Somalie, pays de toutes les convoitises

Entre le Qatar, la Turquie et les Émirats arabes unis · Lors d’une session de la Ligue arabe qui a condamné l’intervention turque en Syrie, seuls le Qatar et la Somalie ont exprimé des réserves. Située au cœur d’un espace géostratégique convoité, la Somalie est courtisée par de nombreuses puissances. Parmi elles, Doha et Abou Dhabi, mais aussi Ankara, s’y livrent une guerre d’influence aux conséquences funestes pour ce pays miné par la guerre et l’insécurité depuis près de trois décennies.

Rue du marché Hamar Weyne à Mogadiscio, 2013
Stuart Price/Amisom sur Flickr

Le 22 juillet 2019, le New York Times publie le contenu d’une conversation téléphonique remontant au 18 mai entre l’ambassadeur du Qatar à Mogadiscio et l’homme d’affaires qatari Khalifa Kayed Al-Muhanadi. Évoquant une récente attaque terroriste à Bossasso (Puntland), ce dernier affirme en connaître les auteurs : « Nos amis sont derrière la dernière opération. Laissez-les virer les Émiratis pour qu’ils ne renouvellent pas leur contrat et que je l’apporte ici à Doha. » Perpétré une semaine plus tôt, l’attentat a été revendiqué par la branche de l’État islamique en Somalie. Il n’en fallait pas moins pour mettre en branle la propagande émiratie, comme en témoignent les commentaires du ministre d’État aux affaires étrangères Anwar Gargash pour qui cette conversation confirme les liens entre Doha et le terrorisme international.

Accusé par les autorités autonomes du Puntland, Doha n’a pas nié la véracité de cet enregistrement, réfutant toutefois toute implication et se désolidarisant d’Al-Muhanadi. Quelques jours plus tard, le ministre somalien des affaires étrangères Ahmed Issa Awad se disait satisfait de ces explications, balayant d’un revers de la main une possible enquête fédérale.

Lutte d’influence entre Doha et Abou Dhabi

Depuis son arrivée au pouvoir en février 2017, le président Mohamed Abdullahi Mohamed — dit « Farmaajo » — a aggravé l’impasse constitutionnelle dans laquelle se trouve le système politique somalien depuis 2012. Il cherche en effet à centraliser le pouvoir, ignorant les revendications des cinq administrations régionales (voir carte ci-dessous) qui souhaitent maintenir et accroître leur autonomie. Leur défiance envers Mogadiscio a ainsi rarement été aussi forte. À cela s’ajoute le Somaliland qui aspire lui à la pleine souveraineté et a proclamé son indépendance. Cette situation, déjà inextricable, se dégrade davantage sous l’influence de puissances étrangères, au premier rang desquelles figurent les Émirats et le Qatar.

Administration fédérale et administration régionale intérimaire

L’accusation faite à Doha de soutien au terrorisme en Somalie n’est donc que le énième épisode d’un long feuilleton dans lequel les protagonistes émiratis et qataris redoublent d’initiatives économiques, politiques et militaires dans un pays où de nombreux acteurs locaux utilisent des puissances extérieures pour étendre leur pouvoir, éloignant toujours un peu plus les perspectives d’une paix et d’une stabilité durables.

Largement ignorée par ses voisins du Golfe depuis 1991, la Somalie connaît un regain d’intérêt suscité par les effets cumulés du bouleversement géopolitique régional des « printemps arabes », mais plus encore de la guerre au Yémen. À quoi il faut ajouter, sans que cela soit essentiel, les objectifs de diversification économique des pétromonarchies qui les incitent à multiplier leurs investissements à l’étranger.

Cet activisme golfien est souvent présenté comme nouveau en Somalie. Ce n’est toutefois pas le cas du Qatar dont la machine diplomatique est impliquée depuis l’arrivée au pouvoir à Mogadiscio brièvement (entre juin et décembre 2006) de l’Union des tribunaux islamiques (UTI). À cette époque, Doha présidait le Comité pour la Somalie au Conseil de sécurité des Nations unies. Après avoir entamé un dialogue avec l’UTI et rencontré son président Cheikh Charif Cheikh Ahmed en septembre 2006, l’émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani aurait entrepris plusieurs tentatives de réconciliation entre différentes factions après la chute de l’UTI. Toutes se sont révélées infructueuses. Plus tard en 2009, Cheikh Charif est élu à la tête du gouvernement fédéral de transition. Poussé par Doha à discuter avec les tenants d’une ligne dure, il finit par accuser les Qataris de soutenir les militants extrémistes d’Al-Chabab, reconnaissant toutefois quelques mois plus tard leur potentiel d’intermédiaires.

Ensuite, le Qatar a successivement aidé aux élections des présidents Hassan Cheikh Mohamoud en 2012 et Farmaajo en 2017. Fahad Yassin Haji Dahir, ancien correspondant d’Al-Jazira en Somalie et responsable de campagne de Farmaajo, aurait joué un rôle d’entremetteur entre ces deux présidents et Doha, d’où il rapportait d’importantes sommes d’argent. Nommé en 2018 chef adjoint des services de renseignement, il est le beau-frère de l’ambassadeur de Somalie au Qatar, Abdirisak Farah Ali (dit « Tayn »). La boucle est bouclée.

L’enjeu du contrôle des ports

L’espace occupé à Mogadiscio par Doha et Ankara (qui a également développé des relations privilégiées avec le pouvoir central) a notamment poussé Abou Dhabi, alors engagé auprès de Riyad au Yémen depuis 2015, à s’investir au Somaliland et dans les provinces autonomes afin de se positionner dans un espace géostratégique de premier plan, ce qui ne pouvait que pousser les autorités somaliennes à consolider leurs relations avec la Turquie et le Qatar.

Déjà engagés auprès des autorités du Puntland depuis 2010 dans le cadre de la formation des forces de police maritimes locales, les Émirats ont décroché en avril 2017 la gestion du port de Bossasso. P&O Ports (rachetée par la société d’État dubaïote DP World en 2006) devrait y investir 336 millions de dollars (305 millions d’euros) selon les termes de l’accord. Cependant, c’est du Somaliland que les Émirats se sont le plus rapprochés. Si DP World a obtenu la concession du port de la ville de Berbera, Abou Dhabi a également gagné le droit d’y construire une base militaire quelques mois plus tard seulement.

Hors du giron de Mogadiscio depuis bientôt 30 ans, Hargeisa aspire à la reconnaissance et ne cherche qu’à étoffer ses relations diplomatiques. Les Émirats les ont ainsi considérablement enrichis, consolidant encore un peu plus la position indépendantiste du Somaliland.

Depuis l’arrivée du nouveau président en février 2017, les tensions avec Abou Dhabi se sont accrues. En effet, l’appétit géopolitique émirati s’oppose frontalement à Farmaajo qui vise à centraliser le pouvoir aux dépens des provinces autonomes. C’est dans ce contexte qu’en avril 2018, les autorités somaliennes ont saisi 9,6 millions de dollars (8,72 millions d’euros) en provenance d’Abou Dhabi à l’aéroport de Mogadiscio. Selon les Émirats, cet argent était destiné à l’armée somalienne, mais le gouvernement fédéral a dénoncé le caractère frauduleux de cet argent, sans donner davantage de précisions. Résultat, le ministre de la défense somalien a annoncé la fin de l’accord militaire signé par les deux pays en 2014, avant que les autorités émiriennes ne décident officiellement de mettre un terme à leur programme d’entrainement à Mogadiscio, préservant cependant leur partenariat avec le Puntland. Quelques jours plus tard, le président du Puntland Abdiweli Mohamed Ali « Gaas » s’envolait pour Abou Dhabi pour une visite d’une semaine — infligeant alors un nouveau camouflet à l’autorité du gouvernement fédéral. Notons toutefois que Farmaajo prévoyait de se rendre aux Émirats pendant l’été dernier. Cette visite n’aura finalement pas eu lieu.

Le gouvernement somalien semble acquis à Doha, d’où l’annonce en août 2019 de la construction prochaine d’un port dans la ville d’Hobyo (province centrale du Galmudug) par la Qatar Ports Management Company à la suite d’une visite du ministre qatari des affaires étrangères Mohamed Ben Abdulrahman Al-Thani. Le montant de l’investissement n’a pas été dévoilé. Officiellement, ce projet vise à renforcer les relations bilatérales. Ce n’est toutefois pas le premier pays à signer un tel accord, les projets portuaires se sont multipliés au cours des dernières années. Si les Émirats ont mis la main sur les ports de Berbera et Bossasso, la Turquie contrôle celui de Mogadiscio et la China Civil Engineering Construction Corporation (déjà bien implantée dans la région du Puntland) a signé un accord en juin 2019 avec les autorités locales afin de construire un port dans la ville d’Eyl qui donne sur l’océan Indien.

Des médiations intéressées

Contrairement à ce que laissent entendre tous ces projets, il est peu probable que la Somalie devienne un hub portuaire majeur dans un futur plus ou moins proche. Malgré leur forte médiatisation, beaucoup de ces investissements ne verront très probablement jamais le jour. La situation sécuritaire instable (l’assassinat du directeur de P&O Ports de Bossaso en février 2019), le manque d’infrastructures, l’absence de marchés intérieurs et la concurrence des autres ports régionaux rendent peu probable leur matérialisation.

Suite au « succès » de la médiation saoudo-émiratie entre l’Éthiopie et l’Érythrée en 2018, Abou Dhabi souhaite résolument jouer au médiateur dans la Corne de l’Afrique, remplaçant le Qatar dans ce rôle. En 1999, Doha menait sa première médiation entre Khartoum et Asmara. En 2010, la pétromonarchie faisait signer un accord de résolution de conflit entre l’Érythrée et Djibouti, positionnant des troupes sur la zone revendiquée par les deux pays. Doha a également mené des pourparlers entre 2008 et 2016 entre Khartoum et des groupes rebelles au Darfour. Bien que les Qataris aient récemment montré de l’intérêt pour apaiser la dispute qui oppose Mogadiscio et Nairobi quant au tracé de leur frontière maritime, ce rôle de médiateur s’est considérablement amoindri en faveur d’Abou Dhabi, notamment suite à la crise du Golfe entre Doha et ses voisins qui dure depuis juin 2017.

Les Émirats aspirent à une pax arabica régionale. Ils pourraient ainsi capitaliser sur leurs bonnes relations avec le Somaliland et le Puntland pour diminuer leurs tensions frontalières. En avril 2019, Muse Bihi Abdi et Saïd Abdullahi Deni, respectivement à la tête de ces deux provinces — ou États, selon le point de vue —, ont effectué des visites concomitantes aux Émirats où ils auraient pu se rencontrer. Mais une telle médiation aurait peu de chance d’aboutir, car la rivalité est ancienne, régulièrement alimentée par une rhétorique belliqueuse qui donne épisodiquement lieu à des échauffourées entre forces armées.

Le prix le plus lourd

Bien que les pays du Golfe ne soient pas responsables des divisions entre Mogadiscio, ses cinq provinces autonomes et le Somaliland, ils ont sans aucun doute contribué à les exacerber. Ainsi, dans les mois qui ont suivi le début de l’embargo contre le Qatar, le Puntland, le Galmudug, l’Hirshabelle, et l’État du Sud-Ouest1 ont officiellement pris fait et cause pour les rivaux de Doha, s’opposant ainsi à Mogadiscio qui avait opté pour la neutralité. Cette querelle a ravivé une nouvelle fois l’insoluble problème du partage des pouvoirs entre la capitale et les États fédérés, et notamment des compétences en matière de politique étrangère.

Ailleurs dans la Corne de l’Afrique (Érythrée, Djibouti, Éthiopie, Kenya et Soudan), les rivalités golfiennes se font aussi sentir. Elles contribuent à accroître l’autonomie et les capacités d’action d’entrepreneurs politiques opportunistes et violents (tels Al-Chabab) qui tirent profit des divisions internes. C’est sans aucun doute la Somalie qui en paie le prix le plus lourd.

1Seul le Jubaland ne s’est pas exprimé à ce sujet, même si son président Ahmed Mohamed Islam « Madobe » est connu pour être proche des Émirats.

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