Ce que peut faire l’Europe pour les Syriens

L’Union européenne doit adopter d’urgence une politique syrienne, au-delà de la chimère d’une transition négociée. Plutôt que de chercher les moyens de remplir cet objectif peu plausible, une approche rationnelle serait de donner la priorité au renforcement des atouts de la société syrienne propres à assurer sa survie dans l’immédiat, et sa viabilité dans l’avenir.

Réfugiés syriens du camp d’Osmaniye Cevdetiye, en Turquie, le 10 février 2016 lors d’une visite d’une délégation de la Commission des budgets du Parlement européen.
UE 2016/Parlement européen

Certaines de ces ressources sont très concrètes : la diminution de l’approvisionnement en eau et de la production agricole ont été des facteurs structurels qui ont alimenté le soulèvement. Toutes deux se sont encore détériorées à la suite du conflit. La Syrie est donc confrontée à une double crise d’insécurité alimentaire et d’insécurité hydrique, dont les conséquences se feront sentir bien au-delà de ses frontières.

Investir dans le capital humain

Le réservoir de capital humain de la Syrie est d’une importance tout aussi existentielle. Avant la guerre, le système éducatif du pays était l’un des meilleurs du monde arabe. Il avait produit des citoyens cultivés (mais très réprimés) et une main-d’œuvre compétente (mais sous-employée). Les huit dernières années ont catalysé des formes autrefois impensables d’engagement, en particulier chez les jeunes Syriens. Cela est dû au soulèvement lui-même, mais aussi à la montée en puissance d’une action citoyenne financée par l’Occident, ainsi qu’aux migrations massives vers l’Europe.

Aujourd’hui, le secteur de l’éducation en Syrie, des écoles primaires aux universités est en lambeaux, ravagé par la violence physique, les ingérences politiques et l’exode du personnel qualifié. L’analphabétisme serait en hausse. Les jeunes hommes échouent délibérément dans leur cursus universitaire année après année, car le redoublement est le moyen le plus facile d’allonger leurs études et donc de retarder leur incorporation dans l’armée. Parallèlement, Damas reconstruit rapidement le « mur de la peur » qui structurait la vie avant la guerre, étouffant les pratiques militantes qui avaient donné du sens à la vie de très nombreux Syriens. Le désengagement se répand à mesure que les espoirs s’assombrissent et que certains donateurs occidentaux semblent se lasser de tout ce qui concerne la Syrie.

Du point de vue européen, l’impératif d’investir dans le capital humain et la durabilité écologique de la Syrie n’est pas seulement moral : il est éminemment pratique. Un pays manquant d’eau, incapable de se nourrir, dont les habitants sont de plus en plus sous-éduqués et désillusionnés est la meilleure garantie d’une reprise du conflit et d’une émigration par désespoir. Il est important de noter qu’il s’agit de domaines dans lesquels l’Europe peut faire davantage par les voies existantes — comme les ONG et les institutions multilatérales qui opèrent déjà en Syrie — sans passer à une normalisation complète avec Damas.

Améliorer la situation des réfugiés

La deuxième étape d’une politique européenne rationnelle à l’égard de la Syrie consiste à réorienter fondamentalement le débat vers la question des réfugiés. Aujourd’hui, les gouvernements occidentaux traditionnels reconnaissent à juste titre que la Syrie est inapte au retour des réfugiés : de plus en plus, des preuves circonstanciées indiquent que des rapatriés ont disparu ou ont été enrôlés de force — ou qu’ils se sont de nouveau exfiltrés eux-mêmes du pays pour éviter un tel sort. Cette réalité se heurte à la rhétorique xénophobe et anti-réfugiés, que ce soit en Europe ou dans les pays voisins de la Syrie. Il en résulte que tout le monde, des gouvernements occidentaux aux agences de l’ONU en passant par les grandes organisations d’aide humanitaire, se concentre sur la façon de gérer le retour des réfugiés en Syrie, peut-être pas aujourd’hui, mais le plus tôt possible.

En acceptant le principe de cette discussion, les acteurs internationaux alimentent la perception que ce retour est imminent. Cette vision a des effets insidieux : entre autres, elle légitime les positions anti-réfugiés belliqueuses des militants nativistes, et elle prépare le terrain à une réduction de l’aide aux communautés de réfugiés. Elle détourne également l’attention d’une question beaucoup plus pertinente : quelle est la meilleure façon de subvenir aux besoins des populations de réfugiés et des communautés d’accueil à court et à moyen terme, tant que le scénario actuel se prolonge ?

Ce qui manque, c’est une reconnaissance beaucoup plus explicite et unifiée du fait que les populations de réfugiés ne peuvent être traitées que comme un problème à long terme. Dans des pays comme l’Allemagne et la Turquie qui ont élaboré des politiques tournées vers l’avenir en partant du principe que les réfugiés peuvent jouer un rôle économique positif, cela signifie qu’il faut continuer à mettre l’accent sur la promotion d’une intégration socio-économique durable. Dans un pays comme le Liban, pour construire un système solide permettant aux réfugiés d’attendre leur retour en Syrie, les investissements occidentaux devront continuer, mais il faut aussi des réformes fondamentales dans un système inhumain dont l’objectif manifeste est d’inciter les Syriens à rentrer chez eux.

Il s’agit là aussi d’une question politique et morale. Si la tendance actuelle se poursuit, on verra des réfugiés rentrer chez eux non parce que leur pays est sûr, mais parce que leur lieu de refuge est devenu insupportable. Pourtant, un retour prématuré ne fera que recréer les conditions qui ont poussé des millions de personnes à fuir. Il pourrait en résulter une crise cyclique dont les Syriens supporteront le coût écrasant, mais qui n’épargnera ni l’Europe ni les voisins de la Syrie.

Soutenir la société sans condition

Une troisième et dernière étape consiste à reconsidérer les exigences de l’Europe vis-à-vis de Damas, en échange d’un soutien à plus grande échelle au redressement du pays. Le slogan actuel qui lie le financement de la reconstruction à une « transition politique » est ambigu et cache plusieurs pièges. Au fur et à mesure que le régime se consolide et que la patience internationale à l’égard de la Syrie diminue, on peut imaginer que l’Europe accepte, au lieu d’une transition politique, un simulacre d’élection présidentielle accompagnée d’un train de réformes techniques. Qui pourraient inclure une nouvelle Constitution, la décentralisation et des amendements aux lois d’urbanisme prédatrices. Aucune de ces réformes ne signifierait quoi que ce soit, à moins que Damas ne démontre sa volonté de les appliquer de bonne foi.

En tant que tels, les pays européens feraient bien de reformuler les conditions de leur réengagement en des termes beaucoup plus terre à terre, centrés sur les pratiques du régime qui empêchent des millions de Syriens de reprendre leur vie en toute sécurité : conscription massive, persécution systématique des groupes dont le pouvoir se méfie et expropriations massives de biens privés, pour n’en citer que quelques-unes. En l’absence de progrès démontrables sur ces fronts, la normalisation fera plus pour conforter et enrichir le régime que pour aider les Syriens ordinaires.

Il est fort possible que de tels aménagements ne se concrétisent pas. Le statu quo qui se dessine pourrait bien s’éterniser pendant une génération, voyant une société brutalisée se soumettre à un régime en faillite. Pourtant, la Syrie traverse une période de transition. Elle passe en cahotant d’une phase de violence insondable à une phase de paix injuste et insoutenable. Mais le calme relatif ne doit pas éclipser le problème sous-jacent : la structure du pouvoir syrien s’est vidée définitivement de sa substance et continuera de se dégrader en raison de sa propre approche nihiliste de la survie. L’Europe ne peut pas faire changer le régime ; sa seule option est d’aider la société syrienne à gérer les crises qui l’attendent encore.

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