Maroc. La popularité abîmée des islamistes de gouvernement

Deux affaires ébranlent le PJD · Grand vainqueur des législatives post-Printemps arabe en septembre 2011, puis celles de 2016, le PJD islamiste entame sa huitième année à la tête du gouvernement. Mais cette longévité est en train de s’étioler, à cause, notamment, des comportements de certains de ses dirigeants. Une crise de confiance sans précédent entre cette formation et son électorat de base conservateur.

Abdelilah Benkirane, Amina Maelainine
(g) Forum économique mondial 2015 ; (d) Facebook

Nous sommes début février 2019. Dans un court texte publié sur sa page Facebook, Amina Maelainine, députée et dirigeante du Parti de la justice et du développement (PJD) et l’une des rares femmes membres de son secrétariat général, annonce que des photomontages la représentant seront diffusés par des « sites malveillants », et qu’elle se réserve le droit de saisir la justice. Quelques jours plus tard, les photos sont effectivement publiées par barlamane.com, un site proche des services de renseignement. Dans l’une d’elles on la voit souriante, cheveux au vent, devant l’emblème du Moulin rouge à Pigalle, un quartier « chaud » de la capitale française. Dans une autre photo, prise également à Paris, elle est en jupe, toujours cheveux au vent et arbore un large sourire.

Très active sur les réseaux sociaux, ne refusant aucune interview, elle fait partie des députés ayant pris fait et cause pour Abdelilah Benkirane, l’ancien chef du gouvernement, lors de son bras de fer avec l’entourage royal. Elle avait alors abondamment dénoncé « attahakoum » (le contrôle à distance), une formule utilisée pour dénoncer l’immixtion de Fouad Ali El-Himma (le conseiller le plus proche du roi Mohamed VI) dans la vie partisane lors des dernières législatives.

Un double visage

Pour les détracteurs de Maelainine, ces photos sont du pain bénit. Toutefois, même ses « amis » et ses proches sont troublés. D’autant que ces photos se sont révélées authentiques, contrairement à ce qu’elle avait annoncé initialement. Maelainine, qui défend une conception rigoriste de la société selon les préceptes de l’islam, aurait donc menti… Habitués à la voir constamment avec la tête soigneusement couverte par un voile islamique, tant au Parlement que dans les médias ou sur les photos qu’elle publie dans sa page Facebook, beaucoup ont du mal à digérer ce qu’ils appellent « les deux visages de Maelainine, l’un au Maroc et l’autre à l’étranger ». La déception atteint les structures internes du parti islamiste, jusqu’à ses dirigeants les plus emblématiques.

Dans une lettre envoyée le 4 mars à la direction de son parti, elle indique par ailleurs avoir rencontré son « frère », l’actuel chef du gouvernement, l’islamiste Saad Eddine El-Othmani, et évoqué avec lui la « campagne » qui la vise, et le fait que ce qu’elle avait subi n’était pas facile : « il m’a répondu : ‘’Et ce que vous m’avez fait subir, c’était facile ? C’est la justice du Ciel” ». Elle ajoute dans la même lettre avoir été « profondément choquée » par les propos du chef du gouvernement, qui est aussi le secrétaire général du PJD.

La colère des responsables islamistes à l’égard de leur députée s’exprime par la voix d’un autre ténor du parti, Mustapha Ramid, ministre d’État aux droits de l’homme. Dans un entretien à la presse le 1er février 2019, il exprime ouvertement son amertume : « Amina Maelainine s’est présentée à nous et aux électeurs avec un habit bien distinct. Et c’est ainsi qu’elle a gagné leur confiance. Cet habit [le hijab], c’était sa marque, son adresse et son cachet, [désormais] apposé aux valeurs qu’elle porte […]. Je dis tout de suite qu’elle n’a nullement le droit d’avoir deux visages. Nul d’entre nous ne peut se permettre un tel écart. Ici comme ailleurs, au Maroc comme ailleurs, nous devons rester les mêmes. »

Acculée, elle rend visite à Benkirane et déclare, toujours dans sa page Facebook, avoir décroché son « soutien ». Et bien qu’elle ait toujours été très critique vis-à-vis des défenseurs des libertés individuelles, elle affirme pourtant, le 4 mars dans la même lettre, qu’elle a « été victime en tant que citoyenne, femme et mère d’une large campagne de diffamation qui a violé [ses] droits et qui s’en est prise à [sa] vie privée ».

Déjà de plus en plus contesté pour son bilan mitigé au gouvernement, où il fait quasiment de la figuration face à une monarchie absolue de droit divin, et où les ministères les plus importants (les affaires étrangères, la justice, l’économie, l’enseignement, etc.) sont dirigés par des proches du Palais, le PJD aurait pu se passer de cette affaire qui touche ce qui a toujours été sa marque de fabrique et son vecteur de mobilisation : la morale islamique. Et pourtant, une autre polémique va naître dans le sillage de celle de Maelainine.

La retraite dorée de Benkirane

Tout a commencé en décembre 2018, lorsque le roi apprend que Benkirane traverse quelques difficultés financières en attendant de bénéficier de sa retraite, à laquelle il a droit à partir de 2019. Il décide de dépêcher son conseiller (et ami) Fouad Ali El-Himma auprès de l’ancien chef du gouvernement afin de lui transmettre le message suivant : « Sa Majesté est au courant des difficultés que vous traversez et a décidé de vous octroyer une retraite exceptionnelle. » Benkirane ne pouvait-il refuser ce cadeau empoisonné ? Ironie du sort, c’est celui qui a toujours été décrit comme son ennemi juré qui sert d’intermédiaire…

Les premières rumeurs sur une « retraite exceptionnelle conséquente », une sorte de rente à vie qui serait accordée au chef islamiste commencent à paraître ici et là. Le 21 janvier 2019, Abdelilah Benkirane décide d’intervenir, sans doute pour avoir la maîtrise des informations. Il poste sur sa page Facebook une vidéo dans laquelle il tient un discours d’une heure trente devant un groupe de jeunes militants de son parti. Vêtu d’une djellaba grise, avec un bonnet noir sur la tête, il est confortablement installé dans sa maison à Rabat. Sur un ton paternaliste, il commence par prodiguer des « conseils » à ses jeunes adeptes qui l’écoutent religieusement. Puis soudain, sans transition, il enchaîne : « La source de cette retraite exceptionnelle est Sidna1Allah inesrou (notre maître qu’Allah le glorifie, allusion au roi Mohammed VI), lance-t-il. C’est Sa Majesté, qu’Allah le protège. Je pensais que ceux qui m’attaquent allaient respecter notre maître. Pourquoi s’immiscent-ils dans une décision venant de Notre Maître ? Mais ils n’ont pas de pudeur... »

Les interrogations troublantes font florès. Ainsi donc, Benkirane qui s’est toujours défini comme la voix des plus démunis en se présentant comme un homme politique austère, se contentant du minimum, aurait bénéficié d’une retraite exceptionnelle. L’homme qui a mené une guerre larvée contre l’entourage royal, dénonçant le mariage entre l’argent et la politique incarné par Aziz Akhannouch, un milliardaire proche du Palais aurait donc accepté une retraite qui ressemble davantage à une rente qu’à une simple retraite de ministre.

Une pluie de critiques s’abat sur l’ancien chef du gouvernement, qui dénoncent son double discours, l’incohérence de ses paroles et de ses actes, une hypocrisie politique qui ne dit pas son nom, etc. Ses détracteurs s’en donnent à cœur joie, et ils sont légion, mais ceux qui avaient respecté ses prises de position sont déçus, voire amers.

Défense embarrassée

Les informations les plus diverses commencent ensuite à circuler sur le montant de sa retraite. Certains sites proches du pouvoir ont même publié un document officiel, dans lequel Saad Eddine El-Othmani demande au ministre des finances d’appliquer les instructions du roi en accordant, « dans les meilleurs délais », à Benkirane une retraite exceptionnelle. D’autres sites ont évoqué une deuxième retraite, dite civile, ajoutant que Benkirane aurait perçu la somme de 140 000 euros après son départ du gouvernement, qu’il perçoit chaque mois une retraite de 9 000 euros ; la somme de 13 000 euros par mois est également avancée. Dans toute l’histoire du royaume, jamais un ancien premier ministre n’a pu cumuler autant de privilèges et de rentes, concluent-ils. Les réseaux sociaux s’enflamment à leur tour.

Les proches du leader islamiste lui conseillent de rompre le silence pour « tirer l’affaire au clair », nous confie un responsable du PJD. Le 10 février 2019, Benkirane réapparait dans une nouvelle vidéo. Visage fermé, yeux éteints et dissimulés derrière ses lunettes de vue, le visage fermé ; il a la mine des mauvais jours et brandit un journal. Il ne nie pas ouvertement les 140 000 euros que le gouvernement lui aurait versés, mais reconnaît une « pension » de… 7 000 euros par mois, une somme, effectivement, qu’aucun ancien premier ministre ne perçoit. En d’autres termes, il s’agit bel et bien d’une retraite « exceptionnelle ».

En revanche, il nie disposer d’une retraite supplémentaire « civile » et s’insurge contre le journal qu’il tient entre les mains : « Ce journal dit que Benkirane a une deuxième retraite civile, et que le gouvernement lui a versé le montant de 140 000 euros. Le gouvernement n’a versé que ce qu’on lui a ordonné de verser. Il ne va pas verser ce qu’on ne lui pas ordonné de verser », dit-il. Quels ordres ? Quel montant ? Qui a versé quoi ? Combien ? Benkirane esquive et ne mentionne aucun chiffre. Il enchaîne aussitôt sur la « seconde retraite civile ». « Mais cette seconde retraite civile, je suis surpris […]. Cette seconde retraite, j’aimerais bien la voir […]. Où sont les 9 000 euros dont ils ont parlé ? Où sont les 13 000 euros ? S’ils me prouvent que je perçois tout ça, je suis prêt à quitter définitivement le Maroc […]. Je m’adresse aux gens de Facebook en leur disant ‘’Faites attention, ces gens sont connus pour être des menteurs, et vous les connaissez’’ […]. Dans cette affaire de retraite exceptionnelle, il y a deux parties : moi et Notre Maître, qui m’a accordé cette retraite. Cette autre partie, ils auraient dû la respecter. »

Même certains intellectuels de gauche qui avaient toujours respecté en Benkirane sa résistance face à l’entourage royal sont troublés. Les plus naïfs, à l’instar de l’historien Mâati Monjib, espèrent le voir renoncer à cette rente : « Cette décision [d’accepter cette retraite], qu’il a prise sans doute dans un moment de faiblesse humaine fait qu’il s’exprime avec un sentiment de culpabilité, écrit Monjib. Je pense qu’il ne supportera pas tout cela longtemps. Son orgueil et l’amour profond qu’il porte à ‟son peuple” feront qu’il va se débarrasser de ce rocher si lourd par-dessus ses épaules, et de ce grain de sable dans sa bouche, qui font qu’il a du mal à parler, lui qui sait si bien s’exprimer ».

À ces deux affaires, qui ont une dimension plus ou moins personnelle, s’ajoutent la place et le rôle des ministres du PJD dans l’actuel gouvernement. L’actuel chef du gouvernement Saad Eddine El-Othmani n’a ni le charisme ni la gouaille de son prédécesseur. La faiblesse de sa personnalité, sa soumission à l’entourage royal et au patronat sont telles qu’il est surnommé « le mutique » par les Marocains.

Reste l’avenir du parti : le PJD parviendra-t-il à se maintenir dans sa position de premier parti du Maroc, même si, rappelons-le, il n’a jamais eu la majorité absolue ? À trois ans des prochaines législatives, difficile de répondre. Une chose semble cependant faire consensus parmi les observateurs : la popularité du parti islamiste s’est beaucoup étiolée, aussi bien parmi son électorat de base que vis-à-vis de ses sympathisants.

1Au Maroc les courtisans appellent le roi « Sidna », Notre Maître.

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