Liban. Le nouvel exécutif face aux espoirs de la révolte de 2019

La défaite subie par le Hezbollah a rebattu les cartes politiques, comme en témoigne l’élection à la présidence de la République libanaise de Joseph Aoun, ancien chef de l’armée, le 9 janvier dernier. Mais les défis sont immenses : le besoin de reconstruction est urgent, la crise économique, profonde, le système confessionnel, bloqué, et la classe politique dans son ensemble s’accroche à ses privilèges et à ses rentes.

L'image présente une scène politique au sein d'un parlement. Au centre, un homme se tient debout, tenant des documents, probablement en train de s'adresser aux autres membres. À sa droite, un homme est assis derrière un bureau, semblant être un président ou un responsable de la séance. Plusieurs personnes sont debout et assises autour, portant des costumes, et affichent diverses expressions. En arrière-plan, on aperçoit le drapeau libanais. L'ambiance semble formelle et sérieuse, typique des assemblées législatives.
Beyrouth, le 9 janvier 2025. Joseph Aoun, lors de son discours d’investiture.
ANWAR AMRO / AFP

Pour sa première prise de parole, le 9 janvier 2025, le nouveau chef de l’État libanais, dont le public connaissait très peu les orientations, a résolument placé son discours d’investiture dans la perspective d’une rupture historique. Joseph Aoun a invoqué sa qualité de « premier président élu après le premier centenaire de la création du Grand Liban ». Le général en chef sortant de l’armée a cependant fort à faire s’il entend consolider l’État libanais. Son effondrement est l’une des causes principales de la situation désastreuse dans laquelle se trouve le pays au moment où il en prend les commandes. Si son élection par le parlement marque sans aucun doute un tournant, provoqué par le bouleversement géopolitique en cours au Proche-Orient, la question est de savoir si elle réussira à poser les jalons d’une transition politique que les soulèvements populaires d’octobre 2019 n’ont pas réussi à enclencher il y a plus de cinq ans.

Les réformateurs aimeraient faire de Joseph Aoun l’héritier du général Fouad Chehab (1958-1964) qui a modernisé l’État, mais ils butent sur le fait que le régime n’est plus un régime présidentiel. Les prérogatives du chef de l’État – un poste réservé à un chrétien maronite – ont été largement rognées par l’accord constitutionnel de Taëf de 1989 au profit du conseil des ministres – présidé par un sunnite. À la tête du parlement depuis lors, Nabih Berri a aussi, avec le temps, imposé des pratiques destinées à élargir les pouvoirs dévolus de facto aux chiites. Et le tandem qu’il compose avec le Hezbollah n’a pas l’intention de céder facilement le terrain gagné ces trente dernières années.

Le favori de Washington

L’élection de Joseph Aoun suscite un certain optimisme chez de nombreux Libanais par le seul fait qu’elle met fin à plus de deux ans de vacance à la tête de l’État, depuis la fin du mandat d’un autre général, Michel Aoun, avec qui il n’a aucun lien de parenté, mais à qui il doit sa nomination à la tête de l’armée en 2017. Joseph Aoun est le cinquième chef des armées à devenir président de la République. Il a réuni les voix de 99 des 128 députés sur son nom à l’issue d’une convergence internationale sur sa candidature transformée en véritable pression diplomatique à mesure que se rapprochait l’échéance du 9 janvier, fixée par le président du Parlement, Nabih Berri, au lendemain de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu avec Israël.

Joseph Aoun est depuis longtemps le favori de Washington qui considère l’armée comme le principal contrepoids au Hezbollah. Mais le quintette – composé aussi de la France, du Qatar, de l’Égypte et de l’Arabie saoudite qui s’était donné pour mission de trouver une issue à la crise institutionnelle – n’excluait pas jusque-là d’autres candidats. C’est l’enchaînement des événements régionaux, avec la chute du régime de Bachar Al-Assad à Damas le 8 décembre 2024, qui catalysera le dénouement. L’Arabie saoudite a alors décidé de peser de tout son poids en faveur du chef de l’armée. Ce retour en force de la monarchie du Golfe à Beyrouth est la conséquence de la défaite militaire du Hezbollah, pilier de « l’axe de la résistance » à Israël emmené par l’Iran. Riyad se réengage au Liban pour combler politiquement le vide relatif laissé par l’Iran et pour faire contrepoids à l’influence nouvelle de la Turquie en Syrie.

Le royaume des Saoud a été, au lendemain de l’accord de Taëf (en Arabie) qui mettait fin à la guerre commencée en 1975, le principal « parrain » régional du Liban, en partenariat avec la Syrie. Mais l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri en 2005 et le retrait de l’armée syrienne ont ouvert la voie à une phase d’influence iranienne. L’élection de Joseph Aoun consacre donc la transition vers un nouveau chapitre inauguré par l’assassinat de Hassan Nasrallah le 27 septembre 2024. L’ancien chef du Hezbollah venait de donner son aval à un accord de cessez-le-feu qui s’est concrétisé deux mois plus tard. Décimée, la direction survivante du parti chiite a été contrainte par la violence du feu israélien à entériner une nouvelle équation stratégique dont le respect a été confié à un général américain. « Israël a vaincu le Hezbollah et nous lui en sommes reconnaissants », a déclaré sans ambages l’émissaire américaine Morgan Ortagus lors d’une première visite à Beyrouth.

Un tandem exécutif porteur d’espoirs

La désignation de Nawaf Salam au poste de premier ministre dans la foulée de l’élection présidentielle amène au pouvoir une deuxième personnalité extérieure au sérail. Elle a notamment été portée par la poignée de députés élus en 2022 qui se revendique des soulèvements d’octobre 2019 et dont c’est le premier véritable succès politique depuis lors. Ancien ambassadeur du Liban à l’Organisation des Nations unies (ONU), juge depuis 2017 à la Cour internationale de justice (CIJ) dont il était le président en exercice, Nawaf Salam a rallié 84 des 128 députés sur son nom. Le septuagénaire est issu d’une famille de notables de Beyrouth qui a marqué la politique libanaise – lui donnant plusieurs députés et Premiers ministres –, mais il est également considéré comme extérieur au régime. Les atouts de cet intellectuel engagé sont nombreux, à commencer par sa réputation d’intégrité, son bilan à la tête de la CIJ, dont le dossier le plus brûlant concerne l’accusation de génocide portée par l’Afrique du Sud à l’encontre d’Israël, ou encore sa connaissance approfondie des institutions libanaises dont il plaide la réforme.

Les difficiles tractations liées à la composition de son cabinet, annoncée le 8 février, donnent un avant-goût des futures difficultés à agir sur des dossiers stratégiques du tandem exécutif qu’il forme avec Joseph Aoun. Baptisé le « gouvernement de la réforme et du salut » par son chef, le nouveau cabinet est d’autant plus attendu que sa durée de vie est courte, d’ici aux législatives de 2026. Et ce, alors que depuis plus de trois décennies, le système de pouvoir communautaire, alliant chefs des milices de la guerre de 1975-1990 et milieux financiers et d’affaires, a tenu bon.

Consolider le cessez-le-feu

Le pays sort d’une guerre meurtrière avec Israël ouverte au lendemain du 7 octobre 2023 qui a fait plus de 4 000 morts, provoqué le déplacement forcé de plus d’un million et demi de personnes, et des destructions massives sans précédent dont le bilan exact – qui se chiffre en milliards de dollars – n’est toujours pas disponible. Ce traumatisme de la guerre s’ajoute à plusieurs chocs imposés à la société libanaise par cinq ans de crise économique et financière irrésolue à ce jour. La crise l’a brutalement appauvrie, a démultiplié ses inégalités, dégradé ses institutions et ses infrastructures, et accéléré l’émigration de sa population qualifiée. Elle se superpose à d’autres chocs : la présence de plus d’un million de réfugiés syriens, soit environ le quart de la population libanaise, et l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020 qui a dévasté la capitale. Aucun responsable de ce drame n’a été poursuivi par la justice, entravée de fait par le pouvoir en place. Le Hezbollah était devenu au fil du temps l’acteur dominant et le socle de ce régime.

Le premier chantier du mandat de Joseph Aoun concerne le parachèvement de l’accord de cessez-le-feu conclu le 27 novembre 2024 et la mise en œuvre de la résolution 1701 des Nations unies qui avait été adoptée à l’issue de la guerre de l’été 2006 avec Israël1. Une mission mise à rude épreuve par le refus israélien de se retirer du Liban à l’expiration du délai initial de soixante jours. L’armée israélienne n’a pas hésité à tirer sur les habitants du Sud qui ont choisi de rentrer chez eux à la date prévue, faisant au moins 22 morts. Le Hezbollah a aussi saisi l’occasion pour montrer sa capacité de mobilisation populaire et signifier qu’il continue de peser dans la balance politique libanaise bien qu’il soit privé – provisoirement ? – de sa capacité d’action militaire.

Dans son discours d’investiture, Joseph Aoun s’est engagé à ce que l’État assume la défense du pays contre les agressions israéliennes. Il a affirmé qu’il revenait à l’armée de détenir le monopole des armes. Cette position suppose un désarmement complet du Hezbollah, au-delà des zones situées au sud du fleuve Litani, et la fin de la résistance armée née de l’occupation israélienne du sud du Liban qui a perduré jusqu’en 2000. La conservation de l’arsenal du Hezbollah depuis cette date n’a cessé de faire débat, en vain, du fait de la domination ascendante du principal parti représentant la communauté chiite au Liban. Sa décision unilatérale d’ouvrir un front de soutien à Gaza le 8 octobre 2023 a mis fin à cette phase, Israël ayant écrasé militairement son adversaire. L’État hébreu a exploité progressivement à son avantage sa supériorité technologique, des années de renseignements et un appui occidental quasi inconditionnel malgré les nombreuses accusations de violations du droit international et des règles liées à la protection des civils.

« Je m’engage à organiser un débat national sur une politique de défense intégrée […] pour permettre à l’État libanais, je le répète, à l’État libanais, de mettre fin à l’occupation israélienne et d’empêcher de nouvelles agressions », a déclaré Joseph Aoun sous les applaudissements d’une partie du parlement, tandis que les députés du Hezbollah restaient silencieux. L’option de la « dissuasion stratégique », assumée par le groupe paraétatique qu’il incarnait, a été largement disqualifiée, y compris au sein de sa base du fait de l’ampleur des pertes infligées par Israël. Mais la question du positionnement par rapport à Israël reste structurante dans la société, a fortiori depuis octobre 2023, les crimes commis à Gaza et au Liban et la radicalisation de la société israélienne. La décision israélienne unilatérale d’ajourner au 18 février la date de son retrait du sud du Liban et les frappes régulières en territoire libanais, y compris au nord du fleuve Litani et dans les zones frontalières de la Syrie, posent d’ores et déjà un sérieux défi au nouveau tandem exécutif quant à sa capacité à défendre la souveraineté de l’État libanais.

L’enjeu de la reconstruction

Le deuxième chantier est celui de la reconstruction. Cet enjeu est immense au regard de la faiblesse des moyens de l’État libanais et de l’isolement du Hezbollah. Son ralliement à la candidature de Joseph Aoun s’explique par son réalisme : la remise en état de marche des institutions et leur retour dans le giron arabe sont la clé du déblocage de financements éventuels. Paris s’est d’ores et déjà engagée à organiser une conférence internationale ad hoc, et tous les regards se tournent vers l’Arabie saoudite, qui n’a pas encore donné le feu vert au déblocage de fonds, insistant sur la nécessité de réformes. Jusque-là, les bailleurs internationaux refusaient de renflouer le Liban au-delà des besoins humanitaires stricts tant que n’étaient pas appliquées les conditions préalables de l’accord préliminaire avec le Fonds monétaire international conclu en avril 2022. Or ce chantier bute depuis des mois sur le blocage délibéré de la restructuration du secteur financier, pourtant indispensable à celle des finances publiques et à la relance de l’économie.

L’ampleur des pertes cumulées dans les banques libanaises et la Banque centrale est telle que personne n’a voulu en assumer la responsabilité. Pire, au lieu de mettre en œuvre les méthodes internationalement reconnues de gestion des faillites et d’allocation des pertes en cascades, en commençant par le capital des actionnaires et en finissant par l’argent des déposants, c’est l’inverse qui s’est produit. Le lobby bancaire et ses soutiens dans toute la classe politique ont continué d’accaparer les ressources en devises du pays. Privée de système bancaire transformé en « zombie », l’économie libanaise a plongé dans l’informalité. Au point d’être placée par le Groupe d’action financière (GAFI) sur la liste grise des pays jugés non coopératifs en matière de blanchiment d’argent, ce qui accentue sa marginalisation par rapport au système financier international. Et le budget de l’État a été réduit à tel point qu’il suffit à peine à couvrir les salaires – très dépréciés – des agents publics.

Face à l’épineuse question de la faillite bancaire et de l’effacement de l’épargne des Libanais qui se chiffre en dizaines de milliards de dollars, le discours d’investiture de Joseph Aoun est resté très prudent. « Je m’engage à être ferme concernant la protection des déposants », a-t-il dit, après avoir insisté sur la nécessité pour le secteur bancaire de ne plus bénéficier du secret bancaire autre que celui du secret professionnel. Le caractère quasi absolu du secret bancaire libanais adopté en 1956 a servi pendant des décennies à couvrir toutes sortes de crimes et délits. Par exemple, l’évasion fiscale à grande échelle qui prive l’État des ressources indispensables à l’exercice de son rôle. Ou les « ingénieries » financières pratiquées par l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, dont le coût exorbitant est la cause directe de la faillite financière du pays. La mise en œuvre des réformes essentielles pour stopper le « dé-développement » économique et social du pays est le chantier qui rencontrera le plus de résistances du fait de la complexité et de la transversalité des intérêts menacés.

Des dossiers épineux

S’il a été bien accueilli par une bonne partie des Libanais qui s’étaient mobilisés en octobre 2019 contre le système en place, c’est aussi parce que le nouveau président a promis de s’attaquer à des maux qui gangrènent la pratique du pouvoir, à savoir les ingérences politiques et communautaires dans toutes les institutions, à commencer par la justice. Symbole de cette entrave, le juge Tarek Bitar, empêché depuis des mois de finaliser son dossier d’instruction dans l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth, a annoncé la reprise de ses convocations quelques jours à peine après l’élection de Joseph Aoun. Mais ce sont tous les rouages de l’État qui sont concernés et l’une des questions les plus sensibles de la phase qui s’ouvre concerne les nominations dans l’administration publique. Plus de 600 postes sont vacants, dont une centaine concerne des fonctionnaires de première catégorie, y compris le gouverneur de la Banque centrale, plusieurs directeurs généraux de ministères, les directeurs de services de sécurité et de renseignements, etc. Tous les regards seront donc portés sur la méthodologie qui sera suivie, tant la pratique de l’affectation des postes à chaque leader communautaire renforce les allégeances paraétatiques et ébranle la notion même de service public.

À la longue liste de défis qui attendent le général Aoun, celui de la relation avec la Syrie en transition n’est pas des moindres. Parmi les dossiers épineux, celui des disparus et des détenus libanais en Syrie demeure une plaie béante dans la mémoire collective. S’y ajoute une question inattendue soulevée par le chef de l’autorité de transition, Ahmed Al-Charaa (nom civil d’Abou Mohamed Al-Joulani), lors de la première visite à Damas du premier ministre sortant Najib Mikati : celle des dépôts syriens dans les banques libanaises qui se chiffrent en milliards de dollars. Les sujets bilatéraux sont complexes, à commencer par celui des réfugiés syriens au Liban. Mais aussi le tracé des frontières terrestres et maritimes entre les deux pays. Ses implications sont également régionales puisqu’il concerne la question des fermes de Chebaa occupées par Israël, et le partage du bassin levantin de la Méditerranée, potentiellement riche en gisements gaziers. Côté libanais, la prudence reste cependant de mise face à l’évolution de la situation en Syrie, loin d’être stabilisée.

1Adoptée le 11 août 2006 à l’unanimité, cette résolution du Conseil de sécurité de l’ONU vise la cessation totale des hostilités entre le Hezbollah et Israël, la création d’une zone tampon, le retrait d’Israël du sud du Liban et le retour des personnes déplacées.

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