Au soir du 1er mai, les forces de l’ordre investissent l’immeuble qui abrite les locaux du syndicat des journalistes au centre du Caire. Deux journalistes, Amro Badr et Mahmoud Sakka font l’objet d’un mandat d’amener signé par le procureur. Les deux hommes, qui dirigent le site d’information yanair.net auraient incité à manifester le 25 avril 2016 contre l’accord sur le tracé des frontières maritimes conclu entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, selon lequel l’Égypte rétrocède à ce pays les deux îles de Tiran et Sanafir à l’entrée du golfe d’Aqaba.
Cette intervention s’inscrit dans une pratique totalement arbitraire du pouvoir en place. Il y a quelques mois, Abdel Fattah Al-Sissi a démis le président de la Cour des comptes en Égypte pour avoir rendu publics des indicateurs de corruption. De même, le 25 avril dernier, la police a encerclé les locaux de partis politiques dans lesquels des manifestants avaient cherché refuge. D’autre part, des centaines de peines capitales ont été prononcées séance tenante, fait sans précédent. Au lendemain du 30 juin 2013, le 14 août, le régime n’avait pas hésité à commettre un massacre, faisant des centaines de victimes pour disperser le rassemblement du mouvement des Frères musulmans et de leurs partisans. Au regard de cette attitude globale du pouvoir, investir les locaux du syndicat des journalistes ne constitue ni une exception ni un écart. Mais la question se pose : pourquoi cette prise d’assaut ?
Deux jours avant la journée mondiale pour la liberté de la presse, le fait de chercher refuge dans les locaux du syndicat manifeste l’intention des journalistes de suivre la procédure réglementaire par le biais du syndicat pour comparaître au procès. Normalement, un représentant du procureur se présente dans les locaux du syndicat, il met à exécution le mandat d’amener en présence du délégué du syndicat ou de son représentant. Arrêter les journalistes de la façon dont cela s’est passé montre bien que le mobile principal n’est pas celui annoncé.
Attaque préméditée
La prise d’assaut des locaux du syndicat souligne tant la préméditation que la haine pour la liberté d’opinion et d’expression. Mais pourquoi s’engager dans une confrontation avec la presse et les journalistes ? Elle se justifierait si celle-ci représentait une gêne pour le pouvoir. Or, la réalité des faits indique le contraire. Quelques semaines plus tôt, Abdel Fattah Al-Sissi avait été invité à parrainer officiellement les festivités prévues pour les soixante-quinze ans de la création du syndicat des journalistes — demande favorablement accueillie par le président de la République. De manière générale, les médias, qu’ils soient publics ou privés, n’ont pas fait d’écart particulièrement significatif par rapport à l’orientation générale exigée par le pouvoir.
Depuis le 30 juin 2013, les journaux dans leur ensemble soutiennent les politiques gouvernementales. Ils se sont alignés derrière l’appel national à la lutte contre le terrorisme, reportant les points de divergence à plus tard, quand le danger aura été écarté. Les anecdotes cocasses à ce propos n’ont pas manqué, comme lorsque des journaux sont parus le même jour avec les mêmes gros titres, comme s’ils avaient été choisis par une seule personne, ou des changements de titres de certains journaux à la sortie de l’imprimerie. De nombreux journaux se sont progressivement séparés de leurs contributeurs opposants au régime, voire d’auteurs simplement critiques. Des articles ont été censurés dans des journaux nationaux ou privés. On en est arrivé à interdire la parution, dans le quotidien Al-Ahram, de l’article du président du conseil de ce journal consacré à la cession à l’Arabie saoudite des deux îles, si bien que son auteur a été obligé de le publier sur sa page Facebook.
La vérité est qu’aucune raison valable ne justifie ce genre de confrontation avec le syndicat des journalistes. Rien ne justifie une mesure aussi excessive, une première dans les soixante-quinze ans d’histoire de celui-ci. Pas même à l’ombre des régimes successifs depuis le président Gamal Abdel Nasser, lorsqu’il y avait encore des tribunes d’opposition qui critiquaient ouvertement le pouvoir et l’attaquaient sur plusieurs fronts. S’agit-il alors d’une de ces « erreurs » de fonctionnement, particulièrement nombreuses en cette période, faisant des victimes parmi des citoyens qui succombent aux balles tirées par des agents de sécurité ou sous la torture dans les commissariats ? Si les « écarts » — qui peuvent aller jusqu’au meurtre — de la police à l’égard des citoyens sont quasi quotidiens et répétés, l’investissement des locaux du syndicat va plus loin. Il paraît peu probable que le ministère de l’intérieur ait pris de manière unilatérale une mesure de ce genre. Elle ne peut avoir été décidée dans l’urgence puisque les deux journalistes sont entrés le 30 avril dans les locaux du syndicat, qui ont été investis le 1er mai. Autrement dit, la décision a été prise après concertation avec tous les services concernés. Le contact avec les délégués syndicaux des journalistes qui aurait pu être établi afin de définir des modalités pour que les deux journalistes se rendent ne l’a pas été.
Par ailleurs, le communiqué du procureur qui a fait suite à l’opération contenait des menaces indirectes à l’encontre du dirigeant syndical Yehya Kallache. Il y est accusé d’avoir enfreint la loi en abritant des fugitifs, et est menacé de sanction. Ce qui confirme que le ministère de l’intérieur est soutenu par les plus hautes instances du pouvoir.
Un refuge pour les manifestants
Cet assaut a été suivi par d’autres faits graves. Les forces de l’ordre ont fermé les rues attenantes à l’immeuble du syndicat, pourtant très animées dans le centre-ville. Elles ont interdit l’accès aux abords du syndicat à quiconque n’avait pas de carte de presse. La police a aussi fait appel à des hommes de rue proches du régime, à d’anciens repris de justice pour invectiver et agresser les journalistes qui se rendaient au syndicat. Ces mesures étaient encore en vigueur le 4 mai, lors de l’assemblée générale convoquée par la direction du syndicat en réaction à l’assaut. Le bouclage des abords du syndicat a empêché les personnalités publiques, les délégations des partis politiques et les représentants des autres organisations syndicales d’accéder au local pour un rassemblement de soutien. Même la délégation du Conseil national des droits de l’homme n’a pas échappé aux agressions des soutiens de la police.
Les services de renseignement se sont employés à diviser les positions des journalistes concernant la crise. Ces derniers ont réagi à l’assaut des forces de l’ordre en appelant à une assemblée générale qui s’est tenue le 4 mai et qui a réuni des milliers de journalistes. Malgré le quadrillage serré des abords du syndicat, l’interdiction d’accès aux non titulaires de la carte de presse, en particulier aux autres syndicats et partis politiques solidaires, l’assemblée a réuni beaucoup de monde. Des mesures graduelles ont été votées, dont le fait de ne pas publier la photo du ministre de l’intérieur et de se contenter d’en publier le négatif, jusqu’à ce que les revendications des journalistes soient satisfaites.
En parallèle, le dimanche 8 mai, près de cent journalistes favorables au régime se sont réunis dans les locaux d’Al-Ahram — journal contrôlé par le pouvoir — pour condamner publiquement la direction et le président du syndicat des journalistes, à qui ils attribuent la responsabilité de l’escalade. À leur tête, l’ancien président du syndicat, Moukarram Mohammad Ahmad, proche du régime de Hosni Moubarak, qui a été évincé des locaux après la révolution de janvier. Ils se sont baptisé « Front de la rectification ». Cinq membres de la direction du syndicat des journalistes qui n’avaient pas adhéré aux décisions de ce dernier, étaient présents à la réunion du 8 mai, et ont déclaré que le syndicat était responsable de la crise.
Cette réunion a suscité la colère d’un grand nombre de journalistes qui l’ont considérée comme une tentative de la part des services de renseignement de diviser les journalistes autour de la crise. Les organisateurs n’ont pas réussi à mettre sur pied les autres événements qu’ils avaient annoncés. Par ailleurs, un grand nombre de journalistes ont commencé à collecter des signatures pour appeler à une assemblée nationale d’urgence, conformément aux termes de la loi sur les syndicats, qui devrait se tenir dans les deux semaines selon la loi. Toutes les décisions qui y seront prises seront contraignantes pour la direction et le président du syndicat.
Le déroulement de la journée du 15 avril, appelée « vendredi de la terre » permet d’éclairer l’objectif réel derrière l’assaut du syndicat. Ce jour-là, les forces politiques avaient appelé à manifester contre la restitution des deux îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite. Les manifestations ont été dispersées dans de nombreux endroits. À partir d’initiatives isolées, les manifestants se sont dirigés vers le syndicat des journalistes, où ils se sont rassemblés par milliers — un spectacle qu’on n’avait pas vu depuis le 30 juin 2013. Le 25 avril, le pouvoir central anticipe la situation. C’est l’anniversaire de la libération du Sinaï à la suite de la paix israélo-égyptienne, et les partis politiques appellent à une mobilisation supposée encore plus forte que la précédente. Les forces de l’ordre ferment alors l’accès au syndicat. À la place des manifestants contre la cession des îles, ce sont des groupes de partisans du régime regroupés devant le syndicat qui crient leur soutien à la décision, brandissant des images de Sissi et des drapeaux de l’Arabie saoudite.
Pendant de longues années, les abords du syndicat des journalistes ont pourtant été un refuge pour les manifestants. Tout au plus les forces de l’ordre bouclaient-elles le quartier et les manifestants finissaient par partir. Le pouvoir central a visiblement décidé de changer de pratique, en prenant d’assaut le syndicat et en renforçant les mesures de sécurité. Ce changement va de pair avec le processus engagé après le 30 juin 2013. La conquête la plus importante de la révolution du 25 janvier 2011 avait été d’avoir arraché le droit de manifester et de protester. Ce droit est devenu la cible du pouvoir de la contre-révolution, qui ne s’est pas contenté d’émettre une loi portant sur les manifestations, avec des restrictions sévères et des peines lourdes à l’encontre des contrevenants. Toutes les formes de protestation sont traquées, tandis que les manifestations de soutien au régime sont encouragées.
En finir avec la liberté d’expression
Les autorités se sont employées, tout au long des trois dernières années, à refermer toutes les brèches de l’expression démocratique ouvertes par la révolution de janvier 2011. Les marches du syndicat des journalistes en faisaient partie, et les manifestants pouvaient se réfugier dans les locaux du syndicat lorsqu’ils étaient poursuivis par les forces de l’ordre. Dès lors, arrêter des personnes au motif d’incitation à manifester, défier les journalistes en pénétrant de force dans le local de leur syndicat, entrer dans une confrontation avec l’organisation syndicale alors qu’un texte de loi portant sur les médias est imminent, menacer les journalistes et la presse de répression ne sont qu’une déclinaison du verrouillage total des moyens de protestation.
Le syndicat des journalistes, en dépit de sa fonction de protecteur des libertés et de la démocratie, s’est toujours gardé d’une implication directe dans des actions à caractère politique. L’invitation adressée au président pour parrainer son jubilé de diamant confirme bien sa volonté de marquer la distance par rapport à tout courant d’opposition. Malgré cela, le pouvoir a décidé une action de force contre lui. Ainsi, malgré son éloignement de la politique, il n’a pu rester à l’abri de la répression ni des atteintes aux droits fondamentaux. Le métier de journaliste ne peut cependant être exercé correctement en l’absence de liberté et de démocratie, et le défendre c’est défendre d’emblée la liberté, la transparence et la démocratie. Le chantage constant fait à l’organisation syndicale, accusée de faire de la politique au lieu de s’en tenir à la défense de la profession, est implicitement une manière d’accepter l’assaut et la mainmise de l’autorité du ministère de l’intérieur. Ce qui ne manquera pas d’avoir une incidence aussi sur toute autre action syndicale.
Car le syndicat des journalistes n’est pas le seul visé. L’objectif est de museler la liberté d’expression en général. Des membres d’autres organisations professionnelles, comme celles des médecins et des avocats ont déjà été inquiétés par le ministère de l’intérieur. Il en est de même pour les partis politiques ; ainsi les forces de l’ordre ont-elles bloqué l’accès aux locaux du parti Karamah le 25 avril. Dans des manifestations pacifiques, les organisateurs ont essuyé des tirs à balles réelles sans sommation. Des villes et des quartiers populaires se sont révoltés contre la mort de citoyens abattus par l’armée. La crise à laquelle est confronté le syndicat des journalistes n’est qu’un moment dans une série de confrontations avec un pouvoir qui cherche à colmater les brèches de démocratie ouvertes par la révolution de janvier 2011.
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