toutefois, contrairement aux Druzes du Liban voisin, mieux structurés, ceux de Syrie ont été progressivement subordonnés au pouvoir dès l’arrivée du parti Baas en 1963 dont le modèle centralisateur a imposé un contrôle étatique sur l’ensemble des communautés confessionnelles, instrumentalisant leur expression religieuse et sociale.

Sous les Assad (1970-2024), le régime entretenait un rapport vertical et clientéliste avec les composantes ethniques et confessionnelles de la société. Cela s’est traduit par des démarches de cooptation et d’incorporation de dignitaires religieux alignés sur sa politique, relayant son discours et son récit auprès de leurs communautés respectives. Durant la crise syrienne (2011-2024), Bachar Al-Assad a œuvré à neutraliser les minorités afin de réduire le mouvement de révolte contre son régime à sa composante sunnite, majoritaire, dont le lien avec l’islamisme était plus facile à dénoncer, dans le but de la discréditer. Il présentait les contestataires comme radicaux et épargnait de la destruction des zones de peuplement minoritaire. Les approches sécuritaires et confessionnelles du régime Assad face à la révolution syrienne, déclenchée en mars 2011, ont favorisé l’émergence de multiples acteurs aux logiques et aspirations divergentes.

La révolte de jeunes chefs religieux

Si cette stratégie a permis à Bachar Al-Assad de maintenir les Druzes en marge du soulèvement, elle n’a pas empêché pour autant l’émergence de dynamiques révolutionnaires et contestatrices internes portées d’abord par de jeunes chefs religieux ouvertement hostiles à son régime. Le mouvement Rijal Al-Karama («  Les Hommes de la dignité  »), fondé à la fin de l’année 2013 par des religieux dans la ville d’Al-Mazraa, au nord-est de Soueïda, était d’abord connu sous le nom de «  Cheikhs de la dignité  ».

Son essor est indissociable de la figure du cheikh Abou Fahd Wahid Al-Balous, élu commandant en chef en avril 2014. Il transforme ce regroupement en une force structurée, ralliant autour de lui un large cercle de jeunes cheikhs druzes et donnant au mouvement un poids militaire et politique face au régime Assad. Méconnu avant 2011, Wahid Al-Balous acquiert rapidement une forte popularité grâce à son opposition à l’enrôlement des jeunes Druzes dans l’armée. Il prônait un discours en rupture avec celui des autorités spirituelles traditionnelles, Hikmat Al-Hijri, Youssef Jarbou et Hamoud Al-Hanawi, qu’il accusait d’être instrumentalisées par le régime, tout en s’abstenant de contester explicitement leur légitimité religieuse et sociale. Les cheikhs Laïth Al-Balous, fils de Wahid Al-Balous, et Souleiman Abdel Baqi, ont également joué un rôle de premier plan dans la protection des manifestations contre Assad déclenchées à Soueïda en août 2023.

Le régime, soucieux d’éviter un affrontement armé direct avec la communauté druze, a préféré s’appuyer sur le soutien de ses dignitaires religieux et sur des Druzes pro-régime comme Yaroub Zahreddine, fils du général de la Garde républicaine Issam Zahreddine (1961-2017) ou Raji Falhout, chef de milices liées aux services de renseignements militaires du régime Assad.

À Soueïda, le cheikh Hikmat Al-Hijri, qui occupe la fonction d’autorité spirituelle de la communauté druze en Syrie1depuis la mort de son frère, le cheikh Ahmad, dans un accident de voiture en 2012, entretenait, jusqu’en 2021, de bonnes relations avec le régime d’Assad et était la principale autorité religieuse sur laquelle ce dernier s’appuyait pour exercer des pressions sur sa communauté, afin de la couper de la Révolution syrienne. Cette stratégie visait à maintenir un équilibre entre les différentes factions druzes, permettant ainsi au régime de conserver un certain contrôle sur la communauté, sur la ville de Soueïda et sa province.

Le meurtre du cheikh Wahid Al-Balous dans un attentat à la voiture piégée, le 4 septembre 2015, survenu quelques mois après que l’autorité spirituelle druze a décidé de le sanctionner en le privant de son statut de cheikh et en lui interdisant de participer aux conseils religieux de la communauté en raison de ses prises de position contre le régime Assad, n’a fait qu’exacerber les tensions internes entre, d’un côté, les jeunes figures religieuses issues du soulèvement et, de l’autre, l’autorité spirituelle établie, incarnant la continuité religieuse liée au régime Assad.

Rivalités et compétition pour le leadership

Si la chute de Bachar Al-Assad a été accueillie avec joie par la majorité des Druzes, leur positionnement à l’égard du processus de transition politique et de la redéfinition des relations avec les nouvelles autorités demeure conflictuel. Les cheikhs Laïth Al-Balous et Souleiman Abdel Baqi, et dans une moindre mesure le cheikh Yahya Al-Hajjar qui dirige le mouvement «  Les Hommes de la dignité  » depuis le 6 février 2017, insistent sur la nécessité pour l’État d’affirmer son autorité à Soueïda en intégrant leurs factions militaires au sein d’une armée unifiée. Les milices de ces chefs religieux ont également compté parmi les premières à entrer dans Damas lors de sa libération, le 8 décembre 2024, et ont joué un rôle majeur dans la résolution des tensions intercommunautaires. Le cheikh Abdel Baqi a été l’un des principaux interlocuteurs entre le ministère de la Défense et les factions de Soueïda.

Le cheikh Hikmat Al-Hijri, quant à lui, adopte une position intransigeante, marquée par un rejet de la légitimité des nouvelles autorités, qu’il qualifie d’«  autorités de facto  », et par un discours virulent à l’égard du gouvernement de transition, qu’il décrit comme «  extrémiste  » et «  recherché par la justice internationale  ». Il défend l’idée d’une auto-administration dans la région de Soueïda et appelle à une protection internationale pour les Druzes.

Son basculement, à la suite de son soutien aux manifestations de Soueïda en août 2023 contre le régime Assad, lui a conféré une légitimité politique au sein de sa communauté au détriment des deux autres autorités spirituelles de la communauté, Jarbou et Al-Hanawi, dont les prises de position s’inscrivent davantage dans une logique de conciliation avec le nouveau pouvoir de transition. Hikmat Al-Hijri a réussi à imposer sa vision sur la scène druze, maintenant la ville de Soueïda et sa province en dehors de l’autorité directe du nouvel État, comme en témoigne l’accord conclu le 1er mai 2025 avec les représentants du gouvernement. Cet accord prévoit notamment le non-désarmement des milices locales de Soueïda, la réintégration d’anciens policiers du régime Assad écartés après sa chute, ainsi que la sécurisation exclusive de la ville et de sa province par des Druzes, tout en interdisant l’entrée de groupes armés non druzes dans la région. Il a été signé par les cheikhs Hikmat Al-Hijri, Youssef Jarbou, Hamoud Al-Hanawi, Hassan Al-Atrash, le prince Yahya Amer, Atef Hanidi, Wassim Ezzeddine, ainsi que des représentants des factions militaires.

Le positionnement d’Al-Hijri s’inscrit dans une dynamique de compétition et de rivalité avec les figures religieuses druzes issues du soulèvement syrien de 2011 et dont la popularité dépasse le cadre communautaire druze. Laïth Al-Balous est apparu à plusieurs reprises dans des vidéos, affirmant l’unité du pays et rejetant toute intervention israélienne ou étrangère.

En s’appuyant sur son statut d’autorité spirituelle, le cheikh Al-Hijri tente de monopoliser l’expression politique et religieuse des Druzes, traduisant son ambition de s’imposer comme un acteur religieux incontournable. C’est dans cette perspective qu’il rejette l’accord conclu le 16 juillet 2025 avec le gouvernement syrien, annoncé par le cheikh Youssef Al-Jarbou visant à mettre fin aux affrontements avec les Bédouins. Il affirme la nécessité de poursuivre la défense légitime et le combat jusqu’à ce que Soueïda soit libérée de ces « gangs » déclarant : « Il n’y a ni accord, ni négociation, ni entente, ni autorisation avec ces gangs armés qui se font faussement appeler gouvernement. »

Une porte d’entrée pour Israël

L’exploitation israélienne de la question druze et ses ingérences en Syrie depuis la chute de Bachar Al-Assad — frappes aériennes répétées, des discours sur la protection des Druzes, des visites de dignitaires religieux druzes syriens en Israël, la création d’une zone démilitarisée dans le sud syrien (Deraa, Soueïda, Quneitra)2 — conjuguées aux exactions commises par des forces affiliées au pouvoir contre des populations alaouites dans la région littorale entre le 6 et le 7 mars 2025, renforcent la position du cheikh Hikmat Al-Hijri. Ce dernier a publiquement appelé le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à intervenir pour protéger la communauté druze.

Les Druzes, divisés quant à leur position vis-à-vis du pouvoir de transition, constituent pour Israël une porte d’entrée sur la scène syrienne. Israël cherche à entraver les tentatives de construction d’une armée nationale unifiée, tout en veillant à ne pas laisser la scène syrienne sous l’influence exclusive de la Turquie, laquelle a proposé un accord de coopération militaire avec le gouvernement syrien.

La convergence entre les positions de Hikmat Al-Hijri et les intérêts d’Israël favorable à l’établissement d’entités communautaires en Syrie ravive les tensions, d’une part avec les jeunes religieux révolutionnaires (la tombe de Wahid Al-Balous a été profanée par des forces proches du cheikh Al-Hijri lors de récents affrontements les opposant aux Bédouins de Soueïda), et d’autre part avec la majorité sunnite et en particulier les populations bédouines de Soueïda.

Celles-ci perçoivent cette posture hégémonique comme une menace, d’autant plus dangereuses qu’Al-Hijri bénéficie du soutien de factions en conflit avec les Bédouins tels que le Conseil militaire de Soueïda formé le 24 février 2025 par Tareq Al-Choufi, ancien officier de l’armée d’Assad. L’afflux de plusieurs dizaines de milliers de combattants issus des tribus arabes, venus de toute la Syrie au secours des Bédouins de Soueïda lors des récents affrontements, ne peut être interprété comme une simple manifestation de solidarité tribale, mais revêt une dimension politique : les tribus arabes sunnites n’acceptent pas que leur pouvoir soit marginalisé, alors qu’elles ont déjà été écartées sous le régime Assad. Elles estiment en effet avoir combattu pendant quatorze années et avoir été l’un des facteurs principaux de l’affaiblissement du régime Assad.

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1L’autorité spirituelle de la communauté druze en Syrie est partagée par trois chefs religieux issus des familles Al-Hijri, Hanawi et Jarbou.

2Dans un discours prononcé le 23 février 2025 devant des officiers, Benyamin Nétanyahou a exprimé son intention de créer une zone démilitarisée dans les trois villes de sud de la Syrie (Deraa, Soueïda et Quneitra).

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